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Jourdain
Dictionnaire encyclopédique de la Bible de Augustin Calmet Westphal Bost

Jourdain (1)

Nommé en hébreu Jarden, en grec Jordanès, et en latin Jordanis, fleuve très-célèbre dans les livres sacrés. On prétend qu’il tire son nom de l’hébreu Jor, qui signifie un ruisseau, et Dan, qui est une petite ville près de la source de ce fleuve ; ou, selon d’autres, qu’il tire son origine de deux ruisseaux, dont l’un s’appelle Jor, et l’autre Dan. Mais ces étymologies sont très-douteuses :

1° Il n’est pas vrai que le Jourdain soit forme de deux ruisseaux, ni qu’il y en ait un qui s’appelle Dan, quoique la plupart des cartes géographiques le marquent ainsi. L’origine visible du Jourdain est un petit ruisseau qui a sa source dans le mont Liban, et sur lequel est située la petite ville de Dan, quatre lieues plus haut que Césarée de Philippes, où commence proprement le Jourdain, L’autre source du Jourdain, qui est la plus considérable, quoique la moins apparente, est le lac Phiala, environ à quatre lieues au midi de Césarée de Philippes. Ce lac a une communication par-dessous terre avec le Jourdain, et il lui fournit assez d’eau à Césarée pour passer déjà pour un fleuve. Voyez Josèphe, de la Guerre des Juifs.

2° Le nom de Dan est certainement beaucoup plus nouveau que celui du Jourdain. Nous savons qu’une colonie de la tribu de Dan (Juges 18.1-29) s’étant emparée de la ville de Lais lui donna le nom de Dan, à cause du chef de sa tribu. Cela n’arriva qu’après-la mort de Josué, et pendant l’anarchie qui suivit la mort des anciens d’Israël, qui avaient vu les merveilles du Seigneur. Or, avant ce temps, le Jourdain était fort connu, et on ne voit pas qu’il ait jamais porté un autre nom. On pourrait peut-être, avec plus de raison, dériver le nom de Jarden de l’hébreu Jarad, descendre, à cause de la chute et du cours rapide de ce fleuve [Jordanis, hébreu, fluvius judicii. Hure. De même la table des noms hébreux qui se trouve dans presque toutes les éditions de la Bible. « Les noms que les poètes ont donnés aux fleuves de Troie, dit Delon de Lavaur, page 187, sont de leur invention. Celui de Simois a été formé sur le sens du nom du Jourdain, qui dans la langue phénicienne signifie fleuve du jugement. Simoo, en grec, veut dire reprendre, corriger ; ils ont dit le Fleuve de correction, pour suivre dans sa signification le nom du fleuve de la Palestine. » Les Arabes appellent aujourd’hui le Jourdain Nahr-El-Sherka, ce qui veut dire aussi Fleuve du jugement. Voyez Asor, Hermon, et ci-après l’addition à cet article, et celle à l’article du Jourdain petit].

Le Jourdain depuis sa source, que nous prenons à Césarée de Philippes, coule dans l’espace d’environ cinquante lieues, jusqu’à son embouchure dans la mer Morte, autrement appelée le lac Asphaltite, où il se perd. Il forme dans son cours le lac de Séméchon [ou de Houle], à cinq ou six lieues de sa source. De là il entre dans le lac de Tibériade, et passe tout au travers. Il se déborde vers le temps de la moisson des orges (Josué 3.15), ou de la fête de Pâques. Les bords du Jourdain sont couverts de joncs, de roseaux, de cannes, de saules et d’autres arbres, qui font que pendant l’été on a assez de peine de voir l’eau de ce fleuve. On dit qu’il y a pour ainsi dire deux lits, et deux bords du Jourdain distingués l’un de l’autre. Le premier est celui où ce fleuve coule lorsqu’il est dans son état naturel ; le second est celui qu’il remplit lorsqu’il se déborde.

Les voyageurs remarquent que les lions se retirent pendant l’été dans les arbres et les roseaux qui croisent le long de ce fleuve, et qu’ils sont obligés d’en sortir lorsque ce fleuve commence à s’enfler. C’est à quoi le prophète Jérémie fait allusion, lorsqu’il compare les ennemis qui viennent attaquer Jérusalem (Jérémie 49.19), ou Babylone (Jérémie 50.44), à des lions qui sortent de l’orgueil, ou de l’inondation du Jourdain ; qui sont chassés de leurs forts par l’inondation de ce fleuve. Zacharie (Zacharie 11.3) nous représente les princes de Juda, affligés de se voir éloignés de Jérusalem, comme des lions qui rugissent en voyant l’orgueil, ou la hauteur du Jourdain ravagée. Maundrel, dans son « Voyage », dit que la largeur du Jourdain, à l’endroit de Jéricho, au temps qu’il le vit, était d’environ soixante pieds, et que sa rapidité était telle, qu’un homme n’aurait pu le passer à la nage.

Le long du Jourdain il y a, aux deux côtés, une grande plaine qui s’étend depuis le lac de Tibériade jusqu’à la mer Morte. Josèphe dit que cette plaine est longue de douze cents stades large de six vingts. Il ajoute que cette plaine est extrêmement aride pendant l’été, et que l’air en est malsain, à cause de l’excessive chaleur. Il n’y a proprement que les bords du Jourdain qui soient arrosés, tout le reste est désert. On sait par l’Écriture les miracles qui se firent dans le Jourdain, lorsque ce fleuve se partagea pour laisser un passage libre aux Hébreux, sous la conduite de Josué (Josué 3), [Voyez Josué, l’article et l’addition, § 29 et 30], lorsque Élie et Élisée le passèrent en marchant sur les eaux (2 Samuel 2.8-14) ; lorsque Élisée fit nager le fer de la cognée qui était tombé dans ce fleuve (2 Samuel 6.6-7) ; lorsque le Sauveur du monde fut baptisé dans le même fleuve (Matthieu 3.16), que le ciel s’ouvrit, et que le Saint-Esprit descendit sur lui [Après avoir quitté les rivages de la mer Morte, « nous avons, dit M. Poujoulat dans une lettre écrite à M. Michaud, nous avons marché du côté de l’embouchure du Jourdain, où nous sommes arrivés en moins de trois quarts d’heure. En touchant aux bords du fleuve, mon premier mouvement a été de boire de son eau, c’était une manière de saluer le fleuve le plus poétique du monde ; je me rappelle combien mon imagination fut vivement frappée quand je visitai avec vous le Simoïs et le Scamandre ; mais je me suis senti bien autrement ému à la vue du Jourdain ; les fleuves d’Ilion n’avaient parlé qu’à mon esprit, le Jourdain parlait à mon âme ; ceux-là n’avaient pour moi que des souvenirs d’études, celui-ci me rendait mes affections, mes souvenirs du premier âge ; il me faisait rêver à mon enfance religieuse ; j’éprouvais à l’aspect du Jourdain quelque chose de ce qu’on éprouve à l’aspect du pays natal, des rives paternelles. Vous n’avez pas été vous-même étranger à ces sortes d’impressions, et vous avez eu occasion d’exprimer une idée semblable dans une de vos lettres sur Jérusalem.

Le Jourdain, en se jetant dans la mer Morte, élargit son lit et devient peu profond ; là les bords du fleuve sont fangeux et couverts de roseaux ; des troupes de canards sauvages battaient de leurs ailes les flots de l’embouchure, et plusieurs s’envolaient au-dessus du lac ; là le Jourdain est guéable… Les pèlerins qui nous suivaient regardaient avec des yeux presque indifférents l’embouchure du Jourdain ; ce qu’ils demandaient à visiter, c’est l’endroit où le Christ reçut le baptême des mains de son précurseur… Nous suivions les rives du Jourdain à des distances plus ou moins rapprochées ; le fleuve serpente sous une double ligne de saules et de roseaux ; nous nous avancions sur une terre sablonneuse où croissent çà et là des touffes de tamarin, de palma-Christi et d’agnus-castus. À chaque instant, on croyait voir s’élancer sur nous, non point ces lions des rives du Jourdain dont parle l’Écriture, mais des bandes de bédouins aussi redoutables que les bêtes du désert ; notre caravane cheminait en silence, et les mots Iordanos ! Iordanos ! se faisaient seuls quelquefois entendre au milieu des pèlerins grecs.

Une marche de trois heures sous un soleil qui embrasait le sable autour de nous, nous a conduits dans le lieu révéré. À peine arrivés, les pèlerins, quittant leurs vêtements et poussant des cris d’allégresse, sont entrés dans le fleuve ; chaque chrétien a plongé trois fois sa tête dans l’onde sacrée en faisant des signes de croix ; des prêtres grecs répandaient eux-mêmes l’eau baptismale sur la tête de plusieurs pèlerins. Ces pauvres Grecs buvaient de l’eau du Jourdain tant qu’ils pouvaient, et se baignaient avec une joie religieuse ; en purifiant leur corps, ils croyaient purifier aussi leur âme ; le fleuve emportait toutes les souillures, et chaque pèlerin, au sortir du fleuve, voyait s’ouvrir pour lui les portes du ciel…

Cet endroit du fleuve, qui est devenu comme un sanctuaire, est entouré de grands saules et d’arbustes qui lui donnent une riante physionomie. Je vous disais, il y a peu de jours, que le torrent de Cédron ou de la tristesse doit gémir en coulant, il n’en est pas de même pour le Jourdain ; le murmure de chaque flot qui passe est comme un accent joyeux. Ce lieu a toujours été un lieu saint pour les disciples de l’Évangile ; dans les premiers siècles de l’Église, c’est là que les fidèles accouraient des pays les plus lointains pour régénérer leur foi. Pendant le moyen âge, que de chrétiens d’Occident sont venus visiter ces bords !

Quand on est dans le lieu du baptême de Jésus, on a devant soi, à l’orient, dans le pays arabique, la montagne de Nébo, d’où le Seigneur fit voir à Moïse la terre de promission, et qui fut témoin des derniers moments du législateur inspiré. J’ai mesuré de l’œil cette montagne qui vit alors un des plus intéressants spectacles dont l’histoire puisse garder le souvenir. Le dernier jour de Moïse sur le mont Nébo et dans la vallée de Phogor s’offre à nous avec une imposante solennité ; le saint vieillard était là sur les confins de deux mondes, entre le désert et les régions plus heureuses que Dieu destinait à Israël ; du haut de la montagne il parcourut des yeux le pays où devaient s’accomplir tant de grandes choses, et sa pensée prophétique dut s’attrister à la vue des crimes et des malheurs futurs du peuple hébreu. Là-bas, dans cette vallée que je découvre à l’orient, Moïse rappela aux enfants d’Israël les commandements du Seigneur, leur adressa ses instructions dernières, son dernier adieu ; il mourut entre les bras d’Eléazar et de Josué, qui allait devenir le nouveau conducteur de la nation choisie, et la Bible nous apprend que le soin de sa sépulture fut confié à des anges. Quelle grande figure que celle de Moïse, à la fois pontife, législateur et historien ! Quelle merveilleuse et poétique vie ! Quarante ans dans la cour de Pharaon ; quarante ans berger avec les bergers de Madian ; quarante ans dans le désert, pasteur d’un peuple qui devait plus tard donner un sauveur au monde. Moïse voit Dieu face à face, tantôt sous la forme d’une flamme ardente, tantôt sous des formes humaines ; une autre fois il voit Dieu dans la nue, entourée de la majesté du tonnerre. Tout est prodige dans cette existence, et la sépulture du sublime auteur du Pentateuque est devenue elle-même un mystère pour les hommes.

La science et les traditions n’ont pu indiquer d’une manière précise l’endroit où les Israélites passèrent le Jourdain ; il est à présumer que ce fut non loin du lieu où le Christ a reçu le baptême, puisque les Hébreux avaient vis-à-vis d’eux la cité de Jéricho. Le passage se fit au temps de la moisson, et le fleuve avait débordé. Les prêtres qui portaient l’arche d’alliance marchaient devant le peuple, et quand ils commencèrent à mouiller leurs pieds, soudain les eaux qui descendaient, s’élevant comme une montagne, s’arrêtèrent immobiles, et le reste du fleuve s’écoula dans la mer du désert ; puis, Josué choisit douze hommes, un de chaque tribu, pour prendre dans le Jourdain desséché douze pierres destinées à servir de monument ; lorsque dans les âges suivants, les enfants des Hébreux demandaient ce que voulaient dire ces pierres, on leur répondait : Les eaux du Jourdain se sont séchées devant l’arche du Seigneur, et ces pierres sont chargées de le rappeler aux enfants d’Israël. De tels récits seraient-ils déplacés dans une épopée ?

Les Arabes donnent au Jourdain le nom de Nahr-El-Sherka (fleuve du jugement) ; on peut remarquer que cette dénomination n’est que la traduction fidèle du nom primitif Jordan ; le mot jor signifie fleuve en hébreu, et dan veut dire jugement. Assez de voyageurs ont parlé des sources du Jourdain, des pays qu’il traverse dans son cours. Voyez quelle est sa destinée ! Après avoir baigné de riantes vallées, après avoir promené ses eaux au milieu d’un des plus beaux lacs de la terre (celui de Génésareth), ce fleuve aux religieux souvenirs vient s’abîmer plein de gloire dans la mer du crime et de la mort. » M. Poujoulat, Correspondances d’Orient, lettr. 107, écrite au mois de mars 1831, tome 4 pages 388-375, passim.

Dix-huit mois après cette date, M. de Lamartine contemplait le fleuve des prophètes et le fleuve de l’Évangile au midi du lac de Génésareth, et voici eu quels termes il en parle dans son Voyage en Orient, tome 1 pages 321-325 :

« Le Jourdain sort en serpentant du lac, se glisse dans la plaine basse et marécageuse d’Esdraëlon, à environ cinquante pas du lac ; il passe, en bouillonnant un peu et en faisant entendre son premier murmure, sous les arches ruinées d’un pont d’architecture romaine. C’est là que nous nous dirigeons par une pente rapide et pierreuse, et que nous voulons saluer ses eaux consacrées dans les souvenirs de deux religions ! En peu de minutes nous sommes à ses bords : nous descendons de cheval, nous nous baignons la tête, les pieds et les mains dans ses eaux douces, tièdes et bleues comme les eaux du Rhône quand il s’échappe du lac de Genève. Le Jourdain, dans cet endroit, qui doit être à-peu-près le milieu de sa course, ne serait pas digne du nom de fleuve dans un pays à plus larges dimensions ; mais il surpasse cependant de beaucoup l’Eurotas et le Céphise, et tous ces fleuves dont les noms fabuleux ou historiques retentissent de bonne heure dans notre mémoire, et nous présentent une image de force, de rapidité et d’abondance, que l’aspect de la réalité détruit. Le Jourdain ici même est plus qu’un torrent ; quoiqu’à la fin d’un automne sans pluie, il roule doucement dans un lit d’environ cent pieds de large, une nappe d’eau de deux ou trois pieds de profondeur, claire, limpide, transparente, laissant compter les cailloux de son lit, et d’une de ces belles couleurs qui rend tonte la profonde couleur d’un firmament d’Asie, plus bleu même que le ciel, comme une image plus belle que l’objet, comme une glace qui colore ce qu’elle réfléchit. À vingt ou trente pas de ses eaux, la plage, qu’il laisse à présent à sec, est semée de pierres roulantes, de joncs et quelques touffes de lauriers-roses encore en fleurs. Cette plage a cinq à six pieds de profondeur au-dessous du niveau de la plaine, et témoigne de la dimension du fleuve dans la saison ordinaire des pleines eaux. Cette dimension, selon moi, doit être de huit à dix pieds de profondeur sur cent à cent vingt pieds de largeur. Il est plus étroit, plus haut et plus bas dans la plaine ; mais alors il est plus encaissé et plus profond, et l’endroit où nous le contemplions est un des quatre gués que le fleuve a dans tout son cours. Je bus dans le creux de ma main de l’eau du Jourdain, de l’eau que tant de poètes divins avaient bue avant moi, de cette eau qui coula sur la tête innocente de la victime volontaire ! Je trouvai cette eau parfaitement douce, d’une saveur agréable et d’une grande limpidité. L’habitude que l’on contracte dans les voyages d’Orient de ne boire que de l’eau, et d’en boire souvent, rend le palais excellent juge des qualités d’une eau nouvelle. Il ne manquerait à l’eau du Jourdain qu’une de ces qualités, la fraîcheur. Elle était tiède, et quoique mes lèvres et mes mains fussent échauffées par une marche de onze heures, sans ombre, par un soleil dévorant, mes mains, mes lèvres et mon front éprouvaient une impression de tiédeur en touchant l’eau de ce fleuve. »

« Comme tous les voyageurs qui viennent, à travers tant de fatigues, de distances et de périls, visiter dans son abandon ce fleuve jadis roi, je remplis quelques bouteilles de ses eaux pour les porter à des amis moins heureux que moi, et je remplis les fontes de mes pistolets de cailloux que je ramassai sur le bord de son cours. Que ne pouvais-je emporter aussi l’inspiration sainte et prophétique dont il abreuvait jadis les bardes de ses sacrés rivages, et surtout un peu de cette sainteté et de cette pureté d’esprit et de cœur qu’il contracta sans doute en baignant le plus pur et le plus saint des enfants des hommes ! Je remontai ensuite à cheval, je fis le tour de quelques-uns des piliers ruinés qui portaient le pont ou l’aqueduc dont j’ai parlé plus haut, je ne vis rien que la maçonnerie dégradée de toutes les constructions romaines de cette époque, ni marbre, ni sculpture, ni inscription ; aucune arche ne subsistait, mais dix piliers étaient encore debout, et l’on distinguait les fondations de quatre ou cinq autres ; chaque arche, d’environ dix pieds d’ouverture, ce qui s’accorde assez bien avec la dimension de cent vingt pieds, qu’à vue, d’œil je crois devoir donner au Jourdain.

Au reste, ce que j’écris ici de la dimension du Jourdain n’a pour objet que de satisfaire la curiosité des personnes qui veulent se faire des mesures justes et exactes des images mêmes de leurs pensées, et non de prêter des armes aux ennemis et aux défenseurs de la foi chrétienne, armes pitoyables des deux parts qu’importe que le Jourdain soit un torrent ou un fleuve ? que la Judée soit un monceau de roches stériles ou un jardin délicieux ? que telle montagne ne soit qu’une colline, et tel royaume une province ? Ces hommes qui s’acharnent, se combattent sur de pareilles questions, sont aussi insensés que ceux qui croient avoir renversé une croyance de deux mille ans, quand ils ont laborieusement cherché à donner un démenti à la Bible et un soufflet aux prophéties ? Ne croirait-on pas, à voir ces grands combats sur un mot mal compris ou mal interprété des deux parts, que les religions sont des choses géométriques que l’on démontre par un chiffre ou que l’on détruit par un argument ; et que des générations de croyants ou d’incrédules sont là toutes prêtes à attendre la fin de la discussion et à passer immédiatement dans le parti du meilleur logicien et de l’antiquaire le plus érudit et le plus ingénieux ? Stériles disputes qui ne pervertissent et ne convertissent personne ! Les religions ne se prouvent pas, ne se démontrent pas, ne s’établissent pas, ne se ruinent pas par de la logique ! elles sont, de tous les mystères de la nature et de l’esprit humain, le plus mystérieux et le plus inexplicable ! elles sont d’instinct et non de raisonnement ! comme les vents qui soufflent de l’orient ou de l’occident, mais dont personne ne connaît la cause ni le point de départ, elles soufflent, Dieu seul sait d’où, Dieu seul sait pourquoi, Dieu seul sait pour combien de siècles et sur quelles contrées du globe ! Elles sont, parce qu’elles sont ; on ne les prend, on ne les quitte pas à volonté, sur la parole de telle ou telle bouche ; elles font partie du cœur même plus encore que de l’esprit de l’homme. »]

Jourdain (petit) (1)

Le Petit Jourdain n’est autre que le Jourdain, quand il est plus près de sa source, et avant qu’il soit grossi par les eaux des fontaines et des ruisseaux qui s’y déchargent. Josèphe dit que les marais du lac Séméchon s’étendent jusqu’à la délicieuse campagne de Daphné, dont les fontaines nourrissent le petit Jourdain et le conduisent dans le grand Jourdain, au-dessous du temple du bœuf d’or, ou du veau d’or. Je crois qu’au lieu de Daphné il faudrait lire Dan, et que Dan doit être placée beaucoup plus près du lac de Séméchon qu’on ne la met ordinairement. [Voyez Asor et Hermon. « Le Jourdain, dit Barbié du Bocage, a deux sources principales, situées au pied des montagnes de l’Anti-Liban, et dont la plus orientale sort d’un petit lac nommé Phiala ; l’autre, plus occidentale, porte le nom de Petit Jourdain. Toutes deux se réunissent un peu au nord du lac de Samochonites, appelé dans l’Écriture les eaux de Mérom et forment le véritable ou le Grand Jourdain. »

Dans la citation que nous avons empruntée de M. Gilot de Kerhardène et que nous avons eu occasion de placer à l’article Asor, il est question du Petit Jourdain ; elle se termine par ces mots : « (Le pont El-Mardj) facilite le passage du cours d’eau que les commentateurs de la Bible ont nommé le Petit Jourdain. » M. Gilot poursuit en ces termes (Correspondances d’Orient, lettr. 101 34, tome 7) : « Rapide comme un torrent des Alpes, encaissé entre deux rives verdoyantes, paré de lauriers-roses dont les fleurs et les feuillages se reflètent dans le cristal limpide, ce cours d’eau m’a rappelé les poétiques ruisseaux de la Grèce. La pente est si brusque, que le courant, arrêté de distance en distance par des roches ou des cailloux arrondis sous l’effet des eaux, forme de bruyantes cascades dont l’écume blanchit la surface de l’onde.

À neuf heures nous avions passé le pont à la file, ce qui avait obligé la caravane à s’étendre ; jusqu’alors elle s’était tenue serrée à cause d’une nuée de Bédouins qui épiaient tous ses mouvements. Au delà du Petit Jourdain, on se trouve, comme par enchantement, dans un site magnifique ; et pour la première fois, en Syrie, je retrouvais avec délices la riante verdure de la France. Il me semblait voir un frais paysage de la Bretagne, tant le gazon était émaillé de fleurs. Le doux chant des oiseaux cachés dans les feuillages qui bordent le ruisseau ajoutait encore aux charmes du paysage varié. C’est dans cette presqu’île (tracée par le petit Jourdain, le lac de Roulé ou de Séméchon et le ruisseau de Jor), au haut de la vallée, qu’Abraham surprit de nuit dans leur camp les quatre rois… (pages 392, 393).

Plus on remonte vers la source du Jourdain et plus la vallée se resserre. Elle se prolonge à trois lieues de distance jusqu’aux fleuves couverts de neiges du Gibel-El-Cheik, et renferme, entre Banias et le point où elle commence, deux villages druses. À une demi-lieue du ruisseau de Dan, nous atteignîmes la belle forêt dont parlent les chroniqueurs des croisades ; elle s’étend des deux côtés du Jourdain au midi de Banias (Panias, Paniade, Césarée de Philippes), sur une longueur de quatre lieues, et se compose presque tout entière d’azadaracs et de chênes verts qui donnent la noix de galle. Sur la lisière de la forêt, entre les deux ruisseaux de Jor et de Dan, dont la réunion forme le Jourdain, un campement de Bédouins occupait le sol où tant d’armées ont campé tour à tour… (pages 395).

Après avoir joui çà et là de l’ombre rare des bosquets, nous atteignîmes les rives du ruisseau de Jor ou le Jourdain proprement dit. Nous suivîmes le cours du fleuve qui coule à droite sous l’ombrage, et nous atteignîmes, en montant toujours au nord-est, le petit pont de Banias. Ce pont, placé au-dessous du village, est beaucoup plus grossier que le pont d’El-Merdj, construit sur le ruisseau de Dan ; il est de même bâti de pierres noircies par le temps, et les deux ponts semblent avoir une origine commune avec les murailles et le château de Banias. Nous avions laissé sur la gauche, à une lieue de distance au nord, les débris oubliés de Dan, le point le plus septentrional de la terre sainte. On aperçoit à une demi-lieue de Banias le village de Souciba ou Soubeïta, placé sur le sommet du mont Panion (Panéus). C’est la forteresse ou citadelle de Banias… Ayant passé le pont, placé à un demi-mille de la source visible du Jourdain, on fit halte un moment, et nous entrâmes en phalange dans l’antique Panias ou Panéade que l’archevêque de Tyr, nomme aussi Bélinas. On compte depuis Méléa six heures de marche…

La caravane, après avoir traversé le village dans sa longueur, vint s’établir sur l’esplanade, au-dessus des fossés à sec du château franc… Le cheik de Banias vint nous y trouver… Nous lui demandâmes un musulman du village pour nous guider dans nos recherches aux environs. Je vous offre mon fils, nous dit-il, mais d’abord veuillez me suivre ; je vais vous conduire moi-même à la source du Nahr-Ardine. C’est ainsi que les Arabes et Ghor nomment le Jourdain au-dessus du lac de Tibériade ; entre le lac et la mer Morte, ils l’appellent El-Charria. Nous descendîmes dans les fossés du château, puis, sortant par une large brèche et longeant la rive gauche du Jourdain, nous atteignîmes en trois minutes la grotte mystérieuse d’où jaillit le fleuve sacré. Cette grotte naturelle, consacrée au dieu Pan sous la domination romaine, a donné son nom à la cité antique. La voûte régulière qui ouvre le bassin ressemble à celles des cryptes phéniciennes creusées par le ciseau dans les hauteurs qui dominent Saïde, et destinées à servir de sépulcres aux familles sidoniennes. Cette grotte est haute de vingt-cinq pieds, et large de trente. En hiver, l’eau du bassin déborde et remplit l’espace rocailleux placé entre le village, la forteresse et le rocher perpendiculaire qui écrase sous sa hauteur le village humblement assis à ses pieds. Alors l’onde souterraine, s’agitant à plein bord dans le bassin intérieur, sort en bouillonnant des profonds abîmes du Panion, et va former un cours limpide et écumeux qui se joue à la sortie, au milieu des roches tombées de la montagne, et des pierres du château éparses dans son lit impétueux. Le bloc calcaire du mont Panion, taillé à pic et régulier comme le pourtour extérieur du Colysée, a cent pieds d’élévation verticale ; à la base, il offre trois grottes naturelles, et au-dessus des niches sculptées avec art et des inscriptions grecques à demi effacées d’après ce que j’ai pu en déchiffrer, ces inscriptions seraient de l’époque des empereurs romains.

Après avoir puisé à la source sacrée et bu cette eau célèbre par tant de miracles, nous revînmes sur nos pas en longeant le rocher, et le cheik nous fit entrer dans la grotte la plus éloignée de la source. C’est la plus petite des trois grottes, celle du milieu étant aussi vaste que la première où jaillit le Jourdain. Les Arabes la nomment la grotte de Cavadja-Ibrahim, et ce nom lui vient sans doute par tradition de ce que le patriarche Abraham s’y reposa au retour de l’expédition contre les quatre rois, après les avoir atteints à l’occident de Damas…

Nous étant assis avec le cheik sous l’ombrage séculaire de quatre beaux platanes dont le Jourdain baignait les racines, on fit cercle autour de nous… Ce café en plein air, où étaient réunis les principaux du village, est le lieu public de Banias. Il est situé à l’est entre le village et les ruines du château ; c’est là que se tient le divan et qu’on délibère le chibouc à la main… » (pages 398-400)].