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Eusèbe – Histoire ecclésiastique – Introduction

1. Bibliographie.

2. Sources anciennes.

3. Vie et œuvres d’Eusèbe avant la paix de l’Église.

4. Nicée.

5. Après Nicée.

6. La mémoire d’Eusèbe.

7. Les remaniements de L’Histoire ecclésiastique.

8. Première rédaction.

9. Premier remaniement (deuxième édition de Schwartz).

10. Dernières corrections (troisième et quatrième édition de Schwarz).

11. Difficultés et objections.

12. Plan de l’Histoire ecclésiastique.

13. L’Histoire ecclésiastique et les traditions de l’historiographie grecque : 1° livres d’introduction ; 2° divisions en livres ; 3° les chapitres et leurs titres ; 4° les préambules.

14. Les sujets de l’Histoire ecclésiastique.

15. Ἡ διαδοχή.

16. Histoire et chronique.

17. Les extraits et leur critique.

18. L’ensemble.

19. Originalité et mérite d’Eusèbe.

20. Éditions de l’Histoire ecclésiastique.

21. Traductions diverses.

22. Le président Cousin.

1. — Il ne peut être question, dans cette introduction, de donner sur Eusèbe de Césarée une étude complète et digne de l’écrivain, digne surtout des services qu’il a su rendre à la postérité. L’admirable notice de LIGHTFOOT, dans A dictionany of Christian biography (t. II, Londres, 1880, 308-348), reste encore ce qu’on a écrit de plus juste et de plus pénétrant depuis TILLEMONT, Mémoires, pour servir à l’histoire ecclésiastique, t. V-VII, Paris, 1698-1702 1. On doit mettre à jour ce travail déjà ancien à l’aide des notices de E. PREUSCHEN, dans Realencyklopâdie fur protestantische Théologie, t. V (Leipzig, 1898), p. 603-618, et de Ed. SCHWAHTZ, dans Realencyklopädie der classischen Altertumswissenschaft, de Pauly et Wissowa, t. IV (Stuttgart, 1907), col. 1370-1439. La chronologie de sa vie et de ses œuvres a été déterminée par Ad. ILVRNACK, Die Chronologie der altchrisllichcn Lilcralur, t. II (Leipzig, 1904), p. 106-127 2. On trouvera une bibliographie détaillée dans les histoires de la littérature chrétienne, dont la plus récente est celle d’O. BARDENHEWER, Geschichte der altkirchlichen Literatur, t. III (Fribourg, 1912), p. 240-262.

2. — Acace, qui fut le disciple d’Eusèbe et son successeur à Césarée (330-366 env.), avait écrit un éloge de son maître qui est perdu (SOCRATE, II, H, 4). Les sources dont nous disposons pour retracer sa vie sont les écrits contemporains, d’Athanase et de Jérôme, par exemple la notice de saint JÉRÔME, De viris inl., LXXXI, qui contient une liste des ouvrages d’Eusèbe ; les récits des continuateurs d’Eusèbe, Socrate, Sozomène et Théodoret ; les actes des conciles et les dossiers qui s’y rapportent, notamment les procès-verbaux du IIe concile de Nicée (LARBE, Conc, VIII ; MANSI, XIII) ; les Antivrhetica du patriarche Nicéphore.

I — Eusèbe de Césarée

3. — Eusèbe naquit probablement en Palestine, à Césarée. C’est à Césarée, en tout cas, qu’il reçut les premiers enseignements de la doctrine chrétienne. C’est à Césarée qu’en 296, jeune homme, il vit Dioclétien et Constantin côte à côte (Vie de Const., I, xix). C’est à Césarée qu’il a connu le prêtre Pamphile. C’est à Césarée qu’il a été ordonné prêtre peut-être par Agapius (cf. Hist. eccl. VII, xxxii, 24-25). La date de sa naissance n’est pas connue. On ne peut la fixer qu approximativement, soit entre 275 et 280 (Preuschen), soit plutôt entre 260 et 265 (Lightfoot, Harnack, Schwartz, Bardenhewer). L’événement décisif de sa jeunesse fut sa rencontre avec Pamphile. C’était un Phénicien qui avait étudié à Alexandrie et qu’on avait fait prêtre de Césarée. Il avait recueilli la bibliothèque créée par Origène à Césarée et Pavait enrichie de ses propres acquisitions ou par des copies auxquelles Eusèbe dut travailler. Dans ces occupations, le futur historien prit le goût dupasse. Il y apprit la méthode philologique, telle que les Alexandrins l’avaient créée en vue de la critique homérique et qu’Origène l’avait adaptée à la critique biblique. Il s’imprégna aussi de la théologie d’Origène dont Pamphile était un chaleureux admirateur. Enfin Pamphile scella son enseignement par le martyre (310). Eusèbe se proclama son fils spirituel et fit toujours suivre son nom de celui de son saint ami, ὁ Παμφίλου.

Dans celte première période de sa vie, Eusèbe se livre à un travail considérable d’extraits et de notes. C’est sur ces bases qu’il rédige, en pleine persécution, toute une série d’ouvrages, quelques-uns fort étendus. Avant 303, suivant M. Harnack, dont nous citerons ordinairement les dates, en tout cas avant 307, Eusèbe répond à Hiéroclès, qui devait se faire un renom de persécuteur comme gouverneur d’Égypte 3. Étant à Palmyre, Hiéroclès avait opposé au Christ Apollonius de Tyane et, dans cet opuscule, avait, d’après Eusèbe. copieusement pillé ses devanciers, Celse surtout. C’est aussi vraisemblablement avant 303 qu’Eusèbe entreprit, un recueil d’anciens martyres antérieurs à la grande persécution (H. E., V, préf., 2 ; xx, 5; cf. DUCHESNE, Mél. de l’École fr. de Rome, V, 120). M. Harnack pense que, vers le même temps, une première édition de la Chronique était prête. Entre 303 et 305, Eusèbe publie les Eclogae prophetarum, recueil de prophéties de l’Ancien Testament relatives au Christ. À partir de 305, il commence à travailler à l’Histoire ecclésiastique. En 307, Pamphile est jeté en prison et compose une biographie apologétique d’Origène en six livres, à laquelle Eusèbe collabore et dont il écrit le dernier livre après la mort du martyr (310). Il y ajoute bientôt la biographie de Pamphile lui-même (310-312). Ces deux ouvrages sont perdus, mais nous avons le premier livre de l’Apologie pour Origène dans une traduction latine due à Rufin. En 313, il rédige les Martyrs de Palestine, en deux formes, dont la plus courte, destinée aux lecteurs de l’Histoire ecclésiastique, nous a été seule conservée intégralement. Peu après, les neuf premiers livres de l’Histoire ecclésiastique, après diverses étapes, étaient achevés dans leur forme actuelle Enfin aux alentours de la même date se placent trois grands ouvrages qu’Eusèbe dut rédiger simultanément et terminer après la paix de l’Église : la Préparation évangélique, dirigée contre les païens, prenant Porphyre à partie, pleine de citations de poètes et de philosophes païens qu’Eusèbe a ainsi conservées pour nous ; la Démonstration évangélique, contre les Juifs ; les trois livres du Désaccord des évangiles, conservés dans un abrégé et dans de longs fragments, où l’on retrouve la science d’Eusèbe en ancienne littérature chrétienne. Les deux premiers ouvrages sont dédiés à Théodote de Laodicée en Syrie, un arien de marque, qui était déjà évêque pendant la persécution (H. Ε., VII, xxxii, 23-24) et qui l’était encore en 333. Ils sont le remaniement et le démembrement d’une Institution générale élémentaire (Καθόλου στοιχειώδης εἰσαγωγή), dont les Eclogae prophetarum (Περὶ τοῦ Χρίστου προφητικαὶ ἐκλογαί) étaient primitivement les livres VI-IX.

4. — Pendant la persécution (303-313), Eusèbe était d’abord resté à Césarée, où il fut témoin des poursuites ordonnées par les gouverneurs Urbain et Firmilien. Il se trouvait à Tyr, quand cinq chrétiens furent livrésaux bêtes (VIII, ix, 4). Il finit par mettre sa vie en sûreté dans la Thébaïde. Quand il revint aussitôt après la paix, les gens de Césarée firent de lui leur évêque. Son rôle prend bientôt de l’importance. Non seulement on l’invite à parler dans des fêtes comme celle de la dédicace de la basilique de Tyr (vers 316; voy. n. sur X, iv, 1). Mais il entre en relations avec Constantin, devenu seul empereur en 323, qui admire l’étendue de son savoir et lui donne sa confiance. Eusèbe achève alors sa Chronique, que nous ne connaissons plus dans son intégrité que par des traductions, et son Histoire ecclésiastique, où il montre dans l’empereur le héros choisi par la Providence pour sauver l’Église chrétienne 4.

Le concile de Nicée (325) révéla publiquement la faveur de l’empereur ; son ouverture marque l’apogée de la carrière d’Eusèbe. L’évêque de Césarée fut chargé du panégyrique des vicennales. Il tenta d’être le guide du concile. Il avait apporté son symbole baptismal et comptait bien en faire celui de l’Église universelle. Il était également persuadé qu’Alexandre d’Alexandrie avait été injuste pour Anus. Ce n’est pas qu’il fut tout à fait du même avis sur les questions dogmatiques. Arius, comme son soutien Eusèbe de Nicomédie, était disciple de Lucien d’Antioche et établissait une différence radicale entre le Père et le Verbe. Eusèbe se contentait de subordonner le Verbe et d’en foire un dieu en sous-ordre. Cette notion d’un dieu secondaire était en faveur chez les théologiens du paganisme ; elle appartenait aux spéculations des mystiques et des hermétiques 5. Le subordinatianisme n’était pas moins répandu chez les chrétiens. Origène en avait fait un des points principaux de sa doctrine 6. Eusèbe avait recueilli cette tradition de son maître. Pour lui, le Christ est un dieu sorti de Dieu, mais non un véritable dieu 7. Cela était le fond de sa pensée, qu’il ne livrait qu’à bon escient. Son symbole, qui était sans doute une recension personnelle du symbole baptismal de Césarée, avait des formules moins arrêtées 8. Le concile prit ce texte pour canevas, mais avec des suppressions significatives : πρωτότοκα πάσης κτίσεως, πρὸ πάντων αἰώνων ἐκ τοῦ Θεοῦ πατρὸς γεγεννημένον. Il fit des additions qui changeaient totalement la doctrine : Θεὸν ἀληθινὸν ἐκ Θεοῦ ἀληθινοῦ, ὁμοούσιον τῷ πατρί. En somme, Eusèbe devait s’effacer devant Alexandre et Athanase. Le concile fut pour lui aussitôt le commencement des discussions, d’abord avec Eustathe d’Antioche.

5. — Nous ne le suivrons pas dans les incidents que l’on trouve racontés dans toutes les histoires de l’Église. On peut distinguer deux phases dans les luttes soutenues par Eusèbe. Dans la première, l’évêque de Césarée montre une certaine réserve. Il prend part à une série de synodes, celui d’Antioche, qui dépose Eustathe (331) ; celui de Césarée, qui tente de déposer Athanase (334), et celui de Tyr, qui y réussit (335). Eusèbe préside, ou du moins assiste, mais ne paraît pas au rang des plus ardents. La deuxième phase est presque une lutte personnelle entre lui et Marcel d’Ancyre. Elle débute avec le concile de Jérusalem et les cérémonies de dédicace des lieux saints, en 330. Elle se poursuit la même année à Constantinople, dans le synode qui condamne Marcel. Eusèbe écrit alors très rapidement ses deux livres Contre Marcel. Puis il reprend à loisir ce premier travail et dirige contre Marcel ses trois livres De ecclesiastica theologia, dédiés à Flacillus, évêque d’Antioche de 333 à 342. Ce fut un des derniers travaux d’Eusèbe.

Mais toute son activité n’était pas absorbée par les querelles dogmatiques et la polémique. La paix de l’Église permit à Eusèbe des travaux de longue haleine sur l’Écriture. Il nous est resté d’un grand ouvrage de géographie biblique une liste de noms de lieux de la Bible, l’Onomasticon. Il avait composé une description de la Judée et un plan de Jérusalem. La mosaïque trouvée, il y a quelques années, à. Madaba peut se rattacher plus ou moins directement à ce travail 9. Surtout Eusèbe écrivit des commentaires, sur les Psaumes, sur Isaïe. De ces longs ouvrages, les Chaînes nous ont conservé des fragments. Il avait établi une concordance des paragraphes des évangiles ; ce sont les « canons des évangiles», que saint Jérôme a reproduits et perfectionnés. La bibliothèque de Césarée était en même temps un atelier. Elle eut à fournir d’un seul coup à Constantin cinquante évangéliaires pour les églises de la nouvelle capitale. Au xvie siècle, Eusèbe eût été un imprimeur philologue, quelque peu hérétique.

Eusèbe aimait beaucoup à se copier. On a dit que c’était par vanité. C’était plutôt par habitude de compilateur. Un ouvrage que M. Harnack met à la fin de sa vie, pour de bonnes raisons, et qui paraît inachevé, la Théophanie, est un exemple de cette habitude. Des cinq livres, le quatrième semble être une nouvelle édition du traité de l’accomplissement des prophéties. Le cinquième reproduit l’essentiel du livre III de la Démonstration. Les trois premiers enfin font de larges emprunts au panégyrique de Constantin. La Théophanie n’existe plus en entier que dans une version syriaque.

Le 27 mai 337, Constantin mourut. Eusèbe ne pouvait faire moins que d’écrire sa vie. Il y consacra quatre livres que nous avons encore et où il reproduit parfois des morceaux des derniers livres de l’Histoire ecclésiastique. C’est un « document de son enthousiasme pour ce qu’il considérait comme les bonnes actions de l’empereur défunt, et de son habileté à dissimuler les autres. Le meurtre de Crispus et celui de Fausta n’y ont pas laissé de trace ; l’auteur a trouvé le moyen de raconter les conciles de Nicée et de Tyr, avec les événements ecclésiastiques qui s’y rattachent, sans prononcer le nom d’Athanase et d’Arius. C’est le triomphe de la réticence et de la circonlocution 10 ». Nous ne devons pas oublier que l’ouvrage n’est pas une biographie, mais un éloge funèbre, dans lequel, d’ailleurs, le bon archiviste qu’est Eusèbe ne peut se tenir d’insérer de longs documents. Eusèbe avait célébré à Nicée, en 325, le vingtième anniversaire (uicen-nalia) de l’accession de Constantin à l’Empire. Il célébra le trentième à Constantinople, en 335, dans un discours que nous possédons. À ce groupe d’écrits se rattache le Discours de Constantin à la sainte assemblée. L’attribution a donné lieu à des discussions probablement insolubles. On hésite entre Constantin, aidé de sa chancellerie, Eusèbe, et un faussaire d’époque postérieure. L’œuvre est, en tout cas, fort curieuse avec ses citations de livres sibyllins et sa traduction de la quatrième églogue de Virgile.

Les relations d’Eusèbe avec la famille impériale étaient anciennes. Nous devons à la querelle iconoclaste la conservation d’un long morceau d’une lettre à Constantia, sœur de Constantin. Elle était alors Augusta, c.-à-d. femme de Licinius. La lettre est donc antérieure à 324. Constantia était une arienne de la stricte observance. Cependant, malgré la répugnance de ce milieu pour les images, elle demandait à Eusèbe des portraits du Christ et de saint Paul. Eusèbe refuse et l’incite à s’élever de la considération de l’humanité du Christ à celle de sa divinité. Une autre fois, Eusèbe écrit à Constantin pour lui donner des explications sur la fête de Pâque. Nous pouvons prendre là une idée des relations de l’évêque et de l’empereur. On s’est beaucoup scandalisé de cette amitié. Eusèbe n’en a jamais tiré parti. Il a peu vu Constantin, une fois probablement à Nicomédie, après la défaite de Licinius, puis à Nicée, enfin à Jérusalem, lors de la dédicace du saint sépulcre. Nous ne comptons pas le jour où, perdu dans la foule, il le vit à Césarée aux côtés de Dioclétien. D’autres évêques méritent le nom d’évêque de cour ; ce n’est pas lui. Voilà peut-être en quoi consiste la modestie que Constantin prisait tant chez Eusèbe. Eusèbe a beaucoup loué l’empereur. Mais son admiration était sincère. Il faudrait avoir vécu dix ans pendant la grande persécution, avoir connu Galère, Maximin et leurs fonctionnaires, avoir entendu les cris de mort des foules païennes pour se croire le droit de le blâmer.

Un autre trait de son caractère est plus critiquable, cette facilité à glisser entre les partis, dont il donna une preuve à Nicée. Peut-être n’a-t-on pas toujours très bien compris ce rôle. Eusèbe ne pouvait pas sortir de la théologie puisée dans les œuvres d’Origène. Elle faisait corps avec son esprit. Il est, en même temps, un homme d’Église, homme de tradition et d’autorité, un homme d’étude, éclairé par l’histoire sur l’issue des conflits humains, enfin un personnage grave, d’habitudes sédentaires et tranquilles. Il acceptera toute formule qui ne heurte pas absolument ses convictions. Seulement il mettra sous les mots un sens auquel ne songeaient pas les rédacteurs du texte. Eusèbe a l’air souple. Au fond,il est obstiné. Mais il aime la paix.

Le martyrologe syriaque, qui repose sur un calendrier de Nicomédie, indique le 30 mai pour le jour de sa mort. En 341, de mai à septembre, son successeur Acace se trouve au synode d’Antioche. L’année de la mort est donc 338, 339 ou 340.

6. — La mémoire d’Eusèbe a passé par des fluctuations qu’explique son attitude. Dans les premiers temps, il fut suspect aux écrivains orthodoxes. Saint Jérôme, qui lui doit tant, l’appelle le chef et le porte-étendard de la faction arienne, le champion de l’impiété. La querelle de l’origénisme ne fut point favorable à un disciple si ardent du grand Alexandrin. Un peu plus tard, au ve siècle, une opinion plus modérée cherche à se faire jour. Socrate constate qu’il avait eu une réputation de duplicité (H. Ε., I, xxiii), mais il cherche à prouver son orthodoxie (II, xxi). Gélase de Cyzique admire son amour de la vérité et de l’antiquité ecclésiastique. Mais, en Orient, ce mouvement de faveur fut arrêté par la controverse des images.

Les iconoclastes, non sans raison, déférèrent sa lettre à Constantia. Le second concile de Nicée (787) révoqua en doute son orthodoxie et sa sincérité. Le patriarche Nicéphore le prit violemment à partie. Photius résume l’opinion de l’Église orientale en le déclarant arien, catégoriquement (Ep., 73). Les copistes de ses manuscrits ajoutent en marge des notes injurieuses ou corrigent sans gêne un texte dont ils réprouvent les erreurs doctrinales (voy. Ι,ιι, 3; 21 ; m, 18 ; γ, 1 ; etc.).

En Occident, le décret attribué au pape Gélase se contente de formuler des réserves : « Item Chronica Eusebii Caesariensis atque eiusdem historiae ecclesiasticae libros, quamuis in primo narrationis suae libro tepuerit, et post in laudibus atque excusatione Origenis scismatici unum conscripserit librum, propter rerum tamen singularum notitiam quae ad instruclionem pertinent, usque quaque non dicimus renuendos 11 » On voit que la concession est faite, quoique d’assez mauvaise grâce. Ce sont toujours l’origénisme et la tendance subordinatienne, si sensible dans le premier livre de l’Histoire ecclésiastique, qui arrêtent les scrupules de l’orthodoxie. Dans la Notitia librorum apocryphorum, qui suit le document, on trouve simplement : « Historia Eusebii Pamphili apocrypha 12 ».

Eusèbe de Césarée figure au martyrologe hiéronymien, à la date du 21 juin. Il ne faudrait pas en conclure à une réhabilitation occidentale du personnage. Le martyrologe hiéronymien a incorporé divers documents, entre autres un martyrologe oriental dont nous pouvons nous faire une idée par un ménologe syriaque daté de 412. Or ce martyrologe oriental dépend partiellement d’Eusèbe. L’auteur a dû tirer des notices des œuvres d’Eusèbe, de son ancien recueil d’actes de martyrs entre autres. Bien plus, ce martyrologe, qui semble avoir été rédigé à Nicomédie ou dans cette région très arienne, exclut les évêques orthodoxes de l’époque et admet un Anus, prêtre d’Alexandrie, qui paraît bien être l’hérésiarque. Le compilateur du martyrologe hiéronymien ignorait tout cela et a pu aider à rendre acceptable le nom d’Eusèbe de Césarée auprès des rares Occidentaux que le personnage pouvait intéresser. Mais ce n’est pas pour Eusèbe un brevet d’orthodoxie que de figurer dans cette compilation, loin de là 13.

On sait ce qui advint de l’Histoire ecclésiastique en Occident. Traduite et remaniée par Rufin vers 403, réduite à neuf livres par la fusion des deux derniers, augmentée de deux livres originaux qui racontent l’histoire de 325 à 395, date de la mort de Théodose, elle a été très souvent copiée, surtout à partir du xiie siècle, à en juger par les manuscrits qui nous restent 14. Elle a été aussi abondamment exploitée par les fabricants de chronique universelle et d’annales. Il fallut attendre jusqu’en 1544 pour que le véritable Eusèbe reparût à Paris par les soins de Robert Estienne.

II — L’hisoire ecclésiastique

7. — L’Histoire ecclésiastique a été sur le chantier pendant quatorze ans, peut-être pendant vingt ans. Au cours de cette longue élaboration, Eusèbe n’a pas été sans modifier ses plans, sans retoucher ce qu’il avait écrit. Ces aimées sont les années décisives de l’histoire ancienne du christianisme. Les événements imposaient à l’historien de nouveaux cadres et de nouveaux jugements. Nos manuscrits sont les témoins de ces changements. Un coup d’œil superficiel montre qu’ils ne représentent pas tous le même état de l’ouvrage. AEMRT ont le recueil de documents du Xe livre ; BD ne l’ont pas. AERT ont les Martyrs de Palestine ; BDM ne l’ont pas. La rédaction, telle que nous la lisons, contient des retouches évidentes, des contradictions, des additions. En combinant les différences des mss. et les traces de remaniement, M. Schwartz a reconstitué quatre états successifs qu’il appelle, d’ailleurs assez improprement, quatre éditions de l’Histoire ecclésiastique. Nous allons d’abord exposer brièvement ses conclusions 15.

8. — Dans la première forme, l’Histoire ecclésiastique n’avait que les huit premiers livres. Sur ce point, M. Schwartz s’écarte de l’opinion générale de ses devanciers qui considéraient les sept premiers livres comme le noyau original de l’ouvrage. Cependant M. Mancini, au milieu de thèses contestables, était arrivé déjà au même résultat 16. Cette première rédaction s’achevait sur l’édit de Galère, qui était la palinodie annoncée par Eusèbe en divers passages (παλινῳδία : H. E. . VIII, xiii, 8; xvi, 1 ; xvii, 2; IX, ι, 1 ; M. P., xiii, 14). Il serait intéressant de savoir quand Eusèbe a commencé son travail. On doit regretter que nous n’ayons sur ce point que des données assez fuyantes. Dans sa préface, il parle du « secours miséricordieux et bienveillant qui est venu, à la fin, de notre Sauveur », τὴν ἐπὶ πᾶσι, ἵλεω καὶ εὐμενῆ τοῦ σωτῆρος ἡμῶν ἀντίληψιν (Ι, ι, 2). Ces paroles désignent, d’après M. Schwartz, l’édit de tolérance de 311. M. Harnack croyait, au contraire, qu’elles désignent le secours général accordé aux chrétiens par la Providence dans tout le cours de leur histoire. Mais les termes mêmes ne sont pas favorables à cette interprétation. Car ἐπὶ πᾶσιν s’oppose à ἐπὶ τούτοις dans l’énumération d’Eusèbe, et la tradition des prologues chez les historiens donne à ces expressions un sens local marquant la progression du récit 17. Cela ne prouve nullement qu’Eusèbe envisageait, dès le début, la paix de Galère. Il a pu rédiger le prologue après l’achèvement du livre IX. Un autre argument est un peu plus concluant. Maximin Daïa lit fabriquer de faux Mémorables de Pilate et du Christ (IX, v, 1 ; vii, l). Cette composition est certainement postérieure à l’édit de 311, et se rapporte à la reprise de persécution qui est particulière à Maximin. Or Eusèbe, au début de son œuvre (I, ix, 4), relève une erreur chronologique des « Mémorables de notre Sauveur ». De part et d’autre, il emploie le même terme, Ὑπομνήματα, qui avait une valeur précise dans la terminologie des Anciens. Ces Mémorables ont été, dit-il, fabriqués tout récemment, χθὲς καὶ πρῴην 18. On est tenté d’y reconnaître le même ouvrage. C’est ce que fait M. Schwartz. Dès lors, Eusèbe a commencé à rédiger son œuvre à-la fin de 311 ou au début de 312. Il faut cependant encore admettre que les phrases du premier livre n’ont pas été ajoutées après coup.

Le terme de cette première rédaction peut être fixé avec plus de certitude. Il se place entre l’édit de tolérance et le fort de la persécution de Maximin. Quand Eusèbe achève le neuvième livre, il ne soupçonne pas encore l’importance de cette persécution. Il rattache au récit delà grande persécution quelques exécutions postérieures à l’édit de 311 : celles de Silvain d’Émèse, de Pierre d’Alexandrie (24 nov. 311), de Lucien d’Antioche (7 janv. 312). Il les mentionne de nouveau dans le récit du dixième livre (VIII, xii, 2,3,7 ; IX, vi). Cette répétition ne s’explique que par l’intention d’Eusèbe de clore d’abord son Histoire avec le livre VIII.

Voilà donc au moins une certitude. Eusèbe écrivait son livre VIII dans le courant de 312. Manifestement son récit est alors contemporain des événements. Il tait les noms propres, ceux des empereurs vivants, et même souvent, ce qui est plus singulier, ceux des martyrs. Galère n’est nommé que dans l’intitulé d’un édit. Dioctétien n’est pas nommé davantage dans le récit proprement dit ; son nom ne paraît que dans des documents officiels, dans une date, dans une indication chronologique. C’est un principe de style, dit M. Schwartz, dont Eusèbe se départira en écrivant le livre X.

Enfin le livre VIII est antérieur à la chute de Maximin, en 313, puisqu’il n’en parle pas. On voit entre quelles limites étroites M. Schwartz resserre la composition des huit premiers livres de l’Histoire ecclésiastique, entre le 30 avril 311 et le 30 avril 313 environ. Ce furent deux années bien employées. M. Schwartz remarque que les tables chronologiques d’Eusèbe et ses collections d’extraits avaient préparé les matériaux et qu’Eusèbe η avait plus qu’à écrire.

9. — Certains passages du livre VIII pourraient faire difficulté : M. Schwartz va au-devant des objections en supposant que la seconde édition comportait des remaniements dans VIII, xiii-xv. C’est sous cette forme remaniée que nous lisons aujourd’hui ces chapitres. Dès lors, Eusèbe s’est départi de sa règle de style concernant les noms propres : les excès de Maximin et de Maxence sont décrits sous leur nom. Eusèbe compose désormais pendant la paix et sait que la persécution a duré dix ans (VIII, xv, 1). Aux brèves indications sur les martyrs de Maximin, Eusèbe coud un long épisode (VIII, xiii, 12-xv), que précède une introduction de style (VIII, xiii, 9-11). Ce morceau est une interpolation. Car la phrase qui le précède (VIII, xiii, 8) annonce la « palinodie », laquelle n’est racontée qu’à partir du chap. xvi. La première phrase de ce chapitre xvi a dû encore être retouchée ; car il y est question des dix années de la persécution. Tout ce morceau était, par les éloges donnés à la famille de Constantin et par divers détails, un début pour Eusèbe dans la littérature officieuse.

À la seconde édition appartenait aussi le neuvième livre, qui racontait en détail la persécution de Maximin, la mort du tyran et la lin de ses complices. Comme il convenait, une doxologie terminait le récit 19. Celui-ci était suivi du recueil de constitutions impériales (X, v-vii). La victoire du Pont Mulvius était essentiellement un triomphe politique. Maxence n’avait pas persécuté les chrétiens. Mais son vainqueur avait suivi à leur égard une politique bienveillante et réfléchie ; il s’acheminait vers le pouvoir suprême, écartant tous ses collègues ; on attendait beaucoup de lui. L’extension qu’Eusèbe donnait à son Histoire est le témoin de ces espérances. La dernière donnée chronologique de ce remaniement est la convocation au concile d’Arles, pour le 1er août 314 (X, v, 23). Licinius paraît derrière Constantin, sympathique aux chrétiens, uni à son collègue. M. Schwartz conclut que cette deuxième « édition » est de 315, quand, après une première rupture, les deux Augustes se sont entendus et ont pris le consulat en même temps. La convocation est nécessairement antérieure au 1er août, et postérieure au 15 février 314, date de la sentence d’Aelianus sur Félix d’Aphthonge 20. Quoi qu’il en soit, c’est avant la rupture avec Licinius qu’Eusèbe a écrit le neuvième livre et composé le recueil de documents.

10. — Le 3 décembre 316, Dioclétien mourut 21. Cet événement incita Eusèbe à remanier ce qu’il avait dit dans le livre VIII du sort des quatre princes associés en 303. C’est ainsi qu’il donna au chap. xiii de ce livre une forme si peu cohérente. Un autre événement, survenu à la même époque, entraîna une extension nouvelle de l’ouvrage. Eusèbe ajouta un dixième livre pour y insérer le sermon de la dédicace de la basilique de Tyr. Dès lors, les documents, qui précédemment, à la fin du neuvième livre, faisaient pendant à l’édit de 311 placé à la fin du VIIIe, furent rejetés après le discours. Ce remaniement a laissé une trace dans X, ii, 2, où le recueil est annoncé comme s’il suivait immédiatement. Cette annonce provient d’une rédaction antérieure à l’insertion du sermon de Tyr. Cette forme de l’Histoire est la troisième édition de M. Schwartz.

Enfin, après la défaite et la mort de Licinius, Eusèbe reprit son ouvrage. Il ajouta le récit de ces événements au livre X (ch. viii-ix). Il écarta définitivement l’ancienne conclusion du livre IX, la doxologie et le recueil de documents. Le texte fut revu pour que le nom et les éloges de Licinius en fussent éliminés. Ce travail, d’ailleurs irrégulièrement accompli, est une véritable damnatio memoriae littéraire 22. Certaines expressions des empereurs, sur l’obstination des chrétiens, auraient pu offenser les oreilles pies. Eusèbe les fit disparaître 23. Pour le même motif, probablement, il supprima la lettre dé Sabinus, le préfet du prétoire de Maximin (IX, i, 3-6). Enfin il effaça une phrase qui rendait Galère responsable de la grande persécution (VIII, xvi, 2). Sous Constantin, dans le monde de la cour, il était entendu que Dioclétien était le grand coupable ; voy. Vie de Constantin, I, xxiii.

L’état dans lequel nous lisons l’Histoire ecclésiastique est donc de peu postérieur à la défaite et à la mort de Licinius (324). On ne trouve pas trace du concile de Nicée et des tricennales de Constantin (325), On peut donc avec sûreté dater cette dernière rédaction.

Après avoir si souvent remanié et retouché son œuvre, il semblait qu’Eusèbe eût dû la laisser reposer. Mais en 326, le César Crispus est mis à mort, Il était associé à son père dans le récit de la victoire remportée sur Licinius (X, ix, 4 et 6). Eusèbe corrigea son exemplaire. Nos manuscrits n’ont pas trace de ce suprême repentir. Mais la traduction syriaque en témoigne.

Telle est dans ses grandes lignes l’hypothèse de M. Schwartz sur les « quatre éditions ». Tout n’en est pas parfaitement certain. Mais ceux qui voudront l’étudier de plus près chez le savant allemand me sauront gré de leur en avoir facilité l’accès.

11. — On peut regretter surtout le caractère systématique de ces déductions. On leur substituerait volontiers le développement progressif d’une œuvre sans cesse en élaboration jusqu’au moment où le concile de Nicée, les querelles dogmatiques, les rivalités ecclésiastiques absorbent l’attention et l’activité d’Eusèbe.

La place que fait M. Schwartz à l’appendice du livre VIII, ancienne conclusion, n’est pas nette. Ce morceau ne peut être antérieur à VIII, xiii, 11, qui annonce l’abdication de Dioclétien et de Maximien, sans parler de leur mort. L’appendice, § 2, se réfère expressément à cette phrase. Le texte du chap. xiii contient deux fois la mort de Constance et l’avènement de Constantin (§§ 12 et 13-14). Il réunit probablement deux rédactions successives. L’appendice en donne une troisième (§§ 4-5). M. Schwartz a très bien vu que 13-14 représente l’état définitif de la pensée d’Eusèbe : Constantin y est fait empereur, non seulement par la volonté des soldats, mais aussi par la grâce de Dieu. Eusèbe, après la catastrophe de Licinius, a reconnu tout à fait les vues de la Providence. Mais l’appendice a été écrit après la mort de Dioclétien ; car il la mentionne, tandis que le texte de VIII, xiii n’y fait point allusion. Il faut donc dater l’appendice de 317 et supposer un remaniement ultérieur qui aura éliminé cette conclusion. Ce remaniement ne peut être que l’adjonction des chap. viii et ix du livre X. Ils contenaient l’éloge de Constantin sur lequel devait se terminer l’ouvrage. Ce que M. Schwartz appelle la troisième édition devait encore avoir l’appendice. Car il fallait une conclusion « constantinienne », que le discours de la dédicace ne fournissait pas. On peut même se demander si M. Schwartz n’abaisse pas trop la date de ce discours (316 environ). Quoi qu’il en soit de ce point, l’étude comparée du chap. xiii et de l’appendice permet de classer ainsi les rédactions, en parlant de la plus ancienne : 1° VIII, xiii, 11-12 : abdication de Dioclétien et de Maximien (305), mort de Constance et élévation de Constantin (306) ; 2° appendice écrit après la mort de Dioclétien (316) ; 3° antérieurement ou postérieurement discours de Tyr ; 4° addition de X, viii-ix ; rédaction nouvelle du récit de la mort de Constance et de l’élévation de Constantin (VIII, xiii, 13-14) ; élimination de la conclusion du livre VIII qui devient notre appendice 24 »

Si cette hypothèse est juste, on voit qu’Eusèbe a procédé par retouches successives, sans, une rigueur logique absolue. On voit aussi que là toute première rédaction n’avait rien sur la fin de Dioclétien, et qu’elle montrait pour Constance et Constantin une sympathie qui n’allait pas jusqu’à en faire les instruments de la Providence.

Une dernière objection peut être faite au système de M. Schwartz. Les huit premiers livres auraient été rédigés immédiatement après la persécution de Dioclétien et Galère. Eusèbe pouvait envisager d’ensemble l’épreuve que l’Église venait de traverser, une « persécution telle qu’elle n’en avait pas encore vu ». Or les sept premiers livres ne laissent rien sentir de cette impression. C’est en approchant du terme du livre VII que le ton change. Pamphile vient d’être misa mort ; Eusèbe se propose d’écrire sa vie (VII, xxxii, 25). Il repasse par les épreuves partagées. Il devient frémissant et emphatique. Ce changement de style est dû à l’émotion du témoin ; mais comment rester t-il calme à propos d’événements semblables du passé 25 ? La persécution dont il était le spectateur aurait dû lui suggérer la même rhétorique dans le récit des persécutions antérieures. On trouvera peut-être plus naturel de penser que les livres I-VII, dans leur ensemble et sauf corrections, ont été rédigés avant 303.

12. — En tout cas, l’Histoire ecclésiastique se divise nettement en deux parties que le style et le ton ne sont pas seuls à faire reconnaître. Les sept premiers livres racontent l’histoire depuis l’Incarnation jusqu’à la fin du IIIe siècle. Ils sont un mélange inégal de récit et d’extraits, au point que les extraits surpassent le récit. À partir du livre VIII, Eusèbe n’insère plus dans son œuvre que des documents officiels, rescrits ou constitutions d’empereurs. Il ne fait d’exception que pour Philéas de Thmuis (VIII, x). Il forme même avec une partie des documents officiels un supplément distinct du récit (X, v--vii). Les Anciens établissaient assez rigoureusement la distinction de l’histoire ancienne et de l’histoire contemporaine.

Le plan suivi par Eusèbe est très naturel. Après une préface générale (I, i), le premier livre, qui est qualifié d’introduction (II, préf., (ως ἐν προοιίῳ), traite de la « théologie » du Christ, c.-à-d. de sa nature divine et de sa relation avec le Père, puis de son « économie », c.-à-d. de ses manifestations terrestres, d’abord aux saints de l’Ancien Testament. Ces origines démontrent une des thèses traditionnelles de l’apologétique, l’ancienneté du christianisme. L’ensemble de ces chapitres (I, ii-iv) forme une préparation préliminaire (I, ν, 1, προκατασκευήν), comme une introduction dans l’introduction. Le reste du livre est l’histoire de Jésus et de sa prédication. Eusèbe y combine les renseignements des évangiles et de Josèphe. Il fait appel à Julius Africanus pour résoudre les difficultés chronologiques des évangiles. Il termine par la correspondance du Christ avec Abgar.

Avec le deuxième livre commence le récit proprement dit de l’histoire ecclésiastique. Aussi est-il pourvu d’un court prologue. Il n’y a pas de prologue aux autres livres de la première partie, III-VI. Nos éditions en ont un au Ve, mais c’est par l’effet d’une erreur. Robert Estienne, qui a établi les divisions, a été trompé par deux phrases qui ont l’allure d’une préface (VII, préf., 3-4) : « D’autres, dans leurs récits et leurs histoires, se sont bornés à transmettre par écrit les victoires... Notre livre proclamera les résistances des athlètes de la religion... » Ces réflexions viennent après les dates et l’annonce du récit de la persécution. Elles servent simplement à préparer le lecteur à l’histoire des martyrs de Lyon : « La Gaule fut le pays où fut célébré le stade de ceux dont nous parlons ». Ce septième livre est loin de ne contenir que des récits de persécution. Au contraire, la préface du livre II en est bien réellement une. Elle s’applique à tout ce qui suit, jusqu’à un nouveau prologue 26. Par une fidélité à certaines traditions de la littérature érudite, Eusèbe indique ici ses sources, comme l’a fait par exemple Pline l’Ancien. C’est le seul endroit chez lui ; car la mention de Denys d’Alexandrie, au commencement du livre VII, tient au caractère particulier de ce livre, sorte de supplément, tiré des lettres de Denys, pour faire suite au livre VI.

Le second livre embrasse l’âge apostolique, depuis l’Ascension jusqu’au début de la guerre de Judée. Les Actes des. apôtres ne fournissent pas seuls la trame de ce livre, mais aussi tout d’abord Josèphe, et Philon, puis Hégésippe, Justin, quelques autres. Comme dans le premier livre, Eusèbe s’attache à montrer l’accord des évangiles avec les récits de Josèphe. Il ne le fait pas toujours sans erreur. On doit remarquer que Philon a sa notice, comme s’il était un auteur chrétien. Dans d’autres ouvrages, Eusèbe est très redevable à Philon.

Les trois livres suivants ne forment pas chacun ni un tout chronologique ni un tout historique. De quelque manière qu’on les considère, on y voit une suite uniforme et continue, réglée par la même méthode. Le livre IV commence avec la particule δὲ. H en est de même d’ailleurs du livre VI et il y répond à un μὲν de la dernière phrase du livre V : καὶ ταῦτα μὲν τοῦτον ἱστορήσθω τὸν τρόπον. Mais le livre VI paraît avoir une certaine unité parce qu’il y est surtout question d’Origène. Ce grand homme méritait une large place et Eusèbe n’était pas disposé a la lui mesurer. Cependant à côté de lui, Denys d’Alexandrie occupe la scène avec d’autres moindres personnages.

La situation du livre VII est plus spéciale. D’abord il a une préface, où Eusèbe annonce ce qu’il mettra dans son livre. Cette préface débute par la désignation du livre avec son numéro d’ordre : Τὸν ἕβδομον τῆς ἐκκλησιαστικῆς ἱστορίας. Nous ne retrouvons une telle indication qu’au commencement XLI du huitième livre et au commencement du dixième. Enfin ce livre est presque exclusivement formé d’extraits des lettres de Denys d’Alexandrie : « Il est significatif que les quarante dernières années de cette période, quoique contemporaines de l’historien, sont expédiées dans un seul long chapitre. C’est une période de progrès tout à fait rapides, mais silencieux ; pour la première fois, l’Église était clans l’heureuse situation de n’avoir pas d’histoire 27. » Cependant Denys avait été déjà cité dans le livre VI. Mais dans cette période «« silencieuse », l’œuvre d’Anatolius sur la Pâque, la fin de l’affaire de Paul de Samosate, les débuts du manichéisme sont à peu près tous les événements notables que nous connaissions. Nous n’avons aucun moyen de compléter Eusèbe ou de le convaincre de négligence. Il ne faut pas oublier que cette période est pour l’histoire politique un temps de troubles intérieurs inexprimables et d’attaques barbares sur toutes les frontières ; c’est la période des « trente tyrans ». Les circonstances n’étaient pas favorables, soit à une politique résolue contre le christianisme, soit à des spéculations théologiques. Le seul mouvement intellectuel important a été provoqué auparavant, par Plotin, mort en 270. Porphyre le continue. En même temps, il écrit contre les chrétiens. Eusèbe le cite à propos d’Origène (VI, xix). Ailleurs, dans la Préparation évangélique, il a tenté de le réfuter. Il aurait pu citer la réponse de Méthode d’Olympe, qui mourut pendant la persécution de Dioclétien. Méthode avait attaqué les doctrines d’Origène : Eusèbe garde sur lui un silence de mort. Voilà tout ce qu’on pourrait ajouter au septième livre de l’Histoire ecclésiastique.

À la fin de ce livre, Eusèbe annonce qu’il va raconter l’histoire contemporaine et résume en une phrase le sujet des livres précédents (VII, xxxii, 32). Cette partie a donc un épilogue, comme au livre II elle avait un prologue. Elle forme pour l’écrivain un tout bien cohérent.

Le livre VIII a un court prologue, presque dans les mêmes termes que l’épilogue précédent. On y trouve le sujet des sept livres précédents et l’annonce de celui du huitième livre, lequel est désigné par son numéro d’ordre, ἐν ὀγδόῳ τούτῳ συγγράμματι.

En outre, le premier chapitre est une vue générale sur la situation de l’Église dans l’Empire et sur sa décadence intérieure, avant la grande persécution. Ce prologue rappelle, mais non pas par le talent, ceux des petits écrits de Salluste, lesquels se rattachent à la tradition d’Isocrate et d’Éphore.

Sur le contenu et l’agencement des livres VIII-X, nous avons déjà fait toutes les constatations et les conjectures possibles à propos du développement de l’œuvre d’Eusèbe. Notons seulement les points suivants. Le livre VIII, récit de la persécution de Dioclétien et de Galère, avait une conclusion, dont l’histoire est complexe et incertaine. Le livre IX, récit de la persécution de Maximin, a été ensuite ajouté sans prologue ; alors la conclusion du livre VIII a été supprimée et les deux livres formaient ainsi une suite ininterrompue, comme les livres II-VI. Dans cette forme, les livres VIII-IX faisaient un tout, conclu par une doxologie, les documents restant en dehors. Enfin l’adjonction du livre X, sermon de Tyr et catastrophe de Licinius, a conduit Eusèbe à transformer la doxologie en transition, en tête du dixième livre. Dans les premières lignes, le dixième livre est désigné par son numéro d’ordre, τὸν δέκατόν τόμον. Ce livre se termine par une peinture de la prospérité de l’Église sous Constantin ; elle est une conclusion naturelle.

13. — Eusèbe est, dans la disposition de son œuvre, tributaire de l’historiographie antérieure.

. Le rapport de l’Histoire ecclésiastique avec d’autres ouvrages a été peu éclairci. Des recherches récentes permettent de le préciser, en attendant que l’on fasse de ce sujet une étude particulière.28. Comme l’Histoire ecclésiastique, les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse, qui écrivait sous Auguste, ont un livre préliminaire, le livre I, contenant un choix de faits de l’histoire d’Italie, introduction à l’histoire propre de Rome. Le livre II a un prologue qui résume le livre I, alors que les livres suivants se succèdent sans aucune autre distinction que leur titre. Le rapport du premier livre aux suivants est donc exactement le même dans Denys et dans Eusèbe. La disposition de l’ouvrage est identique. Le type était déjà fixé quand Denys entreprenait son œuvre. Les « Histoires » (Ἱστορίαι) de Polybe, un ami de Paul Émile et des Scipions, étaient une histoire universelle, commençant avec la 140e olympiade (220-211) av. J.-C.), c.-à-d. avec la guerre d’Hannibal. Mais deux livres résumaient les rapports de Rome et de Carthage et la première guerre punique depuis 264. Le livre III s’ouvre avec un préambule général pour tout l’ouvrage. Il qualifie les deux premiers livres de « préparation », προπαρασκευή, comme Eusèbe une partie de son premier livre, προπαρασκευή.

La distinction des livres suivants est faite dans Eusèbe par le titre et les sommaires. Les Anciens connaissaient à cet égard deux méthodes. Les uns divisaient les grands ouvrages historiques de manière que chaque livre fasse un tout ; ils isolaient ainsi les sujets successifs d’après leur nature, πράξεις κατὰ γένος. L’ordre chronologique était sacrifié à l’ordre logique. Chaque livre était pourvu d’un prologue. Telle est la disposition adoptée par Diodore de Sicile, qui suit probablement l’exemple d’Éphore. Elle trahit l’influence de la rhétorique moralisante de l’école d’Isocrate. Mais il n’en était pas toujours ainsi. Josèphe, un des auteurs qu’Eusèbe a lus et cités, en générai coupe son livre à l’endroit où la matière est suffisante pour remplir un rouleau 29. Il ne s’occupe pas de l’endroit où tombe cette interruption. Eusèbe procède de même a l’intérieur des livres II-VIi. La fin de l’âge apostolique est racontée dans les premiers chapitres du livre III. Une des causes de l’aspect singulier que présente le livre VII paraît avoir été l’abondance des matières, comme disent les journaux quand ils remettent le feuilleton. Eusèbe avait encore beaucoup d’extraits de Denys d’Alexandrie quand les limites matérielles du livre VI étaient atteintes. Il les a remis au livre suivant, et c’est en partie pour cela que, contrairement à son habitude, il donne un court avertissement au lecteur. Josèphe, avant Eusèbe, fait répondre par un δὲ le commencement d’un livre à un δὲ de la fin du précédent (III-IV, IV-V, VI-VII, VIII-IX, IX-X,XV-XVI, XVIII-XX) 30 Une autre particularité de technique, remarquée par M. Laqueur, se trouve à la fois chez les deux historiens. À la fin des Antiquités (XX, 267), Josèphe désigne le dernier livre par son numéro d’ordre. Partout ailleurs le livre courant est indiqué sans chiffre. Eusèbe n’a pas l’habitude de dire le numéro du livre. Il le fait seulement trois fois, au commencement des livres VII, VIII et X. Les livres VIII et X ont marqué, à une certaine date, la fin de l’Histoire ecclésiastique, comme le livre XX de Josèphe celle des Antiquités. Il est naturel de croire que les historiens prévenaient les possesseurs de bibliothèques du nombre total de livres et de la fin de l’ouvrage 31 Qui n’a pas hésité parfois devant un ouvrage en plusieurs volumes et ne s’est pas demandé s’il est complet, quand rien dans la nature du sujet ou dans le texte n’indique la fin de l’ouvrage ? Les libraires autrefois avertissaient par un explicit : « Fin du tome... et dernier ». Josèphe et Eusèbe paraissent avoir usé d’une méthode analogue, quoique moins certaine. Si cela est, le livre VII a dû d’abord terminer l’Histoire ecclésiastique. Cela n’a rien d’impossible. Le court épilogue du livre VII, qui annonce le livre VIII, a pu être ajouté après coup.

Les livres d’Eusèbe sont divisés en chapitres. Cette division remonte à l’auteur lui-même qui a aussi conçu les titres. M. Schwartz a fortifié cette attribution par des arguments en partie nouveaux. L’auteur y parle à la première personne (sommaire du livre II ; titres de VII, xxxii, et de VIII, i). Certaines expressions ne peuvent être d’un réviseur, comme τὸν Χρισρὸν τοῦ Θεοῦ (II, vii). Ces titres n’ont pas subi toujours la révision dernière ou survivent a d’anciennes rédactions. Licinius est compris avec Constantin, dans le pluriel τῶν θεοφιλῶν βασιλέων de IX, x 32. Ces sommaires révèlent aussi les bouleversements que l’œuvre sans cesse remaniée a dû subir.

Ces titres ne s’intercalaient pas dans le texte, en tête de chacun des chapitres. Le récit se poursuivait d’un seul mouvement, de l’un à l’autre, si bien que parfois un μέν de la fin du chapitre appelle un oi au commencement de l’autre (par ex. οἱ μέν à la fin de V, xiv, et si οἱ δέ au commencement de V, xv).

Les titres des chapitres étaient réunis en tête de chaque livre, à l’aide d’une phrase qui les annonçait. Cela encore est une tradition représentée par Diodore de Sicile, les scoliastes de Démosthène, l’Histoire naturelle de Pline, les Nuits attiques d’Aulu-Gelle 33. Polybe, dans un fragment qui appartenait au début du livre XI, nous apprend qu’il y avait deux espèces de prologues, les προγραφαί, simples analyses, qui étaient méprisées et risquaient d’être perdues par la négligence des copistes, et les προεκθέσαιςiç, véritables préfaces, morceaux rédigés avec soin, en phrases régulières, faisant corps avec la suite de l’ouvrage. Dans la première catégorie rentrent les Periochae de Tite-Live, simples sommaires, dont le nom rappelle la formule τὰ δὲ περιέχει ἡ βίβλος; employée par Eusèbe, et les recueils des titres des chapitres, quand l’auteur use de cette subdivision. Ces sommaires étaient indispensables dons des ouvrages de sujets variés et dont le lecteur ne pouvait d’avance soupçonner le plan et le contenu. Polybe remarque l’antiquité de ces sommaires, προγραφαί, employés par ses devanciers (οἱ πρὸ ἡμῶν). Les tables placées par Eusèbe en tête de chaque livre appartiennent donc à la tradition de l’historiographie et de la philologie de l’époque hellénistique 34.

En tête de l’ouvrage, nous avons un prologue vraiment composé et rédigé, une προέκθεσις. Par sa structure encore, il se rattache à la même tradition. M. Laqueur a noté dans le prologue de Dio-dore de Sicile rémunération des différents points qu’il traitera (I, xiii); elle est caractérisée par une série de particules, d’adverbes, ou d’expressions équivalentes :ἑξῆς δὲ, ἔτι δὲ, πρὸς δὲ τούτοις. Les mêmes formules se retrouvent dans les résumés qui forment le début des livres II et III 35. Au commencement du livre III de Polybe, qui est aussi le commencement véritable du récit, le sujet est annoncé de même : ἑξῆς δὲ, ... δὲ καὶ... δὲ καὶ... ἔτι δὲ... ἅμα δὲ τούτοιςiς 36. Quand Denys d’Halicarnasse annonce le sujet de ses Antiquités romaines, il procède au moyen d’une énumération et le mélange des substantifs compléments et des questions indirectes est semblable au style même du prologue d’Eusèbe : 37 « Je raconte et toutes les guerres étrangères qu’a soutenues le peuple romain et les troubles intérieurs qui l’ont ému, quelles causes ils ont eues et de quelle manière et par quels procédés ils ont été comprimés. Je passe en revue toutes les formes constitutionnelles dont Rome a usé, sous les rois et après l’expulsion des rois, et quelle a été l’ordonnance de chacune d’elles. Je raconte les mœurs dominantes et les lois les plus célèbres, et en un mot la vie générale de Rome dans les temps anciens. »

14. — Mais le prologue d’Eusèbe a une plus grande importance que de nous montrer à quelle lignée d’écrivains se rattache l’évêque de Césarée. Il nous livre, point par point, les objets de « l’enquête », ἱστορία, suivant la plénitude du sens du mot grec 38 : 1° les successions des saints Apôtres, τὰς τῶν ἱερῶν ἀποστόλων διαδοςάς, en fait réduites aux quatre grands sièges épiscopaux de Rome, Antioche, Alexandrie, Jérusalem ; 2° les grands événements de l’histoire ecclésiastique ; 3° les personnages illustres de cette histoire, formant deux groupes, les grands évêques et les grands écrivains ; 4° les hérésiarques ; 5° le sort des Juifs ; 6° la lutte contre le paganisme, et spécialement les martyrs. Ce dernier point est nettement subdivisé par les particules : d’une part les combats de la parole de Dieu contre les païens (ὅσα τε καὶ ὁπῖα καθ’ οἵους τε χρόνους πρὸς τῶν ἐθνῶν ὁ θεῖος πεπολέμηται λόγος), d’autre part ceux qui ont soutenu la lutte par le sang et les tortures (καὶ πηλίκοι κατὰ ηαιρούς· τὸν δι’ αἵματος καὶ βασάνων ὑπὲρ αὐτοῦ διεξῆλθον ἀγῶνα). Dans le premier membre, l’offensive est du côté des chrétiens. On serait incliné à y voir les polémiques déplume des apologistes. Dans ces deux membres, καθ’ οἵους χρόνους et κατὰ καιρούς marquent que l’écrivain songe à des luttes anciennes échelonnées au cours du temps. Suivent deux autres membres, annonçant les persécutions contemporaines et le secours final de Dieu : τά τε ἐπι τούτοις καὶ καθ’ ἡμᾶς αὐτοὺς μαρτύρια (premier membre) καί τὴν ἐπὶ πᾶσιν ἵλεω... τοῦ σωτῆρος ἡμῶν ἀντίληψιν. Aux six objets ainsi énumérés, on en joindrait un septième, l’histoire du canon, dont Eusèbe poursuit les phases à travers le temps. Mais il a pu le négliger comme accessoire et se rattachant soit à l’histoire des écrivains soit à celle des hérésies.

15. — De ces différentes matières, une domine, forme la charpente de l’œuvre, révèle le dessein de l’historien, c’est la succession apostolique. Cette succession n’est pas seulement une suite de noms et de dates sur les listes épiscopales. Elle est la tradition ecclésiastique, la permanence de la doctrine du Christ dans l’Église à travers les temps, maintenue par les évêques ; elle est la série des pasteurs légitimes, garantie de l’authenticité de la doctrine. Cette conception n’est pas propre à Eusèbe. Elle remonte aux origines. À côté de ἡ διαδοχή, la succession, il y a un autre mot qui marque mieux l’enseignement traditionnel, la tradition proprement dite, ἡ παράδοσις. Ἡ παράδοσις est assurée par la succession, ἡ διαδοχή. Cela est très clair dans un passage de saint lrénée (III, ιιι, 3) que cite Eusèbe (V, νι, 5). lrénée établit la succession des évêques de Rome et il conclut : « C’est dans le même ordre et la même succession (τῇ αὐτῇ τάξει καὶ τῇ αὐτῇ διαδοχῇ) que la tradition des apôtres dans l’Église (ἡ τταοάδοσις) et la prédication de la vérité sont venues jusqu’à nous 39 ». Eusèbe cite un passage des Stromates en employant διαδοχή (V, xi, 2) là où Clément se sert de παράδοσις (Ib, 5 ; Clém., Str., I, 11). Il est facile de multiplier ces exemples à l’aide de l’index de M. Schwartz, aux mots διαδοχή et παράδοσις. Qu’est un des plus anciens écri- vains, « qui appartient à la première succession des apôtres » 40, Hégésippe, sinon le pèlerin des successions apostoliques, qui va d’Église en Église recueillir et vérifier les traditions ? « À Rome où je fus, dit-il, j’ai établi une succession jusqu’à Anicet, dont Éleuthère était diacre ; Soter fut le successeur d’Anicet, et Éleuthère vint après lui. Dans chaque succession et dans chaque ville (ἐν ἑκάστ[η δὲ διαδοχῇ καὶ ἐν ἑκάστῃ πόλει), on est fidèle à renseignement de la loi, des prophètes et du Seigneur 41. »

Pour les sept premiers livres de l’Histoire ecclésiastique, cette notion est la conception directrice. Eusèbe en arrive à désigner son œuvre par ce seul mot, τὴν τῶν διαδοχῶν ὑπόυεσιν, τὴν τῶν ἀποστόλων διαδοχήν (VII, xxxii, 32; VIII, préf.).

On s’explique l’importance des chiffres et des concordances chronologiques. La succession, c’est l’histoire môme de l’Église. Ce dessein favorisait en môme temps une vue apologétique. Les païens reprochaient au christianisme sa nouveauté. Le paganisme prétendait à une haute antiquité ; lui aussi était une tradition et une tradition plus vénérable, la tradition des ancêtres. On peut juger de quel ton les polémistes en parlaient par la lecture des constitutions de Maximin. Ce réformateur de la vieille religion traite les chrétiens avec un dédain transcendant. Dès le IIe siècle, les apologistes avaient cherché une réponse. Ils faisaient des calculs, additionnaient les années du judaïsme et celles du christianisme, établissaient des synchronismes. Tatien a été des premiers à donner de ces formules 42. Jules Africain les avait coordonnées et systématisées dans sa chronique. Eusèbe veut à son tour rendre manifeste « l’ancienneté de l’antiquité du christianisme «, τῆς Χριστιανῶν ἀρχαιότητος τὸ παλαόν, « a ceux qui le regardent comme une secte récente qu’hier encore on ne connaissait pas ». Cependant cette considération n’a qu’une place secondaire dans le récit d’Eusèbe. Elle apparaît seulement, au début, dans cette «préparation» où se confondent histoire, théologie et apologétique.

16. — Pour établir des successions, il faut ramener à un même dénominateur les dates particulières. Eusèbe a choisi la chronologie des empereurs pour iil conducteur. Toutes les dates des listes épiscopales, des événements, dee apogées d’hommes célèbres (ἀκμαί). des œuvres littéraires ou des hérésies sont converties, par un rapprochement perpétuel, en dates impériales. Ce n’est pas seulement pour lui une ligne de repères. De même que «la succession apostolique» est son sujet, de même la chronologie est son cadre. l’Histoire ecclésiastique a commencé par être une chronique développée. Elle se meut dans les lignes d’un tableau annalistique et elle n’en sort pas. Ainsi s’expliquent la composition et le plan, qui ont été souvent critiqués,parce que l’on η a pas compris la nature de l’ouvrage. Eusèbe prend les matières dans leur ordre chronologique, par tranches successives, comme elles se présentent. Il va ainsi de l’une à l’autre, passe à une troisième, puis à une quatrième, revient à la seconde ou ίι la première quand le cours des années l’y ramène. Cet apparent désordre est le résultat d’un ordre systématique, poursuivi sans fléchissement. Ses chapitres sont très inégaux ; quelques-uns ont quelques lignes, d’autres plusieurs pages. On a imaginé qu’Eusèbe écrivait d’abord les titres d’avance, sans savoir ce qu’il mettrait dessous. L’inégalité de ses développements a une cause beaucoup plus naturelle. Les tranches de chronique, que représente chaque chapitre, sont plus ou moins épaisses suivant leur matière même. M. Schwartz fait quelquefois une autre hypothèse. L’auteur ancien n’avait pas la ressource des notes. Il était obligé, après avoir traité un sujet, de rassembler dans des chapitres accessoires les détails qui auraient distrait le lecteur et chargé le développement.. Cela peut expliquer le plan de certains ouvrages littéraires, dont le sujet est homogène, comme le Cynégétique de Xénophon 43. On peut recourir à la même raison pour certains passages du livre VI, qui prend allure d’une biographie d’Origène (voy.notes sur VI, vi-vii). Pour l’ensemble des sept premiers livres, on se rend compte de la marche de l’historien, si l’on pense qu’il développe une chronique.

Telle est, en effet, la méthode d’Eusèbe 44, et il le reconnaît en propres termes dans son prologue : «J’ai déjà dans les colonnes de mes Chroniques ἐν οἷς διετυπωσάμην χρονικοῖς κανόσιν) disposé un résumé de ces sujets dont je me propose présentement de faire l’exposé très complet» (I, i, 6). La Chronique d’Eusèbe a précédé son Histoire, comme les tableaux Περὶ χρόνων de Denys d’Halicarnasse avaient précédé ses Antiquités. Denys établissait la concordance de la chronologie romaine avec la chronologie grecque d’Ératosthène. Eusèbe a pris lui aussi pour base cette double concordance, en la complétant et l’unifiant par la série des années d’Abraham. Le récent éditeur de la version arménienne croit que la première édition de cette chronique comportait, au centre de la page, des colonnes de chiffres, soit, pour l’époque impériale, au milieu, les dates d’Abraham ; à droite, les dates des empereurs romains ; à gauche, les olympiades. Dans la marge, à droite de ces colonnes, se trouvaient les notices de l’histoire profane, et dans la marge de gauche, celle de l’histoire sacrée 45. Le ms. d’Oxford du remaniement de la chronique par saint Jérôme place au milieu les notices ; dans la marge de droite, les dates des Juifs et des chrétiens ; dans celle de gauche, celles des olympiades et des empereurs 46. En tout cas, le principe était une concordance des dates de l’histoire profane et de l’histoire juive ou ecclésiastique ; la disposition comportait des colonnes de chiffres et des paquets de lignes de chronique. Dans l’Histoire, les chiffres alimentent, de loin en loin, des chapitres de concordances et de listes de succession. Les paquets de lignes ont fourni les chapitres narratifs.

En résumé, les besoins de l’apologétique ont fait inventer la chronique, réduite d’abord à des tableaux synchroniques. Le développement de la chronique a fait naître l’histoire ecclésiastique. Mais les auteurs profanes avaient montré l’exemple de ce double progrès.

17. _ Les sept premiers livres d’Eusèbe comportent des données chronologiques, les successions, et des extraits, les citations. L’auteur a grand soin de dater les auteurs et les œuvres, par sa méthode habituelle de synchronisme. Il dresse aussi des catalogues d’ouvrages, suivant ainsi les meilleures traditions de la critique profane alexandrine. Invariablement, Eusèbe introduit la citation et souvent la résume d’abord, dans un style simple et sec, bien différent de la rhétorique verbeuse et vague des derniers livres. Les extraits sont textuels et exacts, les divergences que l’on relève parfois avec les manuscrits des ouvrages conservés sont du ressort de la critique verbale ; Eusèbe ne lisait pas toujours de bons textes 47.. Certains extraits sont mal coupés (voy. nos notes sur II, vi, 4 ; xvii, 17 ; IV, xvi, 6; V, ii, 6; vi, 3 ; VII, iv ; xxxii, 14 ; etc.). Probablement l’historien indiquait en marge des ouvrages le commencement et la fin de l’extrait. Le soin de copier le texte était laissé à un secrétaire qui se trompait quelquefois 48. On peut se faire une idée de la variété et de l’abondance des sources auxquelles Eusèbe puisait par la liste de ses auteurs. Contrairement à bien des grammairiens de l’époque impériale, il recourt directement aux originaux et ne vit pas sur des recueils antérieurs dont les titres et les auteurs sont soigneusement passés sous silence pour laisser la vedette aux noms des anciens. Eusèbe avait à sa disposition les deux plus grandes collections de documents ecclésiastiques que l’on ait connues avant le moyen âge, la bibliothèque d’Aelia (Jérusalem), formée par l’évêque Alexandre (VI, xx), la bibliothèque de Césarée, à laquelle les noms d’Origène et de Pamphile sont indissolublement unis.

Le parti qu’Eusèbe a tiré de ces richesses est louable. Il est impartial et ne cache pas les fautes des chrétiens ; il reconnaît que la grande persécution peut être le châtiment de bien des défaillances (VIII, 11). L’usage que Gibbon a fait de ce passage est, pour le moins, un contresens 49. On lui reprochera plutôt de pas citer textuellement les hérétiques, mais de résumer leur doctrine. Il ignore l’Occident, et connaît mal ou indirectement Tertullien, les lettres et la carrière de Pline le Jeune, saint Hippolyte, saint Cyprien. Sa liste des papes devient inexacte et confuse pour le iiie siècle (voy. VI, xxiii, 3). Ces lacunes ou ces imperfections étaient inévitables chez un évêque grec. Il cite une interpolation de Josèphe sur le Christ (I; xi); il y a été le premier trompé. Il rapporte la correspondance de Jésus et d’Abgar, sans toutefois lui donner la valeur d’une écriture canonique. C’est le plus grave reproche qu’on puisse faire à sa critique. Lightfoot remarque qu’il ne s’élève pas, en cela, au-dessus de Cave et de Grabe, deux savants qui ont, en Angleterre, défendu au xviie et au xviiie siècle l’authenticité de ces pièces. Mais Eusèbe émet parfois des doutes sur les traditions qu’il trouve et n’a pas moins de véracité ou de critique que n’importe quel historien de l’antiquité. Plus l’érudition a fait de progrès, plus l’esprit historique a rendu le lecteur impartial, plus aussi la valeur d’Eusèbe a augmenté, plus on a reconnu son mérite et le genre de certitude qu’il permet d’atteindre.

18. — L’union des citations et des successions donne à la première partie de l’Histoire ecclésiastique un aspect original pour nous. Il ne l’était pas pour les anciens. Nous avons encore une œuvre fondée sur la même combinaison, sont les Vies et sentences de ceux qui se sont illustrés en philosophie, compilation de Diogène Laërce, un Cilicien qui vivait avant Constantin. Mais ce médiocre savant n’était qu’un représentant tardif de méthodes et de procédés beaucoup plus anciens. Cette notion de la διαδοχή, de la succession, que nous voyons devenir dès la seconde génération chrétienne un des intérêts vitaux de la nouvelle religion, avait pris naissance dans les écoles philosophiques. Là, on tenait à se rattacher par une filiation spirituelle au fondateur de la secte. On établissait que Timon avait eu pour disciple Euphranor, qui forma Eubule d’Alexandrie, qui enseigna Ptolémée, lequel dressa Héraclide, qui fut le maître d’Énésidème de Gnosse, qui instruisit Zeuxippe et celui-ci Zeuxis 50, etc. Rien ne montre mieux combien les anciens tenaient à faire tenir leurs plus grandes nouveautés de pensée et de littérature dans les cadres et la suite d’une tradition. Aussi les historiens de la philosophie recevaient-ils de la réalité la disposition de leur travail. Dès l’an 200 avant notre ère, Sotion avait réuni au moins trente-trois livres de Διαδοχαί, de « Successions », formant une histoire des écoles philosophiques. En même temps, les disciples immédiats avaient recueilli les souvenirs de leur maître, réuni ses œuvres et son testament, formé des bibliothèques. Chacun des chefs de l’école accroissait ce fonds. Plus tard, ceux qui voulaient écrire l’histoire n’avaient qu’à faire des extraits, recueils de principes (δόγματα), collections d’apophtegmes, lettres et testaments. Ainsi probablement furent élaborés les grands ouvrages dont Diogène Laërce dépend plus ou moins directement, la Course des philosophes, ἐπιδρομὴ φιλοσόφων de Dioclès de Magnésie, un contemporain de Cicéron, ou l’Enquête variée, Παντοδαπὴ ἱστορία, du gaulois Favo-rinus, un ami de Plutarque 51.

19.— Eusèbe avait des modèles. Son œuvre a des racines dans le passé, dans un passé parfois lointain auquel il ne songeait pas. Mais Eusèbe n’avait pas de devanciers. Dans sa préface, il réclame l’indulgence ; « car je suis, dit-il, le premier qui tente une pareille œuvre, et le chemin par où je dois passer est désert et n’a été foulé par personne » (I, i, 3). Cette prétention était parfaitement justifiée. On n’a pas manqué de lui opposer les noms de saint Luc, d’Hégésippe, de Jules Africain. Mais saint Luc ne s’est pas proposé de raconter l’histoire ; il nous a laissé des mémoires, dont toute une partie ne concerne que saint Paul ; il n’est pas l’historien de l’Age apostolique, puisque, sur la plupart des apôtres, il ne nous donne aucun renseignement. Sans doute, son récit contient l’essentiel de ce qui importe à des chrétiens. Cela n’est point suffisant pour le regarder comme une histoire. Saint Luc n’a ni chronologie précise ni méthode. Son intention est simplement de donner un complément à l’évangile en édifiant les fidèles par les manifestations de l’Esprit et la prédication des apôtres. À partir du chapitre xm, il ne parle plus des églises de Jérusalem et d’Antioche. Même sur saint Paul, il est incomplet, garde le silence sur ses épîtres et s’arrête à l’arrivée de l’apôtre à Rome. Hégésippe, lui aussi, n’a fait que recueillir des matériaux pour l’histoire. Son ouvrage était fragmentaire. C’étaient des ὑπομνήματα (II. Ε., II, xxiii, 3 ; IV, xxii, 1), des pages de souvenirs et de notes, qui s’opposaient par leur caractère et par leur titre même à l’histoire,suivie. Eusèbe désigne par ce nom d’ὑπομνήματα les documents profanes sur lesquels il s’appuie (II, préf 52. Les citations d’Hégésippe dans Eusèbe donnent l’impression de souvenirs, recueillis sur place par un voyageur curieux. Ce sémite obscur et gauche n’avait aucun des caractères de l’historien 53. Quant à Jules Africain, son œuvre était un tableau synchronique , sans doute assez analogue a la première partie de la Chronique d’Eusèbe.

L’évêque de Césarée avait donc raison eli proclamant la nouveauté de son entreprise. Il y apportait le culte du passé, l’amour des choses ecclésiastiques, la patience et la minutie d’un scoliaste, la sincérité et l’exactitude, une noble idée de l’Église et de ses destinées à travers les luttes du dedans et du dehors. Il y apportait aussi quelques partis pris. Cet homme de cabinet avait de l’entêtement dans les sympathies et dans les antipathies. Il n’était pas sans faiblesse. La manière dont il avait franchi la persécution était restée obscure. Potamon, évêque d’Héracléopolis en Égypte, posa la question à Eusèbe en plein concile de Tyr. Eusèbe, qui présidait, s’emporta et leva la séance. Le grave Tillemont ajoute : « Les fautes qu’il a commises depuis la persécution, et dans ses écrits et dans sa conduite, donnent sujet de croire qu’il avait attiré sur lui la colère de Dieu par quelque faute considérable 54. » Sans voir dans Eusèbe ce maudit tragique, on peut faire quelques réserves sur son caractère obstiné. Il était solennel et se plaisait aux présidences. Mais il ne fut ni un évêque de cour ni un évêque de carrière. Il refusa le siège d’Antioche.

Sa vie s’est écoulée dans l’étude, après comme avant son épiscopat, au milieu de ses compatriotes, entre la basilique et la bibliothèque. Le premier, il a compris et il a montré que l’Église a une histoire, une histoire aussi variée, aussi riche, aussi pathétique que celle des plus grands peuples. Seul, il a conservé pour nous des traits, des traditions religieuses, des noms et des pages, toute une antiquité, qui, sans lui, eût été presque entièrement perdue. 11 est deux fois le père de l’histoire ecclésiastique.

III — Éditions et traductions

20. — C’est la France qui a donné la première édition de l’Histoire ecclésiastique ; c’est aussi la France qui en a donné la première édition critique. L’édition princeps est de Robert Estienne (Paris, 1544 55). Elle est fondée principalement sur B. N. gr. 1437 (Regius). C’est une copie de B, corrigée sur un ms. de la descendance de A. Il est une tentative d’édition, faite au xive siècle d’après deux mss. Accessoirement, Estienne s’est servi de Β. N. gr. 1434 (Fonteblandensis ou Medicaeus), un ms. de la famille de A, corrigé d’après B ou un descendant de B. Le texte d’Estienne est donc un texte composite et peu digne de confiance.

L’édition critique véritable a été donnée par Henri de Valois (Valesius), un de ces nombreux laïcs qui, dans l’ancienne France, rivalisaient sur le terrain de l’érudition ecclésiastique avec les religieux et les séculiers (1603-1673). Après quelques années donnée» au barreau pour satisfaire les désirs d’un père, il se consacra exclusivement aux études et publia à Paris la suite des historiens grecs de l’Église : Eusèbe (l’Histoire et la Vie de Constantin), en 1659 ; Socrate et Sozomène, en 1668 ; Théodoret, Évagrius, les extraits de Philostorge et de Théodore le lecteur, en 1673. La mort surprit Valois au moment où il se préparait a y ajouter les historiens latins 56. Ces textes étaient accompagnés d’une tra duction latine et de notes. On peut appliquer à toutes ces notes le jugement que M. Schwartz porte sur celles de l’Histoire ecclésiastique. «Le jugement sain, la précision et la netteté, une science des antiquités et de l’histoire d’une rare étendue mettent ces notes dans ce qu’on a écrit de meilleur pour expliquer un auteur ancien. » Le texte de l’Histoire est établi sur les deux mss. de Robert Estienne, et, en outre, A, qu’il appelle le Mazarinacus (B.N. 1430) et le Fuketianus (B.N. 1435). Ce dernier est un ms. du xvie siècle, copie du Marcianus 337 (xve s.), lui-même dérivé du Laurentianus 196 (xve s.), qui remonte au Vat. 339 (XIe s.), copie de A. En somme, ce dérivé de dérivé était inutile. Valois avait en outre une collation incomplète du Savilianus (Bodl. misc. 23, de 1543), une autre copie du Marcianus 337, également inutile. Valois ne connaissait en résumé que deux sources du texte, A, par lui-même et ses copies, B, à travers les textes fort troubles des mss. 1437 et 1434. « On doit admirer d’autant plus le tact que Valois a montré en corrigeant l’édition princeps d’après A. Il a eu, en général, la prudence de ne pas juger exclusivement d’après ce guide et de faire sa part à chacune des sources du texte AERT et BDM, quoiqu’il neconnût qu’un représentant de la seconde, β, et encore indirectement 57 »

Les éditions subséquentes ne comptent plus avant celle de M. Schwartz. Reading (Cambridge, 1720) est une reproduction très belle de la seconde édition Valois. Stroth (Halle, 1779) est inachevé et n’ajoute rien d’essentiel. Heinichen (Leipzig, 1827) contient un commentaire confus et très abondant, où, parmi bien des inutilités, on trouve quelques bonnes indications. Une nouvelle édition, plus étendue encore, a paru de 1868 à 1870, à Leipzig. Burton (Oxford, 1838) a recueilli beaucoup de renseignements sur les mss. et fondu ensemble les notes de Heinichen (première édition) et de Valois. Migne {P.G., t. XX) est une réimpression de Valois. Schwegler (Tubingue, 1852) a essayé une classification des mss. que condamne M. Schwartz. Laemmer (Schaffouse, 1859-1862) est une « caricature de l’édition Schwegler ». W. Dindorf (Leipzig, 1871) a reproduit dans la Bibliotheca teubneriana le texte de Schwegler avec une typographie sauvage.

La seconde édition critique de l’Histoire est l’œuvre de M. SCHWARTZ. (Leipzig, 1903-1909). Elle est essentiellement fondée sur l’existence de deux familles. La première comprend BDM et les deux versions, syriaque et latine ; la seconde, AERT. Mais l’usage de cette classification n’est pas aussi simple que cet énoncé. Car : 1° BDER portent les traces d’une recension dont témoigne aussi le correcteur ancien de T; 2° les deux groupes ne sont pas exempts de mélange par suite de collation d’un ms. d’un groupe (ou de son original) sur un ms. de l’autre. Le premier point surtout est grave. Les deux mss. auxquels M. Schwartz donne la préférence, BD, sont donc eux-mêmes susceptibles d’interpolation. Ainsi (III, xxxvi, 2), à la mention de Papias, «lui aussi évêque d’Hiérapolis », BDER et. le correcteur de Τ ajoutent : «homme en tout au plus haut point savant et connaisseur de l’Écriture» (voy. t. I,p. 509). Cette interpolation a été reconnue par Valois. Elle est, avec d’autres, le fruit de la recension dont nous parlons 58. En outre, la version syriaque, malgré une certaine exactitude littérale, fait subir des retouches au texte d’Eusèbe, particulièrement pour le ramener à l’orthodoxie. Cette situation impose à l’éditeur une conduite éclectique. Il ne peut juger mécaniquement des leçons et remonter à l’archétype d’après le simple tableau généalogique des mss.

21. — Les traductions modernes de l’Histoire ne nous intéressent que dans la mesure où elles peuvent servir à l’intelligence du texte. Parmi les traductions allemandes, on doit mentionner celle de F. A. Stroth, Quedlimbourg, 1799. Une traduction excellente, accompagnée d’introduction, de notes savantes et d’un index, a été donnée par MC GIFFERT, dans A select library ο f Nicene and Post-Nicene fathers of the Christian church, II, 1 (New-York, 1890).

En français, on a traduit séparément quelques morceaux qui présentaient un intérêt particulier, comme la lettre des chrétiens de Lyon (GERMAIN DEMONTAUZAN, dans la Revue d’histoire de Lyon, sept.-oct. 1810; plus anciennement,l’abbé J. POURRAT, Lyon, Vitte, 1898). Parmi ces traductions partielles, on doit mettre à part celles de Jean Racine. Il a traduit la lettre de l’Église de Smyrne, touchant le martyre de saint Polycarpe (d’après Usserius et Eusèbe), la vie de saint Polycarpe, la lettre de saint lrénée à Florinus, l’épître de Polycarpe aux Philippiens (dont Eusèbe ne donne pas d’extraits, d’après Usserius également), des extraits de l’Histoire ecclésiastique sur saint Denys et les martyrs d’Alexandrie (VI, XXXV, XL-XLIII) 59.

Une mention doit être faite de la traduction de Claude de Seyssel : « L’histoire ecclésiastique d’Eusèbe, evesque de Cesaree, translatée de latin en françois, par messire Claude DE SLYSSEL, evesque lors de Marseille et depuis archevesque de Turin. Imprimée par commandement du Roy. On les vend à Paris, devant l’église de la Magdeleine, à l’enseigne du Pot Cassé, par maître Geofroy Tory de Bourges, marchant libraire et imprimeur du Roy. » À la fin : « Ce présent livre fut achevé d’imprimer le xxi jour d’octobre MDXXXII 60. » En fait, comme l’annonce « translatée de latin en françoys », ce livre est une traduction de Rufin. On y trouve non seulement la préface personnelle de Rufin, mais ses additions 61, ses remaniements et sa rédaction particulière des livres IX-X d’Eusèbe en un livre IX.

La traduction est assez littérale, si on la confronte avec Rufin, et ne laisse guère prévoir les belles infidèles du siècle suivant. Une mention était due ace petit volume qui a fait connaître aux lecteurs de langue vulgaire l’Histoire ecclésiastique dans la forme où l’a lue tout le moyen âge occidental.

22. — Une traduction directe de l’original grec, et en même temps une belle infidèle, est l’unique traduction française antérieure à la nôtre : « Histoire de l’Église, écrite par Eusebe, evéque de Cesarée. Traduite par Monsieur COUSIN, Président en la Cour des Monnoyes. Dédiée au roi. À Paris, en la boutique de Pierre Rocolet. Chez Damien Foucault, Impr. et Lib. ordin. du Roi et de la Ville, etc. MDCLXXV. Avec privilège du Roy 62 ». Cette traduction se donne comme exécutée sur le texte de Valois. Elle est d’une langue excellente, qui lui vaut encore aujourd’hui des lecteurs, ce qui est mérité, et même des clients confiants, ce qui est excessif. On nous permettra de nous arrêter, à la fin de cette introduction, sur cet ouvrage, parce qu’en le discutant nous achèverons de bien connaître Eusèbe lui-même.

L’avertissement est une véritable étude, érudite et bien composée, une discussion en règle de tous les reproches adressés à l’Histoire ecclésiastique : erreurs de faits, expressions inexactes de doctrine. Il n’y a pas lieu de nous arrêter sur les erreurs de faits, que le président Cousin classe en erreurs des sources et erreurs personnelles d’Eusèbe. Parmi les erreurs de doctrine, notons d’abord une critique intéressante, parce qu’on l’a renouvelée récemment contre Minucius Félix. « J’ajouterai un mot concernant le reproche que lui font les Centuriateurs de Magdebourg de n’avoir tracé qu’une idée fort imparfaite du chrétien, et de ne l’avoir représenté que tel qu’aurait pu être un honnête homme dans le Paganisme, à la réserve d’une connaissance fort obscure du Sauveur, qu’il lui attribue. Il suffit pour répondre à ce reproche de remarquer que le mystère de la justification n’avait pas été si bien expliqué au teins d’Eusèbe qu’il l’a été depuis, et d’ailleurs qu’il n’a pas jugé à propos de le traiter aussi exactement dans une histoire qu’il aurait fait dans un ouvrage de doctrine 63. »

La plupart des reproches adressés à la doctrine d’Eusèbe touchent à des expressions inexactes de la théologie trinitaire, surtout dans le deuxième chapitre et dans le discours pour la dédicace de la basilique. Cousin ne conteste pas l’incorrection de ces formules. Il excuse Eusèbe sur les habitudes du temps. Il allègue l’exemple d’autres auteurs, que l’on excuse de même. Enfin, dépassant le champ de l’Histoire ecclésiastique, Cousin suit Eusèbe dans sa carrière, cherche à le disculper de ses tendances ariennes, prétend démontrer qu’il ne s’est pas révolté contre le concile de Nicée. Cousin connaît donc bien la question. Il la traite longuement. Il sait que les copistes des manuscrits d’Eusèbe ont, par scrupule d’orthodoxie, changé le texte original, ou l’ont accompagné de notes rectificatives et parfois injurieuses.

Nulle part Cousin ne nous prévient qu’il va continuer cette tradition d’épuration. Or toutes les expressions qui peuvent choquer les oreilles pies à la lecture du texte grec, ont été soigneusement atténuées ou supprimées. Nous allons en citer des exemples, qui feront mieux connaître la position d’Eusèbe dans les discussions dogmatiques.

Voici d’abord de simples atténuations, qui émoussent le tranchant des distinctions d’Eusèbe entre Dieu ou le Père, et le second ou Verbe, dieu également.

I, II, 3.

Τὸν... ...θεὸν λόγον... τὸν τῆς ἀρρήτου γνώμης τοῦ πατρὸς ὑπουργὸν, τὸν τῶν ἁπάντων σὺν τῷ πατρὶ δημιουργὸν, τὸν δεύτερον μετὰ τὸν .πατέρα τῶν ὅλων αἴτιον.

Le Verbe-Dieu... le ministre de la pensée cachée du Père, l’ouvrier de l’univers avec le Père, la seconde cause, après le Père, de toutes choses.

COUSIN, p. 4 : « ce Verbe... qui est Dieu,. . . le ministre des desseins ineffables du Père, qui est avec luy et après luy le principe de toutes les créatures. »

I, II, 5.

Τὸν μὲν πάτερα καὶ ποιητὴν εἰσάγων ὡς ἂν πανηγεμόνα βασιλικῷ νεύματι προστάττοντα, τὸν δὲ τούτῳ δευτερεύοντα θεῖον λόγον, οὐς ἕτερον τοῦ πρὸς ἡμῶν κηρυττομένου, ταῖς πατρικαῖς ἐπιτάξεσιν ὑπουργοῦντα.

...présentant le Père et créateur commandant en souverain avec un geste royal, et, au second rang après lui, le Verbe divin, celui-là même qui nous a été prêché, exécutant les ordres paternels.

COUSIN, p. 4-5: « Il représente le Père qui commande comme un Seigneur souverain avec un pouvoir absolu, et le Fils, dont nous parlons, qui exécute comme un ministre fidèle les commandemens du Père. »

I, II, 10.

Ὀνομαστὶ οὐ θεὸν οὐδὲ μὴν κύριον, ἀλλ’ ἀγγελοὺς χρηματίσαι λέγουσα (ἡ γραφή)

L’Écriture dit qu’ils se sont nommés formellement anges, et non pas Dieu ni même Seigneur.

COUSIN, p. 6 : « Elle a exprimé clairement que c’étaient des Anges, au lieu de dire que c’était Dieu ou le Seigneur. » L’opposition de θεὸν ét de κύριον, accentuée par les particules, fond dans cette rédaction bénigne.

1,II,11.

Ἰησοῦς... ὡς ἂν εἰ τοῦ πατρὸς ὑπάρχοντα δύναμιν καὶ σοφίαν καὶ τὰ δευτερεῖα τῆς κατὰ πάντων βασιλείας τε καὶ ἀρχῆς ἐμπεπιστευμένον, ἀρχιστράτηγον δυνάμεως κυρίου ὀνομάζει.

Josué, en tant qu’il est la puissance et la sagesse du Père et que la seconde place dans la royauté et le commandement de toutes choses lui a été confiée, l’appelle général en chef de la puissance du Seigneur.

COUSIN, p. 6 : « Jésus... l’appelé le chef des armées du Seigneur,... comme la puissance et la sagesse du Père qui possède après luy le commandement et l’Empire. » L’idée de δεύτερος disparaît comme aux §§ 3 et 5.

. Nous passons aux suppressions tendancieuses :

I, II, 6-7.

Τοῦτον... οἷα θεοῦ παιδὶ τὸ προῆκον ἀπένειμαν σέβας, αὐτός τε, οὐδαμῶς ἀπορρᾳθυμῶν τῆς τοῦ πατρὸς εὐσεβείας, διδάσκαλος τοῖς πᾶσι τῆς πατρικῆς καθίστατο γνώσεως.

Celui-là (le Verbe) les prophètes lui ont rendu l’honneur convenant au Fils de Dieu, et, de son côté, ne négligeant nullement le culte de son Père, s’est fait pour tous le maître de la connaissance du Père.

COUSIN, p. 5 : « Les saints prophètes l’ont honoré comme le véritable Fils de Dieu. Il n’a jamais cessé de faire connaître son Père aux hommes. » La première partie de la phrase est remplacée par tout autre chose que la pensée d’Eusèbe ; ἀπορρᾳθυμῶν ... εὐσεβείας, qui établit comme les degrés successifs du culte, culte du Verbe par les prophètes, culte du Père par le Verbe, disparaît simplement.

I, II, 4.

Ὁ Μωυσῆς... τὸν κοσμοποίο καὶ δημιουργὸν τῶν ὅλων αὐτῷ δὴ τῷ Χριστῷ καὶ οὐδέ ἄλλῳ ἢ τῷ θείῳ δηλαδὴ καὶ πρωτογόνῳ έαυτοῦ λόγῳ τὴν τῶν ὑποβεδηκότων ποίησιν παραχωροῦντα διδάσκει αὐτῷ τε κοινολογούμενον ἐπὶ τῆς ἀνθρωπογονίας... Moïse enseigne que le créateur et ouvrier de l’univers n’a accordé qu’au Christ seul et pas à d’autre, comme à son Verbe divin et premier-né, la création des êtres inférieurs et il le montre s’entretenant avec lui au sujet de la création de l’homme.

COUSIN, p. 4 : «Le grand Moïse... nous apprend que l’Auteur de toutes choses attribue à Jésus-Christ, qui est son Verbe, la production des créatures inférieures ; mais que quand il s’agit de faire l’homme, il en confère avec luy... » L’expression théologique « attribue » introduit une nuance précise pour le lecteur du xvιιε s. qui est tout à fait étrangère à la pensée d’Eusèbe. De plus, « mais » est un contresens. Les êtres inférieurs sont ici toutes les créatures, y compris l’homme, comme le prouve la liaison par τε. Tout le développement se tient. Eusèbe cite ensuite Gen.,.ι, 26, comme preuve de ce qu’il vient de dire : I, 11, 21. Ἡ πρωτόγονος καὶ πρωτόκτιστος τοῦ θεοῦ σοφία καὶ αὐτὸς ὁ προὼν λόγος φιλανθρωπίας ὑπερβολὴ τοτὲ μὲν δι’ ὀπτασίας ἀγγέλων τος ὑποβεβηκόσι, τοτὲ δὲ καὶ δι’ ἑαυτοῦ οἷα θεοῦ δύναμις σωτήριος ἐνί που καὶ δευτέρῳ τῶν πάλαι θεοφιλῶν ἀνδρῶν... La Sagesse, première fille et première œuvre de Dieu, le Verbe préexistant lui-même, dans un excès d’amour pour les hommes, se manifesta aux êtres inférieurs, tantôt par des apparitions angéliques, tantôt, ainsi qu’il était loisible à la puissance d’un dieu Sauveur, par lui-même dans ces temps anciens à un ou deux amis de Dieu.

COUSIN, p. 9 : « La Sagesse de Dieu, qui est née avant toutes les créatures, le Verbe qui précède toutes choses, se montra par un excès de bonté, tantôt .par le ministère des Anges et tantôt par luy-même à un ou deux Amis de Dieu... » Deux expressions gênaient, l’épithète πρωτόκτιστος, qui rappelait le fameux passage des Proverbes, viii,22, cheval de bataille des subordinatiens, puis la formule δύναμις σωτήριος, qui rappelait la conception hellénistique et égyptienne des dynastes dieux-sauveurs ; saint Paul, Cor., I, i, 24, avait dit simplement θεοῦ δύναμιν. Cousin a supprimé les mots suspects.

Ι ,III, 9.

Τούτου δ’ ἀπόδειξις τὸ μηδένα πω τῶν πάλαι διὰ τοῦ συμβόλου κεχρισμένων, μήτε ἱερέων μήτε βασιλέων μήτε μὴν προφητῶν, τοσαύτην ἀρετῆς ἐνθέου δύναμιν κτήσασθαι ὅσην ὁ σωτὴρ καὶ κύριος ἡμῶν Ἰησοῦς... ἐπιδέδεικται. .

La preuve de cela,c’est qu’aucun de ceux qui ont reçu anciennement l’onction par symbole, prêtres ou rois ou même prophètes, aucun n’a possédé la puissance de la vertu divine au même degré que notre Sauveur et Seigneur Jésus

COUSIN, p. 13 : « Il n’en faut point d’autre preuve, sinon qu’aucun de ces Prêtres, de ces Rois, ni de de ces Prophètes qui ont été oints en figure, n’a jamais égalé la vertu ni la puissance de notre Sauveur et de notre Maître. . . » L’omission de ἐνθέου fait disparaître une assimilation fâcheuse des prophètes avec le Christ, entre lesquels Eusèbe affirme une simple différence de degré.

I, ΙΙΙ, 18.

...ἐξ αὐτοῦ δὲ θεοῦ πρὸ ἑωσφόρου μὲν, τοῦτ’ ἐστὶν πρὸ τῆς τοῦ κόσμου συστάσεως, οὐσιωμενον, ἀθάνατον δὲ καὶ ἀγήρω τὴν ἱερωσύνην εἰς τὸν ἄπειρον αἰῶνα διακατέχοντα.

Mais de Dieu, avant l’aurore, c.-à-d. avant la constitution du monde, il reçoit son être, possédant un sacerdoce immortel et impérissable dans l’infinité des temps.

COUSIN, p. 15 : « . . . qu’il est sorti de Dieu avant le jour, c.-à-d. avant la production de l’Univers, et qu’il possède un sacerdoce éternel et immortel. » L’omission de οὐσιωμενον change complètement la portée de la phrase.

Voici un véritable contresens, destiné «à voiler une proposition choquante. D’après Eusèbe (I, iii, 2), Moïse sut que le nom de Christ était auguste et glorieux. Voulant relever la dignité du grand-prêtre, il l’appela Christ. « À la dignité du suprême sacerdoce qui, à son jugement, dépassait sur la terre toutes les autres, il ajouta comme un surcroît d’honneur et de gloire le nom de Christ, tant il était convaincu que celui-ci était un être divin, οὕτως ἄρα τὸν Χριστὸν θεῖόν τι, χρῆμα ἠπίστατο. » COUSIN, ρ. 11, traduit ainsi cette fin de phrase : « Tant il reconnaissoit clairement qu’il y avoit quelque chose de divin dans le nom de Christ. »

Je termine par un passage aussi curieux à étudier dans Cousin que dans Eusèbe. On y voit la méthode de traduction que goûtait le xviie siècle et la crudité des doctrines subordinatiennes. Dans le discours de la dédicace de la basilique de Tyr, Eusèbe interprète symboliquement les diverses parties de l’église construite par l’évêque Paulin (X, iv, 65).

Προπύλῳ μὲν ένὶ μεγίστῳ τῆς τοῦ παμβαοιλεως ἑνὸς καὶ μόνον θεοῦ δοξολογίας τὸν πάντα νεὼν κατακοσμῶν, Χριστοῦ δὲ καὶ ἁγίου πνεύματος παρ’ ἑκάτερα τῆς τοῦ πατρὸς αὐθεντίας τὰς δευτέρας αὐγὰς τοῦ φωτὸς παρασχόμενος...

Il orne le temple entier du seul vestibule très grand de la glorification du Dieu souverain et unique, et présente, de chaque côté du pouvoir suprême du Père, les clartés secondaires de la lumière du Christ et du Saint-Esprit.. Pour le reste dans toute la salle, il fait voir sans rien ménager et d’une façon très remarquable la clarté et l’éclat de la vérité, dans son détail. Partout et de tous côtés, après avoir choisi les pierres vivantes, fortes et résistantes des unies, il les emploie toutes à bâtir l’édifice grand et basilical, brillant, plein de lumière au dedans comme au dehors, et alors non seulement l’âme, mais le corps aussi resplendit en eux de la beauté multiple et nuancée de la pureté et de la modestie. — Trois courtes phrases, dans Cousin (p. 481), expédient ce galimatias : « Le vestibule dont il a orné le temple est l’adoration qu’on rend à Dieu en entrant. La lumière qu’il a répandue partout, c’est la vérité de l’Évangile, c’est Jésus-Christ qui l’enseigne, c’est l’Esprit-Saint qui la communique. Les fidèles dont l’âme est éclairée de la foi, dont le corps est paré de la modestie et de la chasteté sont les pierres qui composent l’édifice. » On aurait une certaine peine à retrouver clans ce morceau les expressions et même la pensée d’Eusèbe. Notons seulement que cette rédaction élégante fait disparaître, avec bien d’autres choses, les clartés subordonnées du Fils et du Saint-Esprit.

La plupart des passages que nous venons de citer sont mentionnés plus ou moins brièvement par Cousin dans sa dissertation préliminaire. Non seulement il sait et veut ce qu’il fait, mais il connaît le parti qu’on peut tirer de ces textes. Il écrit comme si l’avertissement et la traduction s’adressaient séparément à des lecteurs différents. Nul doute qu’Eusèbe ne gagne à cette toilette pas seulement en orthodoxie. Lui qui avait si souvent remanié son œuvre, dont les traducteurs anciens et les copistes avaient si souvent retouché la pensée, s’il avait pu renaître sous Louis XlV et causer avec M. de Meaux, aurait peut-être goûté le nouvel air que M. le Président lui donnait. Les temps ont changé. Les modernes préfèrent les Vénus d’Arles que n’a pas affinées le ciseau de Girardon. Mais les réticences de Cousin nous ont provoqués à un examen plus minutieux des doctrines d’Eusèbe. Une traduction remplit toute sa destinée quand elle conduit à l’original.

Notes

1 Tillemont est très hostile à Eusèbe. Il ne lui a point consacré d’article particulier. Il faut chercher dans la table alphabétique de chaque volume.

2 Cf. sur quelques points les observations de G. ΚRÜGER, dans les Gœtlingische gelehrte Anzeigen, janv. 1905, p. !6.

3 De ιν, 1, M. Schwartz conclut que l’ouvrage n’est pas antérieur à 311 (mort de Galère).

4 Voy. le dernier ouvrage de M. SCHWAMZ, Kaiser Konstantin und die christliche Kirche, Leipzig, 1913.

5 REITZENSTEIN, Poimandres, Leipzig, 1904, p. 278.et suiv.

6 TIXERONT, Histoire des dogmes, t. I, Paris, 1905, p. 287.

7 TIXERONT, l. c, t. II, Paris, 1909, p. 28 suiv.; BAUDENHEWER, l. c., p. 241, n. 1 et 2. Dans cet exposé du rôle d’Eusèbe à Nicée, je suis la version ordinaire. M. SSHWARTZ, Nachrichten de Gœttingue, 1905, 271, a publié les actes d’un concile d’Antioche, qui aurait condamné Eusèbe en 324 ou 325; Eusèbe aurait comparu à Nicée en accusé. M. HARNACK, Silzungsberichte de Berlin, 1908, II, 477, et 1909, I, 401, s’est attaché à prouver que ce synode est apocryphe et ses actes une falsification du vie ou viie’ siècle. M. SCWARTZ. ne se tient pas pour battu ; voy. Nachrichten, 1908, 305.

8 Voy. HAHN, Bibliothek der Symbole, 3e éd., Breslau, 1897, p. 131, § 123 ; cf. E. BUHN, An introduction to the Creeds, Londres, 1899, p. 77.

9 Voy. SCHULTEN, Die Mosaikkarte von Madaba, dans les Abhandlungen de Gœttingue, Cl. de philos, et hist., n. sér., Berlin, IV (1900), n° 2.

10 DUSCHENE, Hist. anc. de l’Église, II, 191.

11 E. von DOBSCHÜTZ, Das Decetum gelasianum, Leipzig, 1912, texte, p. 10 et 46, 1. 243 ; cf. p. 179, 281 et 360.

12 Ibid., p. 12 et 55, I.310.

13 J. B. DE ROSSI et L. DUCHESNE, Martyrologium Hieronymianum, Bruxelles {AA. SS. nou., II), p. L suiv. De la triple source du texte, on déduit avec certitude la notice d’Eusèbe : « xi kal. iul... In Caesarea Palestinae : Depositio Eusebii episcopi historiographi ». Le syriaque donne (31 mai) : « Mémoire d’Eusèbe, évêque de Palestine » (p. 80 et LVII)

14 Voy. EBERT, Hist. de la litt. Iat. du moyen âge en Occident, tr. fr., I, 345 ; BAHDENHEWER, Geschichte der altkirchlichen Literatur, III,554 et 556 ; surtout MOMMSEN dans l’Eusèbe de Schwarlz, III, CCLI.

15 Édition SCHWAHTZ, III, XLVII-LXI.

16 MANCINI, dans Studi storici, VI [1897], 269.

17 Eusèbe, immédiatement avant, dit : τά τ’ ἐπὶ τούτοις καὶ καθ’ ἡμᾶς αὐτοὺς μαρτύρια. Auparavant, il a marqué par ἐπί τούτοις le sort réservé aux Juifs. La première partie du prologue, au contraire, énumère par des relatifs (ὅσα, ὅσοι, τίνες) des matières diverses, non des groupes successifs de faits. Sur Je style de ces prologues, voy. p. L.

18 STÜLKEN, dans HENNECKE, Handbuch zu den neutestamentlichen Apokryphen, Tubingue, 1904, p. 144, montre que les Actes chrétiens de Pilate ne peuvent être confondus avec les Actes païens inventés sous Maximin. D’autre part les Actes chrétiens que nous possédons peuvent n’avoir aucun rapport direct avec les Actes mentionnés par JUSTIN, Apol., I, XXXV, XLVIII (cf. XXXVIII). Sur le sens de ὑπόμνημα, voy. LEJAY, éd. des Satires d’Horace, p. xv.

19 Sur les divers états de cette conclusion, voy. la n. à IX, xi, 8. Il faut lire dans M. SCHWARTZ, p. LII-LIII, ce qui concerne VIII, xm et l’appendice de ce livre. Voy. plus loin, p. xxxiv et xxxv. Les textes doivent être analyses et comparés phrase par phrase.

20. P.MONCEAUX, Hist. littér. de l’Afrique chrétienne, t. IV, Le Donatisme, Paris, 1912, p. 22-23.

21 Ch. .GOYAU,, Chronologie, p.388.

22 H. E. VIII, xvii, 5 ; IX, ix, 1 ; 12 ; ix a, 12 ; x, 3. Licinius est nommé avec Constantin dans la finale éliminée du livre IX.

23 H.Ε., VIII, xvii, 7.

24 Le passage sur la mort de Maximien (VIII, xm, 15) a été aussi remanié ; mais cela est moins important pour déterminer les phases de la rédaction. Voy. SCHWAUTZ, l. c., LV.

25 Voy. HABNACK, Die Chronologie, II, 113.

26 On peut objecter ἐπὶ τοῦ παρόντος ἤδη καὶ τὰ μετὰ ἀνάληψιν αὐτοῦ διασκεψώμεθα. La phrase précédente contient immédiatement ἐν τῷ (λόγῳ) πρὸ τούτου, « dans le livre précédent » ; d’où l’on est induit à traduire : « dans le présent livre ». Mais ἐπὶ τοῦ παρόντος est dans Eusèbe une expression adverbiale qui signifie : « présentement » sans référence à un substantif du contexte.

27 LIGHTFOOT, l. c.,p. 323.

28 Voy. surtout R. LAQUEUR, Ephoros, dans Hernies, t. XLVI [1911], 161 suiv. et 321 suiv., surtout p. 189-190; résumé dans la Revue des revues, supplément de la Revue de philologie, XXXVI [1912], 39, 8 et 42, 7. Voy. maintenant aussi l’ouvrage du même auteur, Polybius, Leipzig, 1912.

29 Les relations du livre, division d’un ouvrage, et du rouleau, dont la grosseur déterminait le « format » du livre, ont été étudiées, non sans un excès d’esprit systématique, par Th. .BERT, Das antike Buchwesen, Berlin, 1882. M. Birl, p. 141 suiv., entend un peu différemment de M. Laqueur, la distinction des προκθέντες et des προγραφαί.

30 Même procédé dans Strabon et procédé analogue dans Pline l’Ancien ; voy. BIRT, l. c, p. 145.

31 R. LAQUEUR, l. c, p. 190.

32 SCHWAHTZ, III, CLI.

33 R. LAQUEUR, Hermès, XLIII [1908],220 suiv. Dans l’Histoire naturelle, Pline lui-même a recueilli en un livre séparé tous ces sommaires. Dans les Rerum rusticarum libri de Varron, les sommaires sont en tête de chaque livre ; la liste des auteurs, dont il sera question plus loin et que Pline ajoute au sommaire de chaque livre, devient dans Varron une partie rédigée du prologue, d’une προέκθεσις.

34 R. LAQUEUR, Hermès, t. XLVI [1911], p. 177 suiv.

35 1. R. LAQUEUR, Hernès,, t. XLVI [1911], p. 161.

36 2. POL., III, ii, 3, 4, 5, 6, 7. Noter que ces formules et ces adverbes sont fréquents dans Eusèbe en dehors des prologues. Voy. III, xxxi, 6 ; xxxm, 3 ; etc.

37 DEN. D’HAL.., Ant. rom., I, viii, 2.

38 Froissait appelle « enquestes » les recherches qu’il a faites pour se procurer les renseignements à la source (MÉRIMÉE, Portraits historiques et littéraires, p. 222). C’est le nom qu’Hérodote donnait à son œuvre, dès les origines du genre, et qui reparaît plus tard, pour les recueils des récits variés, ἡ ποικίλη ἱστορία (Élien, au milieu du IIIe s.).

39 διδαχῇ dans Eusèbe, qui lisait un texte fautif ; la vraie leçon est certainement donnée par les mss. d’Irénée.

40 Irénée se donne aussi comme ayant reçu lui-même la première succession des apôtres (V, xx, 1).

41 H. Ε., IV, xxii, 3. Cf. dans Eusèbe même, III, xxv, 6, τὰς κατὰ τὴν ἐκκλησιαστικὴν παράδοσιν ἀληθεῖς γραφάς et τῶν κατὰ διαδοχὰς ἐκκλησιαστικῶν τις ἀνήρ. L’idée de la « succession » est au fond de la tradition historique et biblique de JOSÈPHE, Contre Appion, I, 39 suiv. Pour lui, les traditions des Juifs, contenues dans les livres canoniques, tirent leur authenticité de la manière dont ces livres eux-mêmes ont été rédigés par les «prophètes». Elles sont donc tout à fait certaines jusqu’à Artaxerce. Depuis Artaxerce jusqu’au temps de Josèphe, on a aussi des récits, mais ils sont moins assurés que pour le temps qui va de Moïse à Artaxerce, « parce que la succession des prophètes n’est pas exacte », διὰ τὸ μὴ γενέσθαι τὴν τῶν προφητῶν ἀκριβῆ διαδοχήν (§ 41j. La conception du canon repose donc sur celle de la succession διαδοχή.

42 Voy. A. PUECH, Les apologistes grecs du IIe siècle de notre ère, Paris, 1912 ; Recherches sur le discours aux Grecs de Tatien, Paris, 1903.L’apologétique juive avait montré cette voie ; voy. VI, xiii, 7.

43. J. MEWALDT, dans l’Hermès, XLVI [1911], 82.

44 Fr. OVERBECK, Ueber die Anfänge der Kirchenge-schichte, progr. de l’université de Bâle, 1892, in-4°. Ce mémoire, rédigé dans un style singulier, avec des allusions nombreuses aux théologiens, protestants du xixe siècle, est gale par l’esprit de système. M. Overbeck suppose qu’Eusèbe a voulu décalquer l’histoire profane et trouver dans l’histoire de l’Église, non seulement un peuple digne d’être raconté, mais un héros éponyme, des généraux, des guerres, des révolutions intérieures, des constitutions. Eusèbe n’a jamais poussé le parallèle dans ces détails et a défini autrement l’objet de son enquête dans son prologue. Les documents mêmes qu’Eusèbe trouvait à Césarée et à Jérusalem imposaient les différentes matières qu’il traite. Les catalogues d’hérésies, les listes épiscopales, les collections de récits de martyrs existaient indépendamment de leur rapprochement avec l’histoire profane. En admettant qu’Eusèbe a développé une colonne de sa Chronique, on explique seulement son plan et la composition de l’Histoire ; mais le contenu même a été dicté par la masse des emprunts et des extraits pris de tous côtés.

45 KAUST, Die Chronik von Eusebius aus dem Armenischen üubersetzt (EUSEBIUS, Werke, t. V), Leipzig, 1911, p. xxi suiv.

46 Voir le fac-similé du ms. dans FOTHERINGHAM, The Bodieian manuscript of Jerome’s version of the Chronicïc of Eusebius, Oxford, 1905, in-4°. Lire l’introduction de cet ouvrage. M. Karst paraît l’avoir ignoré et ne pas connaître tous les éléments du problème.

47 Ainsi s’expliquent, par exemple, certaines variantes de Josèphe qui ont été la pierre d’achoppement de quelques critiques. Voy. la n.. de LIGHTFOOT, l. c, 325, et en général SWARTZ,I t III, p. CLIII suiv.

48 Cf. SCHWARTZ.1. III, p. CXLV. Voy. une distraction personnelle d’Eusèbe, t. II, p. 527 (VI, vi-vii).

49 Déclin and fall, ch. xvi ; voy. LIGHTFOOT, l. c, 324-325.

50 Voy. DIOG. L,, à la fin de la biographie de Timon, IX, 110. Voy. sa préface, surtout § 14 et suiv. Cf. Fr. NIETZCHE, Die διαδοχαί der Philosophen, dans Werke, XIX.

51 À la suite de M. von Wilamowitz, on admet maintenant plutôt que l’ouvrage de Favorinus était une sorte de dictionnaire, de contenu varié; mais il y avait d’autres ouvrages plus voisins de celui de Dioclès. Comparer la manière dont Eusèbe désigne sa chronique (Ed. proph., p. 1, 27) : χρονικοὺς συντάξαντες κανόνας ἐπιτομήν τε τούτοις παντοδαπῆς ἱστορίας Ἑλλήνων τε καὶ βαρβάρων ἀντιπαραθέντες

52 Dans la terminologie ancienne, l’opposé de ὑπόμνημα est σύγγραμμα. Mais la précision de la langue technique est affaiblie au temps d’Eusèbe, qui fait de σύγγραμμα un synonyme de βίβλιον ; voy. IV, viii, 2 ; VIII, préf.

53 OVERBECK, Die Anfänge, p. 18 suiv., a bien montré que saint JÉRÔME, De viris, xxii, dépend d’Eusèbe.

54Mémoire», t. VII, p. 661 ; ATHAN., Apol., 8; ÉPIPHANE, LXVIII, 8 ; E. SCHWARTZ, Nachrichten de Gœtlingue, 1005, p. 165.

55 Les indications qui suivent sur la base manuscrite des éditions sont tirées de SCHWARTZ, III, p. XLIII suiv. Les sigles des mss. sont expliqués en tète de l’appendice, p. 303.

56 Voy. la notice d’Henri de Valois, par son frère Adrien, dans la seconde édition d’Eusèbe (posthume), Paris, 1677. C’est une des plus charmantes biographies de savant que l’on puisse lire. Réimprimée dans l’éd. de Reading.

57 SCHWARTZ, t. III, p. XLIV.

58 BD sont altérés en outre par pruderie, VI, ν, 1, avec Rufin, contre AEMRT. En revanche, A donne parfois la bonne leçon, par exemple I, viii (t. I, p. 496) ; AT, de même, VII, xxv, 25 ; etc.

59 Œuvres de Racine, par P. MESNARD (Grands écrivains de la France), t. V, Paris, 1860, p. 436 suiv., p. 559 suiv.

60 Imprimé gothique. In-12. Sorhonne R(éserve), XVI, 1138. Cf. A. BERNARD, Geofroy Tory, Paris, 1865, p. 178. Renseignements dus à M. Plattard.

61 La préface de l’ouvrage (p. 951 SCHW.),la préface spéciale et les livres X-Xl, et f0 184a, « De S. Grégoire evesque de Pont» (SCHWARTZ, p. 953).

62 Vol. in-4°. Généralement, on trouve en 4 vol. in-4° la traduction par Cousin des historiens grecs de l’Église.

63 Avertissement, f° e e , v°.