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Introduction à Ésaïe
Bible Annotée

I. Les grands États voisins de la Palestine

La période de l’histoire d’Israël à laquelle appartient le ministère d’Ésaïe, a une importance particulière. C’est celle où le peuple de Dieu entre en rapports directs et suivis avec les grandes monarchies païennes qui, pendant plusieurs siècles, se disputèrent la domination de l’Orient. Nous jetterons un coup d’œil rapide sur l’histoire de ces empires pour autant qu’elle se rapporte à l’étude de notre prophète.

Le plus puissant d’entre ces grands États était alors le royaume d’Assyrie, dont la capitale, Ninive, était située sur les bords du Tigre.

Dès longtemps la politique des souverains assyriens ne se proposait d’autre but que l’annexion de tous les petits États de l’Asie occidentale. Leur ambition aspirait même à la conquête de l’Égypte. Bien avant Nébucadnetsar et Alexandre, ils conçurent cette idée de la monarchie universelle que ces deux conquérants tentèrent de réaliser à leur tour et dont l’empire romain fut l’incarnation la plus parfaite.

Déjà au XIIe siècle avant Jésus-Christ, Tiglath-Piléser premier avait passé l’Euphrate et poussé ses incursions jusqu’aux bords de la Méditerranée. Vers l’an 800, la Phénicie, la Philistie, Édom, le royaume d’Éphraïm1, payaient tribut à l’Assyrie. Tiglath-Piléser II (745-728)2 conquit la Syrie et une partie du royaume des dix tribus et s’avança jusqu’aux frontières de l’Égypte. Salmanasar (728-722) et Sargon (722-705) mirent fin à l’État des dix tribus, dont les habitants furent transportés en Assyrie. Sanchérib (705-681) échoua dans son expédition contre l’Égypte ; mais son fils, Asarhaddon (681-668), étendit sa domination sur toute l’Asie occidentale, sur l’île de Chypre, et momentanément même sur l’Égypte, et put prendre le titre de « roi des rois d’Égypte et d’Éthiopie. » Son successeur, Assurbanipal (668-626), fut le maître d’un immense empire qui avait pour limites les montagnes de l’Arménie au nord, le golfe Persique et le désert arabique à l’est, la Nubie au sud, la Libye, la Chypre et la Cilicie à l’ouest. Avec lui la puissance assyrienne atteignit son plus haut degré d’extension que suivit une rapide décadence (chute de Ninive, 606 avant J-C).

Au sud de la Palestine fleurissait le royaume d’Égypte. L’ambition des Pharaons, non moins vaste que celle des souverains des bords du Tigre, datait de plus loin encore. Au XVIIe siècle avant Jésus-Christ, Tutmès premier parvint jusqu’à l’Euphrate ; l’un de ses fils, Tutmès III, fit la conquête de l’Asie jusqu’au Tigre. Au XIVe siècle, Ramsès II (le Sésostris des Grecs) pénétra jusqu’en Asie-Mineure et en Assyrie. Vers le milieu du Xe siècle, sous le règne de Roboam, Sisak assiégea Jérusalem, la prit et la pilla. Mais l’Égypte, affaiblie par des révolutions et des divisions intestines, tomba bientôt sous la domination des conquérants éthiopiens qui y fondèrent la 25e dynastie. Le plus remarquable d’entre eux, Tirhaka (VIIIe siècle), s’avança jusqu’en Palestine et fit reculer Sanchérib ; mais il fut battu par les successeurs de ce dernier, Asarhaddon et Assurbanipal. Thèbes fut plusieurs fois prise et pillée par les Assyriens. Un siècle plus tard, l’Égyptien Néco, le fils du fondateur de la 26e dynastie, envahit la Palestine et battit, à Méguiddo, le roi Josias de Juda ; mais il perdit bientôt après, contre Nébucadnetsar, la bataille de Circésium, sur l’Euphrate (604).

Une troisième puissance devait porter à Juda des coups plus sensibles que n’avaient pu le faire l’Assyrie et l’Égypte : c’est la monarchie chaldéenne, dont la capitale était l’antique ville de Babylone sur l’Euphrate. Soumise par les rois de Ninive et annexée à leur empire, Babylone cherchait, au temps d’Ésaïe, à reconquérir son indépendance. L’avènement de Sargon au trône d’Assyrie fut le signal d’une révolte à la tête de laquelle se mit l’un des vassaux de Ninive, Mérodac-Baladan. Cet homme remarquable était roi de Beth-Jakin, territoire de la Basse-Chaldée. Il s’empara de Babylone et s’y maintint pendant douze ans. Battu enfin par Sargon, en 710, il se réfugia sur les bords du golfe Persique et y continua, pendant plus de dix ans, une résistance acharnée3. Un siècle durant se poursuivit ainsi la lutte entre Ninive et Babylone. En 606, Ninive tomba enfin au pouvoir du Babylonien Nabopolassar. Celui-ci fonda sur les ruines de la puissance assyrienne l’empire néo-chaldéen, qui atteignit, sous son fils et successeur Nébucadnetsar, le faîte de sa puissance.

Placée entre ces grandes monarchies rivales également intéressées à la posséder, la Palestine n’aurait pu conserver son indépendance qu’en se gardant d’entrer en relations avec aucune d’entre elles. Mais cette attitude réservée eût exigé plus de foi en la protection divine que n’en eurent la plupart des rois israélites. Malheureusement leur politique consista plutôt à s’appuyer tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre de ces puissances. Cette ligne de conduite, constamment blâmée par les prophètes, eut pour résultat d’attirer l’un après l’autre en Palestine les conquérants étrangers. La Terre Sainte leur servit de champ de bataille jusqu’au moment où elle tomba définitivement entre les mains des Chaldéens.

II. Le royaume de Juda à l’époque d’Ésaïe

Les quatre rois de Juda, sous lesquels vécut Ésaïe, sont : Ozias, Jotham, Achaz et Ézéchias (Ésaïe 1.1). Ésaïe est donc contemporain de Michée, qui prophétisait comme lui dans le royaume du sud, et d’Osée, qui exerçait son ministère dans celui des dix tribus (comparez Osée 1.1 ; Michée 1.1).

Ozias (ou Azaria) succéda en 810 à son père Amatsia. Son règne fut long et heureux. Il reconquit le port d’Elath, sur la mer Rouge, enleva aux Philistins les villes de Gath, Jabin et Asdod, et soumit diverses tribus arabes ; les Ammonites lui payaient un tribut. Son armée comptait 2600 officiers et plus de 300 000 soldats. Il fortifia Jérusalem et d’autres points du pays et sut aussi développer le commerce et l’agriculture. À sa mort, le royaume jouissait d’une prospérité qu’il n’avait plus connue depuis le temps de Salomon. Fidèle à la loi tant que vécut le prophète Zacharie (2 Chroniques 26.5), Ozias la viola vers la fin de sa vie : il usurpa les fonctions sacerdotales, imitant ainsi les princes païens qui étaient à la fois rois et prêtres de leurs peuples. Atteint de la lèpre, il dut abandonner le gouvernement et confier la régence à son fils Jotham.

Jotham (758-742) fit une guerre heureuse contre les Ammonites, construisit plusieurs places fortes et maintint le royaume de Juda au degré de bien-être et de puissance extérieure où l’avait laissé son père. Mais un œil exercé eût pu y découvrir des germes de corruption qui déjà se développaient rapidement (2 Chroniques 27.2). Le royaume était prospère en apparence ; la force et la santé morales faisaient en réalité de plus en plus défaut. L’accroissement de la richesse, les progrès du luxe, l’introduction des mœurs et des modes étrangères, l’invasion de l’idolâtrie à la suite de l’or et des produits des peuples païens, des habitudes de violence et de débauche chez les grands, la concentration croissante de la propriété en un petit nombre de mains : tels sont quelques-uns des traits du tableau qu’Ésaïe nous trace de l’état du peuple de Juda au commencement du règne d’Achaz, le fils et successeur de Jotham.

Monté fort jeune sur le trône, Achaz (742-727) se trouva, dès le début de son règne, engagé dans un grave conflit avec la Syrie et le royaume des dix tribus. Retsin, de Damas, et Pékach, de Samarie, avaient déjà déclaré la guerre à Jotham. La conquête faite par Ozias de territoires qui avaient jadis appartenu tour à tour à la Syrie et à Éphraïm, en fournit sans doute le prétexte. Les hostilités recommencèrent plus vives dès la première année d’Achaz. Le but que les alliés se proposaient n’était rien moins que de renverser la dynastie de David pour mettre sur le trône de Jérusalem, comme simple vassal, une créature du roi de Syrie. Le royaume des dix tribus, affaibli par des divisions intestines et des guerres extérieures malheureuses, cherchait à recouvrer, en écrasant Juda, le prestige et la puissance dont il était privé depuis le règne glorieux de Jéroboam II. Mais en s’alliant avec les païens, ses ennemis séculaires, pour une entreprise toute anti-théocratique, cet État courait lui-même au-devant de sa perte. Les promesses de Dieu, assurées à la race de David, s’opposaient à ce qu’un tel complot contre Juda réussit. Achaz, il est vrai, fut d’abord défait dans deux grandes batailles. Retsin s’empara d’Elath, puis vint avec Pékach mettre le siège devant Jérusalem. Les Édomites et les Philistins saisirent cette occasion pour s’affranchir de la domination de Juda et lui enlever des territoires importants. En ce moment critique, Achaz ne sut pas comprendre que le salut de Juda était assuré par sa position même de peuple de Dieu ; il conçut la fatale idée d’appeler à son secours l’Assyrien Tiglath-Piléser. Celui-ci, sans doute, lui vint en aide, il prit Damas et annexa à ses États une partie du royaume des dix tribus ; c’était peu d’années avant le moment où ce royaume fut définitivement supprimé par les Assyriens. Mais, en échange de ce secours, Achaz dut envoyer à Tiglath-Piléser une somme considérable et s’engager au paiement d’un tribut annuel. Il alla même à Damas rendre hommage au conquérant.

Achaz est, si l’on excepte Athalie4, le premier souverain de Juda qui ait travaillé ouvertement à y introduire l’idolâtrie. Il offrit un de ses fils sur l’autel de Moloch ; dans tout le pays s’établirent des sanctuaires idolâtres, et le temple fut même fermé au culte de Jéhova. Le roi eut pour complices l’indifférence religieuse du peuple et celle du grand-prêtre lui-même, qui consentit à installer par ses ordres, dans le temple, un autel construit sur le modèle d’un de ceux qu’il avait vus à Damas.

L’idolâtrie devenue dominante à Jérusalem, la suprématie de Juda sur ses voisins perdue, son autonomie sérieusement compromise, tel est le bilan de ce triste règne.

Le règne d’Ézéchias (727-698) forme un parfait contraste avec celui d’Achaz. Secondé par Ésaïe, il entreprit une réforme religieuse qui, sans jeter de très profondes racines dans l’ensemble de la nation, n’en porta pas moins quelques beaux fruits. Les idoles et leurs sanctuaires disparurent du pays ; le culte du vrai Dieu fut rétabli, le sacerdoce réorganisé, les fêtes religieuses célébrées avec leur ancien éclat. Cette restauration fut inaugurée par une Pâque solennelle à laquelle Ézéchias convia même les tribus du nord.

Ce fut dans la sixième année du règne d’Ézéchias que Samarie tomba aux mains de l’Assyrien Sargon, après un siège de trois ans commencé par Salmanasar (722). Après la prise de cette ville, Sargon se dirigea vers le sud, battit à Raphia l’Éthiopien Sabacon (So), l’allié du dernier roi de Samarie, Osée, et conquit la Philistie (720). Une révolte des Philistins ramena Sargon en Palestine en 7115. Cette fois encore, le torrent dévastateur de l’invasion assyrienne passa à côté d’Ézéchias sans l’atteindre. L’intime désir de celui-ci était de s’affranchir de la dépendance où il se trouvait à l’égard de l’Assyrie par la faute d’Achaz. Il dut être fortement tenté de le faire lorsque, dans la 14e année de son règne, il reçut l’ambassade que lui envoyait Mérodac-Baladan pour le féliciter de sa guérison à la suite d’une grave maladie. Le roi de Babylone avait certainement pour but d’entraîner Ézéchias dans une alliance contre l’Assyrie ; il ne paraît pas y avoir réussi. Mais lorsque, quelques années plus tard, Sanchérib eut succédé à Sargon (705), Ézéchias refusa résolument le tribut que Juda payait aux Assyriens depuis le temps de son père. Malheureusement il commit en même temps la faute de se tourner vers l’Égypte pour y chercher un point d’appui contre l’Assyrie. Cette politique, d’une prudence toute humaine, faillit perdre Juda. En 701, Sanchérib, après avoir conquis la Phénicie, envahit et dévasta la Judée. Ézéchias, « enfermé dans Jérusalem comme un oiseau dans sa cage »6, (comparez Ésaïe 1.7-8), envoya à Sanchérib 300 talents d’argent et 30 talents d’or, une somme considérable. Sanchérib accepta l’argent et n’en exigea pas moins la reddition de la capitale, dont la possession lui importait d’autant plus que l’Éthiopien Tirhaka, roi d’Égypte, s’avançait contre lui. Il paraît s’être momentanément retiré du pays de Juda et avoir gagné ensuite sur les Égyptiens la bataille d’El-Théké ; mais au moment où il allait attaquer Jérusalem, un désastre subit, probablement une peste qui fit périr une grande partie de son armée, le força à reprendre en toute hâte le chemin de l’Assyrie (700). Après cette expédition malheureuse, il ne reparut plus en Palestine7. Ézéchias mourut peu après cette délivrance (698).

III. La vie et le ministère d’Ésaïe

Ésaïe (en hébreu Jeschajahou, abrégé Jeschaja) signifie « Jéhova sauve » ou « salut de Jéhova ». Le prophète qui porte ce nom était fils d’Amots, personnage qui nous est inconnu et qui ne doit pas être confondu avec le prophète Amos, dont le nom s’écrit tout différemment en hébreu. Une tradition assez ancienne fait d’Amots le frère du roi Amatsia ; Ésaïe aurait ainsi été de race royale ; mais c’est là une pure supposition sans autre fondement que l’analogie des noms.

Ésaïe vivait à Jérusalem, où nous le trouvons dans toutes les circonstances connues de sa vie (Esaîe 7 ; 22.15 et suivants ; chapitres 37 ; 38 ; 39). Il était marié ; la Bible lui attribue deux fils : Schéarjaschub et Maherschalal-Chaschbaz (7.3 ; 8.3).

Nous ignorons la date de sa naissance et celle de sa mort. Mais nous savons qu’il fut appelé au ministère prophétique l’année de la mort d’Ozias (758), et qu’il l’exerça jusque vers la fin du règne d’Ézéchias (invasion de Sanchérib, 701-700)8. Son activité a donc duré une soixantaine d’années, et comme il ne pouvait guère avoir moins de vingt ans lors de sa vocation, il doit être mort, dans un âge fort avancé. Rien dans les textes n’indique qu’il ait survécu à Ézéchias (mort en 698). Une tradition juive rapporte qu’il fut martyr sous Manassé, le plus impie et le plus cruel des rois de Juda (2 Rois 21). Condamné à mort pour avoir osé dire qu’il avait vu Dieu et s’être permis de comparer Jérusalem à Sodome et Gomorrhe9, Ésaïe, poursuivi par les gens du roi, se réfugia, dit la légende, dans le tronc creux d’un cèdre qui se referma sur lui. Le roi donna l’ordre de scier l’arbre ; quand la scie atteignit la bouche du prophète, celui-ci expira. C’est peut-être à cette tradition que fait allusion l’auteur de l’épître aux Hébreux, lorsqu’il dit des prophètes (11.37) : « ils ont été sciés ». Si Ésaïe vivait encore à l’époque de Manassé, son martyre n’a rien d’improbable10. Il est cependant difficile de comprendre comment un fait de cette importance n’aurait laissé aucune trace dans les livres historiques, de l’Ancien Testament.

À en juger par ses relations avec les rois Achaz et Ézéchias, Ésaïe devait jouir d’une haute considération parmi ses concitoyens. Sous Ézéchias, il est le conseiller écouté et le principal soutien du roi. On a supposé, sans aucune raison, qu’il avait été l’éducateur de ce prince et qu’il devint son médecin11, d’après 2 Chroniques 26.22 et 32.32, il écrivit, outre ses prophéties, des ouvrages historiques sur les règnes d’Ozias et d’Ézéchias. L’opinion qui fait de lui le rédacteur officiel des annales des rois de Juda n’a aucun fondement. C’est à sa mission prophétique qu’il consacra toute son activité.

Vivant au centre même de la vie nationale, près du temple et de la cour, où il avait libre accès, au courant de tous les événements de la politique intérieure et extérieure, Ésaïe domine, en véritable voyant, le présent et l’avenir d’Israël. Il apprécie d’un coup d’œil sûr l’état moral du peuple et voit se dérouler le tableau à la fois sombre et lumineux de ses destinées finales. Nul prophète n’a possédé au même degré que lui une vue d’ensemble sur le développement du règne de Dieu et n’en a dessiné les contours d’une main si ferme.

Dès sa vocation sous Ozias, il comprit que le salut du peuple avait pour condition un jugement purificateur12. Nous ne possédons pas de prophétie de lui qui appartienne au temps de Jotham. Aucun événement saillant n’appela pendant ce règne son intervention. Le ministère actif d’Ésaïe commence proprement avec le règne d’Achaz ; il se rattache essentiellement à trois événements : l’invasion des rois de Samarie et de Syrie sous Achaz ; celle de Sanchérib sous Ézéchias, et le péché auquel ce dernier fut entraîné par l’ambassade du roi de Babylone.

1°) Le premier de ces faits, la guerre syro-éphraimitique13, est expressément indiqué au chapitre 7. Au moment le plus critique de cette guerre, Ésaïe se rend auprès d’Achaz, qui tremble devant ses deux ennemis, et lui annonce une prochaine délivrance ; il lui en donne pour gage la naissance de l’enfant Emmanuel. Mais derrière les ennemis actuels, Ésaïe en aperçoit un autre, plus dangereux encore, que l’imprévoyance d’Achaz vient déjà d’attirer, les Assyriens. Ce sont eux qui exécuteront les décrets de la justice de Dieu contre Juda. Toutefois ils ne pourront le détruire entièrement. Israël sera finalement sauvé et Assur châtié. Ainsi la délivrance dans la crise présente, puis une autre crise plus grave, rendue nécessaire par la corruption du peuple, mais qui aboutira au salut, voilà, résumée en deux mots, la prophétie d’Ésaïe dans cette première phase de son activité.

2°) Le grand conflit qu’il avait annoncé entre Juda et la puissance assyrienne éclata quarante ans plus tard, lorsqu’Ézéchias vit les armées de Sanchérib inonder la Palestine14. Au moment où se passa ce nouvel événement décisif pour le ministère du prophète, les temps étaient bien changés depuis sa première intervention sous Achaz. Alors Ésaïe avait été appelé à censurer et à menacer. Maintenant Ézéchias recueille le fruit amer des fautes commises par ses prédécesseurs ; mais, réformateur et croyant sincère, il agit de concert avec le prophète, et cet accord devient le salut du pays. La tâche d’Ésaïe consiste, dans ces nouvelles conjonctures, à raffermir, en face du péril, la foi d’Ézéchias et celle de son peuple. Cette foi n’est point, en effet, sans mélange de faiblesse. Pour échapper à l’Assyrie, Ézéchias, nous l’avons vu, s’appuyait sur l’Égypte. Ésaïe condamne cette politique ; il veut qu’on s’en remette à Dieu et qu’on attende de lui seul la délivrance. Au moment même où tout semble perdu, il annonce la chute de l’Assyrien que Dieu va faire rentrer humilié en son pays. L’accomplissement ne se fit pas attendre ; il fut tel qu’Ésaïe l’avait annoncé, miraculeux et soudain.

3°) Treize ans déjà avant cette défaite de l’armée de Sanchérib, Ézéchias s’était trouvé en relations avec Babylone. Il avait accueilli avec une satisfaction orgueilleuse les envoyés de Mérodac-Baladan et étalé complaisamment devant eux ses trésors. Ce fut là pour Ésaïe la troisième circonstance marquante qui provoqua l’exercice de son don prophétique. Il annonça sans détour à Ézéchias, en cette occasion, la dure vérité du futur exil du peuple à Babylone15.

Lors même qu’Ésaïe appartient à la période assyrienne de l’histoire d’Israël, ses regards ne restent donc, pas plus que ceux de son contemporain Michée16, bornés à l’horizon prochain du conflit avec l’Assyrie. L’un et l’autre comprennent que cette grande lutte, dont ils prédisent déjà la fin, ne sera pas la dernière ; tous deux signalent expressément Babylone comme l’instrument de la catastrophe qui doit mettre fin pour un temps à l’existence même du royaume de Juda17.

IV. Le livre d’Ésaïe

Le livre d’Ésaïe n’est pas, comme ceux d’Amos et d’Osée, une composition suivie, résumant en quelques pages tout un ministère. C’est une collection de discours, dont la plupart ont été prononcés en public avant d’être écrits, et dont quelques-uns nous sont parvenus sous la forme de simples fragments. Ces discours se répartissent en cinq groupes, formés plutôt d’après l’analogie des sujets que selon un ordre strictement chronologique.

1) Chapitres 2 à 12. Prophéties concernant Juda et Éphraïm.

Trois parties :

  1. Chapitres 2 à 5 deux discours sur l’infidélité du peuple et spécialement sur celle de Juda.
  2. Chapitre 6 la vocation d’Ésaïe.
  3. Chapitres 7 à 12 la prophétie d’Emmanuel et de son règne ; le salut d’Israël assuré et dans le présent et dans l’avenir.

Ce recueil est distinctement séparé du suivant par le titre 13.1, qui ouvre celui-ci, d’autre part, le titre 2.1 paraît prouver que le recueil chapitres 2-12 fut primitivement publié comme un livre à part. Les chapitres 2-5 sont des tout premiers temps du règne d’Achaz ; les chapitres 7-9 d’un temps un peu plus avancé, celui de la guerre syro-éphraïmitique ; les chapitres 10-12 appartiennent à la première partie du règne d’Ézéchias, La place occupée par le chapitre 6, qui contient le récit de la vocation du prophète, est difficile à expliquer. Ce récit devrait, semble-t-il, se trouver en tête de tout le livre (comparez Jérémie 1 ; Ézéchiel 1). Peut-être ne fut-il rédigé qu’assez tard, après les chapitres 2 à 5. Ou bien on pourrait supposer que le recueil le plus anciennement publié ne comprenait encore que les chapitres 6 à 12 et que les chapitres 2 à 5 furent placés plus tard en tête de ce recueil, comme préambule, avec le titre 2.1. Ou bien enfin, comme le chapitre 6, sommaire de toutes les idées essentielles du livre d’Ésaïe, sert à justifier, par une parole de Dieu, d’un côté, les jugements et les menaces des chapitres 2 à 5, de l’autre, les promesses des chapitres 7 à 12, on pourrait penser qu’il a été placé en cet endroit pour former la transition de l’un de ces groupes à l’autre. Quant au chapitre premier, il a été mis en tête comme introduction au livre entier d’Ésaïe. Ce morceau est l’un des derniers que le prophète ait composés ; il date du temps de l’invasion assyrienne18.

2) Chapitres 13 à 27.

  1. Chapitres 13 à 23 Prophéties concernant les peuples étrangers (à l’exception de deux morceaux, chapitre 22). Ce second groupe est, comme nous l’avons vu, séparé du premier par un nouveau titre (13.1). Il comprend des oracles, tous d’un caractère menaçant, dirigés contre les peuples voisins de la Palestine : Babylone, l’Assyrie, les Philistins, Moab , Damas, l’Éthiopie, l’Égypte, Édom, l’Arabie, et enfin Tyr.
  2. Chapitres 14 à 27 Le jugement du monde et la restauration d’Israël à la fin des temps. Ce morceau est destiné à clore par une vue d’ensemble les prophéties relatives aux païens.

3) Chapitres 28 à 35. Ce groupe concerne, comme le premier, le peuple d’Israël.

  1. Chapitres 28 à 33 Israël et l’Assyrie au temps d’Ézéchias. Certitude du salut d’Israël ; défaite imminente des Assyriens. Le chapitre 28 est antérieur à la ruine de Samarie, qu’il annonce. Les chapitres 29 à 33 sont de l’époque de l’invasion de Sanchérib.
  2. Chapitres 34 à 35 Le jugement des nations (représentées ici par Édom) et la gloire d’Israël revenant de l’exil. Ce morceau met le sceau aux promesses comme aux menaces des parties précédentes.

4) Chapitres 36 à 39. Morceau historique, qui se compose de deux parties :

  1. Chapitres 36 et 37 L’invasion des Assyriens sous Sanchérib, et leur subit anéantissement.
  2. Chapitres 38 et 39 La maladie, la guérison miraculeuse d’Ézéchias, son cantique ; la visite des ambassadeurs de Mérodac-Baladan, et la prédiction de la captivité de Babylone, prononcée par Ésaïe à cette occasion.

Tout ce morceau historique et le récit parallèle et peu divergent 2 Rois 18 à 20, ont été puisés à une source commune. Le collecteur de notre livre d’Ésaïe19 a placé ici ces chapitres pour servir de transition entre les prophéties relatives à l’Assyrie et la prophétie chapitres 40 à 66. La première section, chapitres 36 et 37, retrace l’occasion historique des discours qui précèdent (chapitres 29 à 33) ; la seconde section, chapitres 38 et 39, prépare, par l’annonce de l’exil, la prophétie du retour (chapitres 40 à 66).

5) Chapitres 40 à 66. Le relèvement d’Israël, commençant par le retour de l’exil, s’achevant par l’œuvre de la nouvelle création. Cette restauration s’accomplit en trois phases :

  1. La délivrance temporelle, l’affranchissement du peuple captif à Babylone, par l’intervention de Cyrus (chapitres 40 à 48).
  2. Le salut proprement dit, la délivrance spirituelle opérée par le serviteur de l’Éternel (chapitres 49 à 52).
  3. L’épanouissement du salut dans l’humanité glorifiée, sur une terre et sous des cieux nouveaux (chapitres 58 à 66).

La prophétie chapitres 40 à 66 forme un tout bien lié, qui se compose de trois chants, chacun de neuf chapitres ; elle n’a évidemment pas été prononcée avant d’être écrite.

Les prophéties d’Ésaïe, très riches en renseignements sur son époque, nous permettent aussi de nous faire une idée précise de son caractère et de son génie.

Le fondement de toute son activité est la conscience intime qu’il a d’une mission divine à remplir (chapitre 6). Aussi chez lui nulle crainte humaine. qu’il s’agisse du roi, des grands ou du peuple entier, il s’adresse à tous avec la même sévère et sainte hardiesse. Sa parole ne ménage aucune hypocrisie, aucune injustice. Il applique partout la norme immuable et inviolable de la sainteté. La notion du Dieu saint (6.3) est en effet l’idée fondamentale qu’il se sent dès le début appelé à proclamer. De cette idée découle directement celle de la nécessité du jugement. Le salut d’Israël, dont la fidélité de Dieu est le gage, a pour condition sa purification préalable par le châtiment. Seul le « reste saint » qui sortira de ce creuset sera le vrai peuple de l’alliance, auquel les nations se joindront pour jouir avec lui des bienfaits de l’ère messianique. Ésaïe, que nul prophète ne surpasse pour l’énergie de la censure, n’a pas d’égal pour l’éclat et l’ampleur de la description des temps du salut. Il est par excellence le prophète évangélique. L’avenir le plus éloigné se présente à lui avec toute la vivacité du présent ; il voit en même temps celui-ci tout illuminé des clartés de l’avenir. La distance qui les sépare s’efface ainsi pour lui ; il passe de l’un à l’autre avec une étonnante rapidité, parfois même sans aucune espèce de transition. Le caractère de l’éloquence d’Ésaïe est parfaitement conforme à celui de sa prophétie. Son discours est imprévu, hardi, entraînant, tantôt d’une pénétrante ironie, tantôt d’une magnificence et d’une majesté sans pareilles. Partout se révèle le grand orateur populaire, dont la parole remuait, saisissait la foule. Ésaïe est en même temps un écrivain de premier ordre : il use de toutes les ressources de la langue avec un art consommé, mais qui n’a rien d’artificiel. Sa parole prend toutes les allures, selon les sujets qu’il touche. Comme on l’a dit, il n’a pas de « manière ». Son style, toujours noble, est extraordinairement varié : tous les moyens, comparaisons frappantes et inattendues, parabole développée, antithèse, refrain, rime, jeu de mots même, sont également à sa disposition.

Les circonstances et les conditions morales du temps d’Ésaïe réclamaient, comme organe de la Parole divine, un homme d’une trempe exceptionnelle. Ésaïe a été cet homme-là. La Synagogue et l’Église se sont accordées à reconnaître en lui, selon l’expression employée déjà par le fils de Sirach, « le grand prophète ». Elles n’ont pas eu tort. Le siècle où il a vécu a été l’un des plus féconds de l’histoire. Parmi les hommes qui y ont marqué, la première place appartient certainement à Ésaïe. S’il fallait désigner par un nom propre ce huitième siècle avant Jésus-Christ, si important pour l’humanité, nous n’hésiterions pas à l’appeler le « siècle d’Ésaïe ».