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Prophète

I Définition

Le mot prophète vient du grec prophètes, de pro, avant, ou devant, et phêmi, dire. « Prophète » peut donc désigner, soit celui qui dit avant, dans le sens de prédire, soit celui qui dit devant, c’est-à-dire qui déclare hautement et publiquement, dans le sens de professer. Dans les deux cas, prophétie ou profession remontent à la racine pha = briller. Dans la langue courante, le prophète est l’homme qui éclaire ses semblables, celui par lequel la divinité transmet sa volonté, celui qui, extatique ou non, explique les oracles, qui interprète une doctrine ou qui possède un don de seconde vue et qui annonce l’avenir. Le prophète est proprement l’annonciateur et le voyant. Telles sont bien les qualités reconnues à la catégorie d’hommes que l’Ancien Testament appelle rôèh = voyant, ou nâbî, mot d’origine incertaine et peut-être non sémitique par lequel on désignait en Israël le porte-parole de Jéhovah, l’homme de Dieu (1 Samuel 2.27 ; 1 Samuel 9.6 ; 1 Rois 12.22 ; 2 Rois 4.21 ; 2 Rois 4.25), le gardien ou la sentinelle (Ésaïe 21 : et suivants, Jérémie 6.17 ; Ézéchiel 3.17 ; Ézéchiel 33.7 ; Michée 7.4 ; Habakuk 2.1 et suivants, Ésaïe 52.8 ; Ésaïe 52.56 ; Ésaïe 62.6), le serviteur de Jéhovah (Ésaïe 20.3 ; Jérémie 25.4 ; Jérémie 26.5 ; Jérémie 29.9 ; Ésaïe 44.26 etc.), le messager de Jéhovah (Ésaïe 42.19 ; Aggée 1.13 ; Malachie 3.1). À côté du nâbî, l’Ancien Testament parle aussi de la nebîâh, la prophétesse (voir ce mot).

Le nâbî, ou prophète, est l’homme de l’Esprit (Osée 9.7).

Dans la religion jéhoviste — par où l’on doit entendre la religion révélée à Moïse et développée par les prophètes fidèles à son enseignement, la religion de Jéhovah, le Dieu vivant et vivifiant, la religion biocentrique, c’est-à-dire qui ramène tout à la notion de la vie (voir Alliance, Décalogue, Dieu [les noms de], Philosophie) — vis-à-vis du prêtre qui représente le culte offert par l’homme et le rite, le prophète représente Dieu et l’inspiration. Mais le terme « prophète » est appliqué dans la Bible à d’autres qu’aux représentants de la Révélation ; nous le voyons appliqué aux hommes qui représentent les cultes de Baal et d’Astarté au temps d’Achab (1 Rois 18) et, chez les Hébreux, aux courtisans diseurs d’oracles dont les prédictions nationalistes, flattant le peuple et les rois, endormaient les consciences. Les « prophètes de mensonge » furent les adversaires les plus irréductibles des messagers de Jéhovah (Ésaïe 56.10 ; Michée 3.5 ; Michée 3.12 ; Jérémie 6.13 et suivant Jérémie 23.9 et suivant Jérémie 26.7 ; Jérémie 26.16 ; 2 Rois 22, etc. ; cf. faux prophètes dans le Nouveau Testament : Matthieu 7.15 ; Matthieu 24.24, etc.). Le terme de prophète en ses diverses acceptions nous introduit donc dans un monde qui déborde infiniment les héros du prophétisme d’Israël et dont ceux-ci furent en quelque manière la sublimation.

II Origines du prophétisme

J.G. Frazer, dans son Adonis (pages 55ss), voit l’origine du prophétisme dans la corporation des « hommes sacrés » (qedéchim), les esclaves mâles des temples de l’Asie occidentale, auxquels correspondaient les « femmes consacrées » (qedéchot), que l’infidélité des rois avait laissés s’introduire dans les mœurs cultuelles d’Israël (Deutéronome 23.17 ; 1 Rois 14.24 ; 1 Rois 15.12 ; 1 Rois 22.47 ; 2 Rois 23.7) et que le paganisme courant tenait pour l’incarnation du dieu qui les « possédait » à certains moments et se servait d’eux pour faire entendre sa voix. Quelles que soient les ressemblances de détail qu’il trouve entre les « consacrés » africains ou asiates et les prophètes hébreux, nous ne croyons pas que l’ordre de moralité auquel appartenaient ces représentants de la divinité païenne autorise un rapprochement quelconque avec les hommes de Dieu d’Israël. De ce que « le verbe véhément et vibrant des personnes frénétiques » ait été accepté chez beaucoup de peuples et dans des temps divers comme la voix d’un dieu intérieur, on ne saurait conclure qu’il faut chercher dans ce phénomène la véritable origine du prophétisme jéhovique, non plus que dans le respect superstitieux dont on entourait en Canaan et ailleurs les manifestations de l’insanité (Cf. Ed. Meyer, Gesch. d. Altertums, I, 2, p. 383.). La critique ne saurait, sans parodier, rapprocher cette insanité-là de la parole de saint François d’Assise : « Le Seigneur m’a dit qu’il voulait que je sois un simple, un insensé, comme on n’en avait pas encore vu de tel, et que son intention était de nous conduire par d’autres chemins que ceux de la Science ». Le fait qui doit retenir notre attention est que l’antique Orient méditerranéen qui servit de berceau à Israël fourmillait de diseurs d’oracles, d’interprètes des songes, de gens à seconde vue, de mages, de devins, d’illuminés et d’extatiques, qui donnaient des conseils aux rois ou qui cherchaient à répondre aux besoins mystiques que la religion rituelle d’État ne pouvait satisfaire (voir Divination, Extase ; cf. Hölscher, Die Propheten, ch. I et II ; Gressmann, Alt. Orient. Texte zum Ancien Testament, 1926, Prophetische Texte, pages 46-55). On retrouve chez les anciens Hébreux ces diverses catégories et leurs pratiques : le khérem, vouant toute une population à la destruction, l’ordalie par les eaux amères (Nombres 5.11, 31), l’onction des pierres sacrées (Genèse 28.18 etc.), l’usage des flèches divinatoires (2 Rois 13.18 et suivants) et bien d’autres actes ou croyances attestent en Israël l’influence de la magie (voir ce mot). « Tu ne laisseras pas vivre la magicienne » (Exode 22.18, cf. Deutéronome 18.9-14). Mais parmi tous ces représentants de la mantique, il en était un dont l’action devait, avec le développement du monothéisme judaïque, devenir prépondérant ; c’est le « voyant ». Comme leurs voisins arabes avaient leur kâhin, leur devin, les Hébreux avaient leur rôèh, leur voyant. Les gens « allaient au voyant » quand ils avaient besoin en tous domaines de ses lumières. C’est ainsi que le jeune Saül alla trouver Samuel pour découvrir par lui la direction prise par les ânesses de son père, qui s’étaient égarées. De pareils services ne se rendaient pas sans quelque rémunération. « Qu’avons-nous ? » dit Saül à son serviteur. « Voici, j’ai sur moi le quart d’un sicle d’argent ; je le donnerai à l’homme de Dieu et il nous indiquera notre chemin » (1 Samuel 9.1 ; 1 Samuel 9.9). L’attitude de Samuel vis-à-vis de Saül (1 Samuel 9.20 et suivants) et le refus d’Élisée à Naaman (2 Rois 5.16) prouvent que les voyants jéhovistes n’acceptèrent pas d’être confondus avec ceux qui faisaient payer leurs services.

L’existence de ces divers genres de vaticinants pose devant nous une énigme à côté de laquelle nous n’avons pas le droit de passer sans essayer de la résoudre. Certainement, beaucoup de ces voyants en Israël n’étaient autres, suivant le mot de Loisy, que des devins professionnels ; mais tous ne l’étaient pas. Une fois la part faite au charlatanisme et à l’imposture, il n’en reste pas moins tout un ensemble de personnages parfaitement sincères, sincères au point d’accepter de souffrir et de mourir pour leur foi, lesquels, à tous les étages de la civilisation, se considèrent comme possesseurs de dons exceptionnels et agissent comme les agents d’une puissance invisible et surhumaine qui les qualifie pour orienter le reste de l’humanité. Sont-ils illusionnés ? De savants théologiens modernes, qui croiraient déconsidérer leur science en écrivant le mot « révélation », emploient couramment dans l’examen de ces problèmes les mots « inspiration », « personnalité inspirée », « possession divine, démoniaque », « élection », etc. Ou bien ces mots n’ont pas de sens et figurent dans leur argumentation comme de fausses fenêtres sur la façade d’un bâtiment, ou bien ils expriment la reconnaissance d’un monde spirituel par lequel certains hommes sont particulièrement agis, monde où, suivant les avertissements de Paul et de Jean, tout esprit n’est pas l’Esprit du Seigneur (2 Thessaloniciens 2.2 ; Éphésiens 6.13 ; 1 Timothée 4.1 ; 1 Jean 4.1). Telle est bien pour nous la réalité. Et cette réalité explique d’une part l’emprise du devin, du sorcier sur la race humaine, la persistance dans l’histoire des religions de mystères (voir ce mot), et d’autre part l’existence des prophètes que Dieu, dans la nuit où l’humanité cherchait en tâtonnant sa route, a suscités comme porte-flambeaux de la morale et de la religion.

La biographie de Samuel nous apprend que les prophètes hébreux allaient par bandes (1 Samuel 10.10) comme les prophètes de Phénicie (1 Rois 18 ; 2 Rois 3.13 ; 2 Rois 10.19) et qu’ils s’abandonnaient à la contagion du délire sacré provoqué par la musique, le songe et des gestes désordonnés. Nous apprenons ailleurs que l’usage des boissons enivrantes était employé aussi pour provoquer la transe de l’inspiration (Ésaïe 28.7). À la rencontre d’une troupe de prophètes, Saül lui-même est saisi par la contagion ; transporté en esprit, il prophétise (1 Samuel 10.10). Dans une autre circonstance, nous le voyons conduit par l’excitation du délire prophétique jusqu’à l’entière prostration physique et les gestes de l’inconscience (1 Samuel 19.24). Nous sommes ici en présence de pratiques et de phénomènes qui ont accompagné partout dans l’Orient ancien les scènes de l’exaltation collective et de l’hallucination extatique. Les peuples voisins d’Israël avaient leurs prophètes extatiques, témoin l’Ammonite Balaam (Nombres 24.4 ; Nombres 24.16). On a pu rapprocher cette forme du prophétisme hébreu des particularités psychophysiologiques constatées chez les derviches tourneurs et hurleurs de l’Asie, les féticheurs d’Afrique, les convulsionnaires observés en diverses périodes de l’histoire d’Europe et, dans les cas morbides, les inspirés cévenols au temps des Camisards. Il serait intéressant à ce propos d’examiner au point de vue pathologique l’influence exercée par les excitations grégaires sur le système nerveux de l’homme, système qui fut le but physiologique du lent développement de la création, parce qu’il devait donner à la créature faite à l’image de Dieu le véhicule de l’Esprit. C’est dans l’exaltation grégaire que semble être devenue sensible à l’homme, et s’être dégagée sous sa première forme, l’inspiration par laquelle l’homme a senti frémir en lui la divinité et s’est élevé par l’extase aux connaissances surnaturelles. Mais les conditions dans lesquelles cette inspiration s’est manifestée ne pouvaient que la maintenir à un niveau fort inférieur, la lier aux instincts de l’espèce et, par là, l’induire aux pires égarements de l’animalité. Il est probable que Samuel, homme de Dieu, en entrant en rapports avec les bandes de prophètes et en se mettant à leur tête, a eu pour but de les maîtriser et d’orienter leur inspiration vers le jéhovisme. Quand on le dépeint comme le fondateur de l’école des prophètes (« debout à leur tête » ou « présidant sur eux », 1 Samuel 19.20), il faut se garder de donner à ce mot « école » le sens d’un institut théologique. L’action exercée par Samuel dut être avant tout d’ordre moral et spirituel. Son but, en dirigeant les exercices prophétiques, dut être de calmer l’exaltation des groupes de jeunes gens saisis par l’esprit, de canaliser leur zèle patriotique et de leur inculquer les commandements par lesquels la loi de Moïse enseigne à Israël que la faveur de Jéhovah s’obtient, non par des gestes extatiques, des musiques ensorcelantes ou des sacrifices somptueux, mais par l’obéissance à sa voix.

Ce qui demeure, c’est que le prophétisme hébreu a eu son origine historique dans les confréries, très répandues en Syrie et en Asie Mineure, où l’on se livrait aux danses extatiques, à la musique rythmée et aux excitations de la mantique. Il est à remarquer toutefois que le fondateur du jéhovisme, le prophète Moïse, ne présente aucune attache avec ces milieux-là. Et ceci suffit pour réserver pleinement la liberté de Dieu qui choisit ses ouvriers comme il lui plaît. « L’Esprit souffle où il veut ». Cela dit, l’histoire des premiers grands prophètes qui vinrent après Moïse nous les montre liés à des confréries de prophètes qui se rapprochent par leurs mœurs à la fois de communautés esséniennes et de corporations de derviches (Holscher). Dès le temps de Samuel ces confréries de vaticinants paraissent fortement organisées (1 Samuel 10.5 ; 1 Samuel 28.6 ; 1 Samuel 28.15). Il n’y a pas jusqu’à l’emploi de termes archaïques et dont l’étymologie est encore inconnue pour désigner la maison des prophètes (1 Samuel 10.18 et suivants) et l’assemblée des prophètes (1 Samuel 19.20) qui ne témoigne en faveur de l’antiquité de cette organisation. C’est parmi ces hommes plus particulièrement accessibles aux émotions psychiques et spontanément tournés vers le divin que Jéhovah, après la fondation de l’ancienne alliance, trouva ses premiers hérauts. L’inspiration qui les saisit les met à part et les lance dans des ministères individuels. Il est frappant en effet de constater que Samuel, Élie, Élisée, tout en étant des chefs d’écoles, des maîtres de confréries qu’ils tiennent étroitement sous leur autorité (1 Samuel 19.18 et suivant, 2 Rois 4.38 ; 2 Rois 6.1 ; 2 Rois 9.1 ; 2 Rois 2.15, etc.), agissent aussi indépendamment de la confrérie, jouent à titre personnel des rôles politiques et se portent au besoin contre les rois : Saül, Achab, Joram, comme feront plus tard les grands prophètes du VIIIe et du VIIe siècle : Ésaïe contre Achaz, Jérémie contre Sédécias (1 Samuel 15 ; 1 Rois 21, etc., 2 Rois 3.13 et suivants). Le double caractère de l’activité de ces prophètes de transition, hommes des confréries et hommes de Dieu, explique qu’ils aient inspiré dans le peuple et à la cour tantôt la crainte et la considération (1 Rois 17.1 ; 1 Rois 17.10 et suivants, 2 Rois 1.13 ; 2 Rois 4.27 ; 2 Rois 4.37 ; 2 Rois 2.12 ; 2 Rois 6.21 ; 2 Rois 8.9, etc.), tantôt le mépris et la moquerie (2 Rois 2.23 ; 2 Rois 9.11 ; Jérémie 20.7 et suivant, etc. ; le proverbe : « Saül serait-il aussi parmi les prophètes ? » (1 Samuel 19.24) signifiait certainement à l’origine : « le roi aurait-il des attaches avec les exaltés ? » c’est-à-dire : « est-il admissible qu’il se commette avec des gens sans retenue ni qualité ? » « Qui est leur père ? » (1 Samuel 10.12). Il ne semble pas qu’après le IXe siècle les prophètes jéhovistes aient recherché la solidarité avec les troupes de prophètes qui héritèrent des dons et des procédés des anciens voyants ou magiciens et qui passaient pour avoir des pouvoirs occultes sur la nature et sur les personnes, se tenant volontiers à la cour des rois et vivant plus ou moins à leur solde. Le nationalisme et l’amoralisme de ces confréries les mettaient généralement en conflit avec les porte-parole authentiques de Jéhovah, qu’ils bravaient en flattant l’orgueil de la cour d’où ils tiraient leurs principaux moyens d’existence (1 Rois 22.8 ; 1 Rois 22.28). C’est ainsi qu’Amos tient à faire savoir qu’il n’a rien de commun avec le prophétisme courant. Au prêtre de Béthel qui, le croyant semblable aux autres, lui dit : « Va-t’en, fuis en Juda, là tu gagneras ton pain et tu prophétiseras », il répond fièrement : « Je ne suis ni prophète, ni fils de prophète » (Amos 7.14). Ses successeurs, lorsqu’ils fulminent contre le peuple infidèle égaré par ses rois et leurs conseillers, disent tout uniment : « les prophètes d’Israël » ou « vos prophètes » (Jésus dira : « faux prophètes », Matthieu 7.13, cf. Jérémie 28.15 ; Jérémie 29.31 et surtout Ézéchiel 13), désignant ainsi les confréries de nebiim qui s’arrogeaient le droit de parler au nom de Jéhovah et s’improvisaient indûment ses mandataires, exploiteurs de la crédulité.

Qui annoncent le bonheur
Quand leur dent a de quoi mordre,
Et déclarent la guerre
Quand on ne leur met rien dans la bouche
— Michée 3.6 ; Michée 3.3-11 ; Ésaïe 3.2 ; Ésaïe 9.14 ; Ésaïe 28.7 ; Jérémie 26.7-10 ; Jérémie 23.9-40 ; Ézéchiel 13.1 ; Ézéchiel 13.16 etc.

Quand on lit les prédications des hommes de l’Esprit qui ont été les fondateurs et les animateurs de la religion de Jéhovah en Israël, on a l’impression très nette que le prophétisme jéhovique s’est peu à peu développé, non seulement en réaction contre les prêtres et les rois, mais aussi contre l’ensemble des inspirés qui portaient de leur temps, en Israël et ailleurs, le nom de prophètes.

III Vocation des prophètes jéhovistes

Aussi bien, ces « réactionnaires » se savaient-ils d’une autre lignée que les prophètes officiels et les diseurs d’oracles. Doués comme les autres, plus que les autres, au point de vue nerveux, pour saisir dans les phénomènes extérieurs le grondement du tonnerre, les voix du désert, le bruissement du vent, les visions de lumière, ou, dans le silence du recueillement, au choc des émotions qui suivent le jeûne ou la prière, les avertissements de Jéhovah :

Le lion rugit : qui ne tremblerait ? Le Seigneur Jéhovah parle : qui ne prophétiserait ?
— Amos 3.8

Ils leur sont supérieurs en ceci, qu’ils ne sont pas des vaticinants de carrière, que leurs extases ne sont pas artificiellement provoquées, mais que leur vie morale, leurs méditations religieuses, leur désintéressement, leur amour de Dieu et des malheureux, leur faim et leur soif de justice, leur foi dans la victoire finale de Jéhovah les ont prédisposés à lire dans les desseins de Dieu et à lui servir de mandataires. Et Dieu, qui connaît le cœur de l’homme et qui s’en sert, les a marqués pour son service.

Aucun ne se propose ; ils sont tous pris de force. Dans une crise qui décide de leur destinée, Jéhovah les arrache à leurs occupations et les jette tout frémissants dans son combat. Leur entrée dans l’apostolat leur fait une telle impression que tous ceux sur lesquels nous avons quelques détails relatent à l’origine de leur activité une vocation, vocation contre laquelle ils ont parfois essayé de regimber, mais en vain. Cette vocation, qui est leur originalité et qui les distingue de toutes les personnalités religieuses des cultes naturels, que ce soit en Orient, en Grèce ou à Rome, explique leur audace devant les rois, les prêtres, les corporations de prophètes, et justifie par avance leur extraordinaire ascendant.

Moïse, le premier de tous, l’initiateur du jéhovisme, est enlevé à son troupeau dans le désert de Madian ; dans les flammes du buisson qui brûle sans se consumer (voir Buisson ardent), il entend l’oracle de Jéhovah :

Maintenant, va (Exode 3) ! En vain se débat-il, crie-t-il que la tâche est au-dessus de ses forces, il ira.

Samuel, avant même d’avoir eu conscience du danger que l’infidélité fait courir à son peuple et d’avoir jeté son regard d’enfant dans l’abîme d’impiété où les fils d’Héli mettent en perdition le culte de Béthel, entend l’appel de Jéhovah et répond :

Parle, Seigneur, ton serviteur écoute !
— 1 Samuel 3.10

Élie, en Galaad, reconnaît la voix de Jéhovah qui lui ordonne :

Pars d’ici et va vers l’Orient
— 1 Rois 17.2

Il part à travers le pays brûlé par la sécheresse où nul ne pourra pourvoir à sa subsistance, et prélude par des actes de foi au ministère aventureux et héroïque qui fit de lui le prophète du désert, l’homme au manteau de poil. Pareil à l’orage soudain qui féconde et dévaste, Élie paraît, disparaît, frappe le pays de stérilité, restaure la religion jéhovique trahie par Achab et ne peut trouver de repos pour son âme que loin du temple et des sanctuaires, sur la montagne de Dieu, l’aride sommet de l’Horeb où le jéhovisme a été promulgué (1 Rois 19).

Amos n’a pas non plus choisi son apostolat. Il était de son métier berger à Thékoa et cultivait des sycomores :

Jéhovah m’a pris derrière le troupeau Et Jéhovah m’a dit : « Va, prophétise à mon peuple d’Israël. » (Amos 7.15)

Et Amos le berger s’en alla fulminer les reproches de Jéhovah à Béthel, « maison royale et sanctuaire du roi ».

Osée… son cas est plus mystérieux, sa vocation d’ordre plus intime, mais c’est bien la voix de Dieu qui lui dit :

Va, prends une femme !
— Osée 1.3

Et les expériences qu’il a faites dans les malheurs de sa vie conjugale ont ouvert les yeux du prophète sur la véritable nature de l’infidélité d’Israël dans ses rapports avec son Dieu.

Dans la carrière prophétique d’Ésaïe, le prince des prophètes, tout est magnifique. Il est naturel qu’elle ait été inaugurée par une vision où se découvre à ses yeux éblouis la splendeur du Dieu saint.

Malheur à moi, je suis perdu, car je suis un homme dont les lèvres sont impures,… et mes yeux ont vu le Roi ! Un séraphin vola vers moi, tenant à la main une pierre ardente… Il en toucha ma bouche…

J’entendis la voix du Seigneur qui disait : Qui enverrai-je et qui marchera pour nous ? Je répondis : Me voici, envoie-moi.

Va à la rencontre d’Achaz…
Ésaïe 6.3 ; Ésaïe 6.8 ; Ésaïe 7.8

Et Ésaïe alla au-devant du roi puissant, hautain et impie. Sans se laisser intimider, pendant un demi-siècle, il s’attache à la cour, lutte contre les rois imprévoyants, les prêtres formalistes, les prophètes menteurs ; il échoue auprès d’Achaz, triomphe auprès d’Ézéchias et, par la piété du monarque, sauve Jérusalem des griffes mortelles de l’Assyrien (Ésaïe 37.22-38).

De Michée, contemporain et émule d’Ésaïe, nous n’avons que quelques pages, mais combien brûlantes ! Lui aussi déclare que, s’il parle, c’est que le verbe de Jéhovah lui a été adressé :

Je suis rempli de la force de Jéhovah Pour faire connaître à Israël son péché
— Michée 3.8

Jérémie, avant d’entrer dans sa carrière de martyr, se débat contre l’appel divin :

Seigneur Jéhovah, je ne sais pas parler, je ne suis qu’un enfant !
— Jérémie 1.6

Peine inutile :

Avant que tu fusses sorti du sein de ta mère, je t’avais consacré, je t’avais établi prophète des nations…
Voici, je mets ma parole dans ta bouche, je t’établis pour que tu arraches et que tu abattes, pour que tu bâtisses et que tu plantes.
Ceins tes reins, lève-toi, dis-leur tout ce que je t’ordonnerai, et ne tremble pas devant eux, de peur que je ne te fasse trembler devant moi…
Ils te feront la guerre, mais ils ne te vaincront pas, car je suis avec toi pour te délivrer
— Jérémie 1.5 ; Jérémie 1.19

Il faut lire toute cette page du chapitre Ier de Jérémie pour avoir une idée de ce que furent ces vacations de prophètes : certitude de l’élection d’en haut, impossibilité d’échapper à l’emprise, de se soustraire à l’obligation :

Tu m’as saisi, tu m’as vaincu
— Jérémie 20.7

Et cette victoire de Dieu a rempli son messager d’un tel enthousiasme pour la cause que, même aux heures les plus désespérées, le prophète ne peut se résigner à battre en retraite ou à garder un silence qui lui assurerait le repos :

Je suis chaque jour un objet de raillerie, Tout le monde se moque de moi. Toutes les fois que je parle, Il faut que je crie à la violence Et à l’oppression. La parole de l’Éternel est pour moi un sujet d’opprobre Et de risée chaque jour. Si je dis : Je ne ferai plus mention de lui, Je ne parlerai plus en son nom, Il y a dans mon cœur comme un feu dévorant Qui est renfermé dans mes os ; Je m’efforce de le contenir, je ne le puis
— Jérémie 20.7-9

Ézéchiel devient le pasteur des exilés à la suite d’une vision dont les traits apocalyptiques ne doivent pas nous masquer la beauté.

La main de Jéhovah fut sur lui (Ézéchiel 1.3).

Et par cette main qui lui ôte toute disposition de lui-même, il est fait « sentinelle de Jéhovah ».

Je vis comme du feu, une lumière éclatante… C’était l’image de la gloire de Jéhovah. À cette vue, je tombai sur ma face et j’entendis la voix de quelqu’un qui me parlait. Il me dit : « Fils de l’homme, lève-toi sur tes pieds et je te parlerai. »

Dès qu’il m’eut adressé ces mots, l’esprit entra en moi…

Celui qui me parlait me dit : « Fils de l’homme, je t’envoie vers les enfants d’Israël, enfants à la face impudente, au cœur endurci. Tu leur diras : Ainsi parle Jéhovah ! Qu’ils écoutent ou qu’ils n’écoutent pas, ils sauront qu’un prophète est au milieu d’eux. » (Ézéchiel 1.27-2.5).

Le dernier grand prophète, celui qui porta peut-être lui aussi le nom d’Ésaïe, prophète dont le regard est si vaste et l’inspiration si haute qu’on ne peut, à le lire, deviner quels étaient ses horizons prochains, l’Anonyme du temps de l’exil, reçoit de Jéhovah le ministère de la consolation :

Parlez au cœur de Jérusalem et criez-lui Que sa servitude va finir.

Que son iniquité est expiée… (Ésaïe 40.1 ; Ésaïe 40.2)

Le deuxième Ésaïe est la voix qui clame pour être entendue et des Judéens restés sur les ruines de Sion, et des exilés désespérés qui soupirent après la délivrance :

Préparez au désert le chemin de Jéhovah, Aplanissez dans les lieux arides Une route pour notre Dieu (Ésaïe 40.3). Je vais ramener de l’orient ta race, Je te rassemblerai de l’occident… Je dis au septentrion : « Rends ! » Et au midi : « Ne retiens pas ! » Ramenez mes fils des pays lointains Et mes filles des extrémités de la terre !
Ésaïe 43.5 ; Ésaïe 43.6

Il ne s’agit pas seulement pour ce chantre inspiré de préparer le retour de l’exil. Il aura aussi pour mission d’annoncer l’œuvre rédemptrice du Serviteur de l’Éternel, l’Homme de douleur, par qui toutes les nations seront appelées à la connaissance de Jéhovah, et de clôturer la série des grandes révélations prophétiques en élevant le portique de l’Évangile.

Il était nécessaire d’insister sur les particularités biographiques, avec les visions et les appels divins relatifs aux prophètes, pour faire ressortir l’unité du témoignage qui les caractérise au cours des siècles. Cette unité marque de façon décisive ce qui distingue la religion jéhovique et ce qui donne son originalité au prophétisme d’Israël. Les religions humaines, dans leur ascension vers Dieu, ont connu des hommes admirables pour diriger les foules croyantes, et des efforts non moins admirables pour fondre, par syncrétisme religieux, les grands dieux nationaux et les divinités cosmiques en des religions de mystique et de propagande. Dès le VIIIe siècle, ces syncrétismes propagandistes venus de Caldée et de Perse, d’Égypte aussi, font la fortune des cultes à mystères ; leur influence impressionna l’âme d’Israël ; mais le monothéisme hébreu ne leur doit rien. Il a été bâti siècle après siècle en dehors de toute influence des cultes étrangers, en opposition violente avec tous ces cultes, par des hommes qui n’étaient pas des chercheurs de Dieu comme les mages et les devins, des réformateurs ou des animateurs religieux, tels Aménophis IV ou Zoroastre, des poètes intuitifs comme Hésiode ou Eschyle, des penseurs comme les philosophes dont Socrate demeure le type le plus pur. Ces hommes uniques dans l’histoire de l’humanité, uniques surtout dans l’antiquité à laquelle ils appartinrent, avaient ceci pour eux qui les distinguait de tous les autres hommes, c’est que leur action était le fruit d’une expérience religieuse individuelle et que cette expérience avait pour origine une inspiration d’en haut, une initiative de Dieu. On verra au cours de la présente étude que, par leur vocation, les prophètes jéhovistes devaient prendre conscience qu’ils étaient, non des réformateurs destinés à rétablir des choses anciennes, mais des révolutionnaires appelés à répandre des pensées nouvelles, à bâtir sur un fondement nouveau. Leur vocation devait aussi les distinguer des mystiques, avec lesquels ils avaient souvent des traits communs, telle l’extase, parce que la grâce accordée au mystique est d’ordre individuel ; c’est lui, avant tout, qu’elle concerne ; il a des expériences à raconter, non une voie à frayer. Le prophète, lui, se sait un envoyé, et cet envoi est la raison d’être de ses révélations. S’il est « rempli de la force de l’Esprit de Jéhovah » (Michée 3.8), c’est pour porter un commandement divin dont il ne peut rien retrancher, au sujet duquel il ne peut transiger avec personne. Indifférent aux conséquences que son message peut avoir pour lui-même, il parle, mû par la puissance d’en haut, pris tout entier par sa consigne. Siècle après siècle, sa vocation s’étendra jusqu’à faire de lui le prophète « des nations » (Jérémie 1.10), chargé par Jéhovah de dire non seulement ce qu’Israël doit entendre, mais ce que tout homme a besoin de savoir. Il parlera la langue de la religion universelle. S’il croit à son élection, s’il étend cette élection à son peuple, c’est qu’il sait qu’Israël, par ses prophètes, a pour mission de déposer dans la société des hommes le ferment d’une création nouvelle : le ferment de l’Esprit. Ce grand œuvre, de par sa nature, ne demande pas pour réussir des succès éclatants, une action étendue, sa force est intensive avant d’être extensive ; il peut, il doit peut-être, comme toute semence ici-bas, prendre naissance dans l’obscurité, et tirer la vie de la mort. « Si le grain de froment, après être tombé en terre, ne meurt…  » (Jean 12.24). En attendant que cette loi mystérieuse du monde de la Chute s’accomplisse et triomphe dans le ministère de Jésus-Christ, nous la voyons à l’œuvre, de tragique façon et dès le premier jour, dans l’expérience des nabis d’Israël.

IV Le prophétisme jéhoviste à ses débuts

L’homme ainsi mis à part pour entreprendre au sein du peuple d’Israël la croisade divine ne peut être mis à la commune mesure. Il est pour les prophètes professionnels un étonnement et un scandale. Son désintéressement dans l’accomplissement de la charge qu’il a reçue d’en haut est poussé jusqu’au mépris de sa propre vie. Sa religion n’est pas un culte, une doctrine, une observance. Elle est une possession sacrée. C’est Dieu qui l’inspire, lui montre ses desseins et le mène. Lui, va droit comme une épée. Si l’œuvre de vie ne peut être obtenue que par la mort, il ne faiblira pas devant cette tragique perspective, puisque le peuple qu’il manœuvre au nom de Jéhovah a cette originalité de vouloir passionnément sa vie comme nation et de n’être nullement impressionné par la mort individuelle. Le prophète des premiers âges tient l’existence humaine pour rien ; exposé lui-même tout le jour aux plus mortels dangers, il fait concourir avec une étonnante facilité la mort et le massacre à l’exécution du plan divin. Le livre des adieux de Moïse — et ceci n’est pas la moindre preuve de l’antiquité des doctrines du Deutéronome — est un livre qui fait, au sens propre, de la fidélité à Jéhovah, dans le présent même, une question de vie ou de mort (Deutéronome 30.13). Les appels les plus tendres s’y unissent aux menaces de l’intransigeance la plus tragique (Deutéronome 13). Livre d’amour et de sang où se trouve justifiée la politique religieuse des prophètes, de Moïse à Élisée. Le désert de l’exode est jonché de cadavres. L’interdit (voir ce mot) par lequel Jéhovah défendait à son peuple vainqueur d’entrer en composition avec les indigènes de Canaan est interprété comme un ordre de destruction systématique. Josué, dans ses adieux, annonce aux enfants d’Israël que, s’ils sont infidèles, Jéhovah lui-même les « consumera » (Josué 24.20). Dans la page la plus ancienne de la littérature biblique, page aux sauvages accents et pourtant sublime, la prophétesse Débora exalte Jaël qui vient d’assassiner son hôte, Sisera, pendant son sommeil :

Périssent ainsi tous tes ennemis, ô Jéhovah ! (Juges 5.31)

Un des récits narrant l’institution de la royauté nous présente Samuel égorgeant de sa propre main le prisonnier Agag, roi des Amalécites. Il ne s’agit pas ici d’une simple exécution, c’est « devant Jéhovah », en sacrifice pour Lui, que Samuel immole l’irréductible ennemi du peuple élu. Ce meurtre est un acte religieux, un rite sacrificiel (1 Samuel 15.33 ; on peut rapprocher de ce fait les deux terribles épisodes de 2 Samuel 21 ; 2 Samuel 24, où les moyens employés pour « fléchir » Jéhovah jettent une lumière bien troublante sur le niveau du jéhovisme au temps où ils furent écrits). Dans 1 Rois, nous lisons un récit où deux prophètes n’ayant au cœur que d’accomplir la volonté de Jéhovah sont mis en cause et où le second, pour éprouver la fidélité du premier, lui tend un piège et provoque sa mort (1 Rois 13). Puis, c’est Élie qui, en conclusion de son duel au Carmel, massacre au bord du Kison les 450 prophètes de Baal (1 Rois 18.40). Quelques pages plus loin, c’est un « fils de prophète » qui voue à la mort son compagnon parce que celui-ci a refusé de le frapper (1 Rois 20.35 et suivant), et qui annonce au roi Achab qu’il paiera de sa tête sa générosité envers le Syrien Ben-Hadad (1 Rois 20.32-42). Enfin, c’est la tuerie effroyable organisée par le prophète Élisée, qui arme pour cela le bras de l’aventurier Jéhu (2 Rois 9). Tantoe molis erat… Fallait-il vraiment tout ce sang pour lier les fondements de la cité de Dieu ?

Il est aisé et très conforme à notre impressionnabilité moderne de se détourner avec horreur de ces scènes de carnage et de condamner les premiers prophètes jéhovistes. Peut-être les jugerait-on plus équitablement si l’on essayait de les comprendre et si l’on voulait reconnaître à la lumière de l’histoire que le progrès, dans l’humanité de la Chute, ne s’accomplit pas sans que la force, avec tous les malheurs qu’elle entraîne, intervienne pour barrer la route au mal. Cependant, Dieu avait éclairé Élie d’une révélation nouvelle lorsqu’en Horeb il lui avait montré que la présence divine ne se révèle pas dans la violence déchaînée, mais dans la douceur pénétrante d’une voix qui touche le cœur (1 Rois 19.9 ; 1 Rois 19.13). Élisée, méconnaissant l’enseignement donné à son maître, viola par sa conduite la révélation de l’Horeb et attira ainsi par la suite au sein de son peuple des sanctions meurtrières.

Encore un peu de temps (dit Jéhovah par Osée), et je châtierai la maison de Jéhu pour tout le sang versé à Jizréel (Osée 14).

Il n’en demeure pas moins que les prophètes jéhovistes qui vinrent après lui entrèrent dès le VIIIe siècle dans de nouvelles voies : abandonnant les éléments barbares qui avaient jusque-là fait partie intégrante de l’action des hommes de Dieu, ils ne tuent plus, ils se font tuer (cf. Matthieu 23.39-33 ; Hébreux 11.37-39). Pourtant, le principe dont leurs devanciers avaient fait une application farouche demeure. C’est au nom de ce principe que Jéhovah tour à tour se sert des Égyptiens, des Assyriens, des Babyloniens, des Syriens, pour châtier son peuple et tracer le sillon sanglant où la semence de l’Évangile sera jetée. Sans les armées de Cyrus, Israël aurait-il survécu à l’exil ? Sans les aigles romaines, les routes de l’apostolat chrétien auraient-elles été frayées ? Et quand le Messie annoncé par les prophètes, Jésus, qui était venu pour « accomplir les prophètes » et qui appelait Jérusalem la « tueuse de prophètes » (Matthieu 23.37), dit aux Juifs ses contemporains : Sur vous retombera « tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, que vous avez assassiné » (Matthieu 23.35), n’abandonne-t-il pas ceux qui vont dresser la croix aux tortures effroyables du siège de Jérusalem par Titus (Luc 19.41 ; Luc 19.44) ? Si l’on veut prendre dans tout leur sérieux les conséquences de la Chute et l’effort à accomplir pour lutter victorieusement contre ses effets, on se rend compte que l’application des lois du Royaume de Dieu à l’humanité d’aujourd’hui est une confusion dangereuse qui laisse la voie libre à tous les débordements du « Malin ». Dans la mesure où se précisent en nous la vision de l’honneur de Dieu et la réalisation du Royaume éternel, dans cette mesure même la conservation de la vie terrestre perd de sa valeur et la frayeur nous envahit de sacrifier à cet enjeu passager. Jésus nous a avertis dans son sermon sur la montagne (Matthieu 5.29 ; Matthieu 5.30 ; Matthieu 5.16-26 ; Luc 9.25 etc.). Calvin a sur ce sujet une doctrine très haute. Elle ne justifie aucun des crimes commis par ceux qui ont abusé de la force et qui se sont imaginé servir Dieu à l’heure où, dans leur aberration, ils se mettaient à sa place. Mais comment ne pas être saisi d’une épouvante admirative en face d’hommes à ce point passionnés pour la divine vérité qu’ils estimaient le poison de l’erreur plus dommageable à l’homme que le tranchant du glaive et qu’ils pouvaient dire devant un tribunal sans merci : « Si c’est moi qui prêche l’erreur, je suis prêt à mourir ; mais si c’est lui, qu’on lui ôte la vie. »

Quand on retourne le problème posé par l’attitude des prophètes et qui semble insoluble à notre entendement prisonnier de contradictions pour nous irréductibles, on est toujours ramené à la question de l’amour, et c’est par là que nous pouvons atteindre à sa solution pratique, la seule qui nous importe. L’amour auquel nous sommes trop enclins aujourd’hui et qui nous éloigne des hommes de la Bible est un amour pénétré des intérêts de ce monde, mélangé de faiblesse, qui cherche moins le bien que le bonheur de son objet et qui, par là, glisse par l’indulgence vers la complicité. L’amour que Dieu nous commande parce que c’est l’amour dont il nous aime, veut la perfection de l’objet aimé. Cet amour-là ne compose pas avec le mal et inspire tous les sacrifices. Tel fut l’amour pour Jéhovah dont les prophètes, depuis Moïse, furent émus, amour jaloux, qu’ils comprirent dans la faiblesse de leur chair, dans l’emportement de leur zèle, avec les préjugés de leur temps et les limites de leur savoir. C’est cet amour qui resplendit dans l’âme sainte de Jésus ; à cet amour que Jésus s’immola ; de cet amour qu’il voulut que nous animions la vie sociale lorsqu’il donna à ses disciples le commandement nouveau : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés  » (Jean 13.34 ; Jean 13.15).

Ce côté sombre de l’action des premiers prophètes ne doit pas nous faire méconnaître le côté lumineux de leur ministère. Celui-ci transparaît dans une déclaration de Samuel, que nous recueillons dans le récit même où ce prophète accomplit son geste le plus farouche :

Jéhovah trouve-t-il du plaisir dans les holocaustes et les sacrifices comme dans l’obéissance à la voix de Jéhovah ? Voici, l’obéissance vaut mieux que les sacrifices, et l’observation de sa parole vaut mieux que la graisse des béliers (1 Samuel 15.22).

Cette déclaration est, à la bien prendre, le thème de toute la doctrine jéhoviste. Ce n’est pas assez d’en admirer la grandeur dans la formule d’Osée : (Osée 6.6)

J’aime la piété et non les sacrifices, La connaissance de Dieu plus que les holocaustes…

Il faut reconnaître que, trois siècles plus tôt, nous en retrouvons déjà le principe fécond dans la parole de Samuel à Saül. Il est vrai qu’une école de critique moderne donne peu de crédit à la source élohiste qui nous présente l’institution de la monarchie comme une infidélité à Jéhovah, et l’on doit reconnaître que la rédaction que nous avons actuellement sous les yeux appartient à une période littéraire un peu plus récente que les sources jéhovistes du même épisode, sources qui d’ailleurs se contredisent et dont la seconde renferme des invraisemblances historiques où l’auteur s’avère mal informé. Mais rien, dans la source élohiste, ne nous oblige à révoquer en doute la matérialité des faits qui constituent l’ossature du récit, et nous croyons, en bonne méthode historique, être plus près des événements de l’époque lorsque nous maintenons l’histoire élohiste de Samuel dans les renseignements qu’elle donne, que si nous la présentions (cf. Adolphe Lods, Israël, I, p. 411s) comme l’œuvre de pamphlétaires antiroyalistes qui auraient démarqué le récit jéhoviste en substituant le nom de Samuel au nom de Saül dans le touchant récit de l’enfance (1 Samuel 1-3) et qui auraient inventé la victoire d’Ében-Ezer à seule fin de prouver aux siècles à venir qu’Israël n’avait pas besoin de rois pour triompher de ses ennemis. Cette façon de falsifier sciemment l’histoire afin de l’accommoder à une doctrine politique suppose des mœurs littéraires beaucoup plus rapprochées de nous que de l’époque primitive où les annalistes d’Israël recueillaient pieusement les récits de leurs traditions orales. Qu’il leur soit arrivé de se tromper, d’amplifier, de se représenter et de présenter les événements du passé conformément aux idées et aux habitudes de leur propre temps, cela est certain, et l’écrit sacerdotal nous en fournit les preuves manifestes. Pour mettre au point l’histoire, il nous suffit dans ce cas de comparer la version récente aux récits parallèles plus anciens. Mais admettre sans y être contraint par l’évidence que, dans un cas comme celui de Samuel, l’historien a simplement truqué dans l’intérêt de la thèse des prophètes opposés à la royauté, voilà qui est tout ensemble prendre une responsabilité hardie et s’éloigner de la conception jéhoviste, telle que nous la trouvons bien avant Samuel dans l’épisode de Gédéon refusant la royauté, et telle que la reproduit, sans éprouver le besoin de l’expliquer ou de la justifier comme si c’était une révélation nouvelle, la claire affirmation du prophète Osée : (Osée 10.9)

Depuis les jours de Guibéa, tu as péché, ô Israël ! c’est-à-dire depuis les jours où tu fis oindre un roi.
Ce qui cause ta ruine, ô Israël, C’est que tu as été contre moi, Contre celui qui pouvait te secourir.
Où est donc ton roi ?
Qu’il te délivre dans toutes tes villes ! Où sont tes juges, au sujet desquels tu disais : Donne-moi un roi et des princes ?
Je t’ai donné un roi dans ma colère, Je te l’ôterai dans ma fureur
— Osée 13.9-11

Ce passage d’Osée permet de penser que le prophète connaissait fort bien les faits que racontent les sources élohistes de l’histoire de Samuel et donnait sa pleine adhésion à la doctrine antiroyaliste qu’elle proclame. Ce faisant, Osée, loin d’innover, remonte aux origines de la constitution donnée par Moïse au peuple de l’exode. Moïse vivait en des temps où l’on savait quels étaient les dangers de la monarchie, l’arbitraire des rois, leur ambition, leur tyrannie. S’il a constitué démocratiquement son peuple, s’il l’a groupé autour de la Tente d’assignation, tente des rendez-vous avec Jéhovah (Exode 33.7-11), c’est qu’il voulait établir entre le peuple élu et les autres nations précisément cette différence que les autres ont des chefs terrestres, tandis qu’Israël a, pour conducteur, Dieu, par ses mandataires. Ce qui, pour les prophètes fidèles au mosaïsme, fait la valeur d’Israël, assure l’avenir de sa race et promet la victoire à la mission religieuse qu’il doit accomplir parmi les nations, c’est qu’à la différence des autres nations, il a pour bergers, non des chefs divinisés par les hommes, hiérarchies de prêtres ou dynasties de rois, mais des chefs suscités par Dieu, guidés par son Esprit et dont le seul mérite est de se tenir dans l’attitude morale que Jéhovah demande et qui fait à ses yeux toute la valeur de la religion. La religion, une attitude morale, voilà ce que déclare Samuel à Saül. D’où lui est venue cette doctrine étrangère aux autres cultes et qui proprement révolutionne toute la religion ? Il ne l’a pas trouvée dans les temps anarchiques des Juges ses prédécesseurs, ni à l’époque des guerres et des infidélités qui faisaient dire à Josué en fin de carrière : « Si vous ne trouvez pas bon de servir Jéhovah, choisissez… ou les dieux que servaient vos pères au delà du fleuve, ou les dieux des Amoréens, parmi lesquels vous habitez » (Josué 24.14-15). Pour s’expliquer la foi de Samuel, il faut remonter jusqu’à l’ancêtre et l’inspirateur de tous les prophètes jéhovistes, l’homme du Sinaï qui, en proclamant le Dieu vivant (Jéhovah) et en identifiant dans le Décalogue ce Dieu vivant avec le Bien, idéal moral de la conscience humaine, établissait que ce Dieu-là, ce n’est pas avec des cadeaux, des litanies, des rites, une cour opulente et servile qu’on l’honore, mais en pratiquant le bien, en se tenant attaché à Jéhovah comme au bien suprême. L’alliance proclamée par le premier des prophètes postulait une attitude morale vis-à-vis de la divinité. Elle renfermait par là un principe qui devait peu à peu dégager la foi humaine de toutes les erreurs de pensée et de pratique qui égarent les religions naturelles. C’était ce principe, l’attitude morale, qui constituait la valeur originale de l’alliance mosaïque et proprement sa révélation. C’est ce principe, proclamé dès les jours du Sinaï et développé dans les paroles de Dieu à Moïse, qui donne sa portée à la démarche de Samuel auprès de Saül ; c’est lui qui explique que, sans rien définir au point de vue doctrine, sans rien expliquer pour accréditer la hardiesse de leur action, les prophètes postérieurs se soient tous campés sur le terrain moral et aient fait de la transgression de l’alliance la cause de tous les malheurs d’Israël. Ce n’est pas pour rien qu’Osée, après avoir rappelé la doctrine de Samuel dans sa formule de Osée 6.6, continue en accusant Israël d’avoir « transgressé l’alliance » (Osée 6.7). Les expériences qu’il avait faites avec sa femme infidèle lui avaient appris la vraie nature de l’alliance entre Israël et Jéhovah et la vraie nature de sa transgression. Aussi, par ses exhortations, sinon par la formule, réclame-t-il de la nation élue et adultère la « circoncision du cœur » (Deutéronome 10.16 ; Deutéronome 30.6), image introduite par D, attribuée par lui à Moïse et qui, dans sa crudité, résume, en les réunissant, la loi et les prophètes. On ne peut s’étonner dès lors que l’auteur de notre Deutéronome actuel, postérieur de peu à Osée, ait fait de cette image le thème de ses exhortations, et que Jérémie, inspiré par le Deutéronome et annonciateur de « la nouvelle alliance inscrite dans les cœurs » (Jérémie 31.33), l’ait reprise à son tour. En l’entendant, ne croit-on pas entendre tout ensemble Osée et le Deutéronome : Comme une épouse est infidèle à son compagnon, Ainsi vous m’avez été infidèle, maison d’Israël… Circoncisez-vous pour Jéhovah, Hommes de Juda et habitants de Jérusalem, De peur que ma colère n’éclate comme un feu (Jérémie 3.20 ; Jérémie 4.3 ; Jérémie 4.4 ; Jérémie 9.26).

V Le patriotisme des prophètes

On a pu voir déjà, par ce qui précède, combien se trompent les modernes littérateurs qui présentent les prophètes jéhovistes comme des génies « puissants et solitaires », des visionnaires exclusivement tournés vers les choses futures, des exaltés ou des rêveurs mystiques. Les hommes de Dieu n’étaient en réalité ni des penseurs abstraits, ni des illuminés se nourrissant de chimères, ni des sermonneurs entre ciel et terre, ni de ceux dont les utopies sociales font des sans-patrie. Ce qui fait que leur action a été si durable et que, malgré l’impopularité où les mettaient leurs exigences, ils ont donné le branle au progrès d’où devait sortir, avec ses conséquences morales, la religion de l’Esprit, c’est qu’ils ont participé intensément à la vie de leur peuple, qu’ils ont été mêlés à ses luttes, ses douleurs, ses espérances, qu’ils ont souffert pour lui et par lui. Dans le milieu où grandissait Israël, l’amoralité des dieux entretenait les peuples dans une superstition grossière ; les troupeaux humains se mouvaient suivant l’ambition de conquérants farouches ; victimes des conflits incessants des grands empires, les petites nations végétaient dans des transes continuelles et le repos précaire qu’assurait la vassalité. Les prophètes hébreux entreprirent d’affranchir leurs tribus de ce cercle infernal. En révélant à Israël son élection par Jéhovah, le Dieu vivant, personnification du bien et libre des contingences où les autres divinités succombaient, ils éveillèrent son âme à l’idée de patrie, élevèrent sa destinée au-dessus des catastrophes temporelles, lui assignèrent une mission qui devait triompher des siècles et ouvrirent devant lui une carrière où il allait devenir le principal éducateur de l’humanité. Mais, comme les grâces inhérentes à l’élection nécessitaient chez le peuple élu l’attitude morale dont nous avons indiqué plus haut la portée, les mandataires de Jéhovah se sont trouvés être par là, non seulement de puissants novateurs, des animateurs idéalistes, mais aussi des censeurs irréductibles que la masse de leurs contemporains supportait avec peine et contre lesquels toutes les passions mauvaises s’ameutaient. C’est à cette contradiction que les prophètes jéhovistes doivent d’avoir inauguré dans la société des hommes le plus beau et le plus désintéressé des patriotismes. Ce patriotisme fut parmi les marques les plus authentiques de leur grandeur et les signes les plus évidents de leur inspiration.

Moïse, le premier des prophètes, l’homme que Nombres 12.4 ; Nombres 12.8 place au-dessus des prophètes dans l’ordre des rapports avec Jéhovah, est le plus grand patriote de tous les temps. Avant l’appel de Dieu, il montre déjà son patriotisme en tuant l’Égyptien (Exode 2.11 et suivants). Par amour pour ses frères, il quitte la cour d’Égypte. Puis, d’une poussière de tribus esclaves que le pharaon était en train d’abrutir et d’anéantir par une lente persécution, il fait un peuple, à travers le désert, et marque ce peuple d’une si forte empreinte, l’anime d’un tel souffle, lui donne de telles institutions, lui assure une fixité telle, que ce peuple, au cours de siècles d’épreuves, malgré ses défaillances, ses défaites, ses exils, sa dispersion dans toutes les parties du monde, d’un monde hostile et tortionnaire, garde sa cohésion, sa loi, son espérance, ses allures, son type caractérisé, et continue à rapporter tout cela, après trois mille ans de vie miraculeuse d’endurance et d’unité, à son fondateur Moïse. Cherchez dans l’histoire un exemple comme celui-là, vous ne le trouverez pas, et de loin. En présence de ce fait, l’explication de l’origine du jéhovisme donnée par Loisy (La Religion d’Israël, pages 905ss) pose un problème d’histoire que la critique rationaliste ne résout pas. On peut ramener cette explication à la déclaration de Holscher, que Loisy d’ailleurs suit à peu près pas à pas : « La religion de Yahvé n’a jamais été fondée ; le Moïse que nous connaissons n’est pas un fondateur de religion, mais l’ancêtre des prêtres de Kadès, c’est-à-dire une figure légendaire en rapport avec le culte du lieu » (voir les pages consacrées par Hölscher à Moïse et au sacerdoce de Kadès, Propheten, pages 107-115).

Après le premier trait : le génie patriotique, le deuxième trait : le désintéressement. Moïse, créateur de son peuple, ne réclame rien pour lui. Les rois se font servir, adorer : Moïse sert son peuple et adore Jéhovah. Rien pour lui. Quand Jéhovah, irrité par le veau d’or, décide de détruire Israël et propose à Moïse une destinée de gloire, Moïse lui répond : « Pardonne à ce peuple, ou efface-moi de ton livre » (Exode 32.10 ; Exode 32.32). Il préférerait disparaître oublié, maudit, anéanti à jamais, plutôt que de voir son peuple privé d’avenir. Troisième trait : s’il veut son peuple, il le veut pour Dieu. Il ne dit pas : Israël « au-dessus de tout », ni « Jéhovah avec nous », il n’écrit pas, comme l’a fait un nationaliste de nos jours et de notre race : « Que ma patrie fasse mal ou bien, je l’approuve, parce que c’est ma patrie ». Moïse dit : Jéhovah premier servi. Sa patrie ne vaut qu’en tant qu’elle travaille à la gloire de Dieu, qu’elle vit dans l’obéissance à Dieu, qu’elle réalise ici-bas le plan de Dieu, et il donne à son peuple les éléments d’une éducation où lui seraient épargnées, s’il y restait fidèle, les défaillances qui épuisent, les infidélités qui déshonorent, les révoltes qui écartent Dieu et vouent à la mort. Il l’établit dans le cadre du bonheur par le bien (cf. Décalogue et les principes formulés dans Deutéronome 5 ; Deutéronome 6).

Les prophètes jéhovistes venus après Moïse sont tous restés dans la ligne de son patriotisme. Samuel, rejeté par Israël qui lui a préféré un roi, en est tellement affecté dans sa sollicitude pour son peuple qu’il « crie à Jéhovah toute la nuit » (1 Samuel 15.11), ce qui ne l’empêche pas de dire à ceux qu’il aime malgré leur ingratitude : « Loin de moi de cesser de prier pour vous ! » (1 Samuel 12.23). Et de fait, jusqu’au bout, Samuel s’efforce de détourner les conséquences fatales de la faute d’Israël (1 Samuel 12 à 16).

Quel patriotisme dans le désespoir d’Élie fuyant vers l’Horeb (1 Rois 19), dans le courage d’Amos, ce campagnard rustique, qui va jusqu’au sanctuaire du roi d’Israël pour disputer son peuple au formalisme corrupteur (Amos 7.10 ; Amos 7.15), et qui intercède de façon touchante auprès de Jéhovah pour son peuple (Amos 7.2) :

Seigneur Jéhovah, fais grâce ! Comment Jacob subsisterait-il ? Il est si petit !

Combien l’amour du patriote transparaît dans la manière dont Osée fait parler Jéhovah : (Osée 11.1-4)

Quand Israël était jeune, je l’aimais, Et j’appelai mon fils hors d’Égypte… C’est moi qui guidais les pas d’Éphraïm, Le soutenant par les bras, L’attirant à moi par les liens de la bonté, Par les chaînes de l’amour…

Dans ce défi jeté par Michée aux Assyriens (Michée 4.11 ; Michée 4.13) :

Que Sion soit violée, disent-ils,
Que nos yeux se repaissent de cette vue !
Mais ils ne connaissent pas les pensées de Jéhovah
Et ne comprennent pas son dessein
Qui est de les amasser comme les gerbes sur l’aire !
Lève-toi donc, fille de Sion,
Écrase-les sous tes pieds !

Dans le scandale éprouvé par Habacuc en face des tortures infligées par les Assyriens à Israël : (Habakuk 1.1 ; Habakuk 1.2)

Jusques à quand, ô Jéhovah, t’implorerai-je,
Sans que tu entendes mon appel ?

Dans l’apostrophe cinglante d’Ésaïe à l’armée de Sanchérib qui assiège Jérusalem (Ésaïe 37.22 ; Ésaïe 37.28 ; Ésaïe 37.29).

Elle te méprise, elle se rit de toi,
La vierge, fille de Sion,
Elle hoche la tête derrière toi,
La fille de Jérusalem…
Je sais, dit Jéhovah, quand tu t’assieds,
Quand tu sors et quand tu entres,
Et quand tu es en fureur contre moi.
Parce que tu es furieux contre moi
Et que ton arrogance est montée à mes oreilles,
Je mettrai ma boucle à tes narines
Et mon mors à tes lèvres,
Et je te ferai retourner
Par le chemin par lequel tu es venu.

Jérémie, le seul prophète dont la biographie nous soit assez connue pour que nous puissions pénétrer ses sentiments et le suivre dans les péripéties de son ministère, nous offre le spectacle d’un conflit tragique entre le patriotisme que rien ne peut abattre et la vocation prophétique qui oblige l’homme de Dieu à annoncer à ses concitoyens le châtiment et la ruine.

Appels passionnés à son peuple : (Jérémie 2.12 ; Jérémie 2.13 ; Jérémie 2.17 ; Jérémie 2.19)

Cieux, soyez stupéfaits,
Frémissez d’épouvante et d’horreur, dit Jéhovah,
Car mon peuple a commis un double péché.
Ils m’ont abandonné, moi, la source d’eau vive,
Pour se creuser des citernes, citernes crevassées
Qui ne retiennent pas l’eau…
Parce que tu as abandonné Jéhovah, ton Dieu,
Lorsqu’il te dirigeait dans la bonne voie,
Ta méchanceté te châtiera,
Ton infidélité te punira.
Tu sauras et tu verras
Que c’est une chose mauvaise et amère
Que d’abandonner Jéhovah.

Fureur contre les faux prophètes et les prêtres : (Jérémie 6.14 et suivant)

Ils pansent à la légère
La plaie de la fille de mon peuple.
Paix, paix, disent-ils, alors qu’il n’y a point de paix.
Ils seront confondus pour leurs abominations,
Mais ils ne connaissent pas la honte.
Ils ne savent pas rougir !

Désespoir en présence des insuccès de sa mission ; il s’en prend à Dieu même : (Jérémie 20.7 ; Jérémie 20.10 ; Jérémie 20.14 ; Jérémie 20.18)

Tu m’as séduit, et je me suis laissé faire.
Tous se moquent de moi :
« Accusez-le, et nous l’accuserons ».
Tous ceux qui étaient en paix avec moi
Observent si je chancelle :
« Nous tirerons vengeance de lui ! »…
Maudit soit le jour où je suis né !
Pourquoi suis-je sorti du sein maternel
Pour voir la souffrance et la douleur
Et pour consumer mes jours dans la honte ?

Désillusion de constater que ses efforts sont vains et que l’endurcissement de ses concitoyens amènera inéluctablement la destruction de son peuple : (Jérémie 8.18 ; Jérémie 9.1 ; Jérémie 4.19 et suivant)

Où trouverai-je consolation à ma douleur ?
cœur souffre au dedans de moi.
Oh ! si ma tête était une source d’eau
Et mes yeux une fontaine de larmes,
Je pleurerais jour et nuit
Les morts de la fille de mon peuple !
Mes entrailles, mes entrailles !
Mon cœur est torturé,
Le cœur me bat, je ne puis me taire,
Car tu entends, mon âme, le son de la trompette ;
C’est le cri de guerre, on annonce ruines sur ruines !
Tout le pays est ravagé.

Le miracle est que cet homme à l’âme si sensible, au caractère si impressionnable, n’ait jamais quitté la brèche pour aller chercher le silence qui lui aurait assuré la paix. S’il ne l’a pas fait, il le déclare ouvertement, c’est qu’il ne l’a pas pu. Son patriotisme l’empêchait de se soustraire aux ordres de Jéhovah ». Il y a dans mon cœur comme un feu dévorant…  » Inspiré par la flamme sacrée, il oppose pendant quarante ans son patriotisme éclairé au patriotisme aveugle des prêtres et des faux prophètes qui, illusionnés par la grâce exceptionnelle accordée à Jérusalem au temps d’Ézéchias, s’imaginent que Sion est intangible et que jamais des mains profanes ne toucheront au sanctuaire de Jéhovah. Conspué, persécuté, accusé de traîtrise, frappé, prisonnier menacé de mort — et il serait mort en effet sans la compassion d’un humble esclave noir qui le tira hors de la fosse où il devait périr (cf. Jérémie 36.26 ; Jérémie 20.1-3 ; Jérémie 37.18 ; Jérémie 26.7 ; Jérémie 26.11, etc.) —, abandonné par le peuple lui-même, ce qui achève de faire de lui le prototype de Jésus-Christ, Jérémie, après avoir vu se réaliser l’une après l’autre ses prophéties de châtiment et de ruine, annoncera à ceux de ses compatriotes qui lui sont restés attachés l’aurore de la nouvelle alliance, celle qui établira entre Jéhovah et les Israélites repentants la communion du cœur : « Je t’aime d’un amour éternel » (Jérémie 31.3). Cette aurore ne devait pas briller aux yeux du prophète, mais elle s’est levée au temps de l’Évangile, achevant d’attester que c’était bien à Jérémie et non à ses contradicteurs que les desseins de Dieu avaient été révélés.

Sur la terre de Babylone, Ézéchiel, « la sentinelle de Jéhovah », se dépense comme pasteur des déportés, « maison de rebelles », sans se laisser décourager par leur ingratitude, leurs moqueries, leurs récriminations. Il suffit, pour mesurer l’amour dont il les aime, de lire les pages enflammées dans lesquelles il fulmine contre les nations qui ont fait souffrir Israël (chapitres 25-32) : Ammon, Moab, les Philistins, Tyr l’orgueilleuse et l’Égypte traîtresse ; et sa fureur vengeresse les poursuit jusque dans les profondeurs du cheol (voir ce mot) :

Descends, couche-toi parmi les incirconcis !
Là est l’Assyrien… Là est Élam…
Là sont Mésec et Tubal…
Là sont Édom, ses rois, ses princes…
Pharaon les verra ! Le glaive est brandi.
Entraînez l’Égypte et toute sa multitude
Au sein du séjour des morts !
Ézéchiel 32.19 ; Ézéchiel 32.22 ; Ézéchiel 32.24 ; Ézéchiel 32.26 ; Ézéchiel 32.29 ; Ézéchiel 32.31 ; Ézéchiel 32.32

Nulle part enfin le patriotisme n’a resplendi avec plus d’éclat que dans l’œuvre du dernier grand prophète, le second Ésaïe, qui habita probablement l’Égypte, où son devancier, et probablement son maître, Jérémie, avait achevé dans le martyre sa vie mouvementée. À l’époque où Ésaïe II écrivait ses sourates, qui devaient circuler chez les dispersés d’Israël, relever et spiritualiser l’espoir de leurs colonies et les préparer à la grande consolation, le peuple élu n’avait plus ni royaume ni temple. Jérusalem gisait à terre, lamentable monceau de ruines. Jéhovah avait révélé à son prophète que le nationalisme d’autrefois avait vécu, qu’il ne reviendrait pas, que la religion de Jéhovah était désormais pour tous les peuples, que tous étaient appelés, car Jéhovah était le Dieu de toute la multitude humaine… N’importe, le second Ésaïe aura beau prêcher l’universalisme jéhoviste et atteindre dans ses prédications aux accents les plus sublimes, accents définitifs qui introduiront l’Évangile, son âme de patriote reste tout entière aux tribus de Jacob et ne laisse rien tomber des droits des ancêtres : (Ésaïe 41.9 et suivant)

Race d’Abraham que j’ai aimé,
Toi que j’ai prise aux extrémités de la terre
Et que j’ai appelée d’une contrée lointaine…
Ne crains rien, car je suis avec toi ;
Ne promène pas des regards inquiets,
Car je suis ton Dieu.
Je te fortifierai, je viens à ton secours ;
Je te soutiens de ma droite triomphante.

Et c’est toujours sa terre bien-aimée, avec sa capitale Jérusalem, qui reste le centre de ses visions, le lieu d’élection où s’accomplira la restauration nouvelle : (Ésaïe 52.9 et suivant)

Éclatez ensemble en cris de joie,
Ruines de Jérusalem !
Car l’Éternel console son peuple,
Il rachète Jérusalem.
Jéhovah découvre le bras de sa sainteté
Aux yeux de toutes les nations,
Et toutes les extrémités de la terre verront
Le salut de notre Dieu !

La rancœur contre les anciens bourreaux de Sion gronde dans l’âme du prophète : (Ésaïe 47.1 ; Ésaïe 47.3 ; Ésaïe 47.5)

Descends, assieds-toi dans la poussière,
Vierge, fille de Babylone !
J’exercerai ma vengeance,
Je n’épargnerai personne…
Accroupis-toi en silence
Et va dans les ténèbres,
Fille des Caldéens !

Mais les temps sont révolus. Jérusalem délivrée, exaltée, verra les adorateurs de toutes les nations se presser autour de ses autels : (Ésaïe 56.7)

Car ma maison sera appelée
Une maison de prière pour tous les peuples.

Cette vision d’avenir, où le patriotisme et l’inspiration semblent se soutenir mutuellement pour élever plus haut encore le verbe du prophète, sert d’introduction à l’apocalypse rayonnante où le deuxième Ésaïe, dépassant les réalités de la terre, voit la cité de Dieu, immatérielle et couronnée d’allégresse, grouper autour d’elle une création nouvelle et réunir dans ses murs de lumière l’humanité régénérée, consolée et bienheureuse à jamais. Cette cité, c’est encore Jérusalem.

Lève-toi, sois éclairée,
Car ta lumière arrive
Et la clarté de Jéhovah se lève sur toi…
Les fils de tes tyrans viendront s’humilier devant toi,
Ils t’appelleront la ville de Jéhovah,
La Sion du Saint d’Israël…
Ce ne sera plus le soleil
Qui sera la lumière de tes jours,
Ni la lune qui t’éclairera de sa lueur,
Mais Jéhovah sera ta lumière à toujours,
Ton Dieu sera ta gloire
Et ton soleil ne se couchera plus
Ésaïe 60.1 ; Ésaïe 60.14 ; Ésaïe 60.19 ; Ésaïe 60.20, cf. chapitre 65

C’est ainsi que les prophètes jéhovistes, en frayant par leur patriotisme la voie providentielle où Dieu et l’homme devaient se retrouver, ont témoigné pour tous les temps de l’authenticité du contact avec l’invisible.

VI Les trois grands siècles de la prophétie

Nous avons vu ce qu’était le milieu d’où le prophétisme est sorti et les deux mobiles de l’action des prophètes jéhovistes : la vocation et le patriotisme. Il nous faut maintenant examiner cette action elle-même dans le développement synthétique que nous présentent leurs écrits.

Avec les VIIIe, VIIe et VIe siècle avant Jésus-Christ, nous entrons dans une nouvelle période de l’activité des prophètes. Plus de massacres, plus de miracles. L’homme de Dieu se mêle sans doute encore à la vie politique de son peuple, mais c’est en exerçant sur lui une action purement morale et religieuse. Il parle et il écrit. Le rôle des prophètes comme écrivains a certainement été plus considérable qu’on ne le pense généralement. Déjà l’histoire sainte jéhoviste rédigée au IXe siècle appartenait au milieu des prophètes. La littérature deutéronomistique porte aussi le cachet de l’esprit prophétique. Le fait que les Chroniques nomment toute une série de prophètes comme ayant contribué aux annales d’Israël doit être pris aussi en considération. On ne prête qu’aux riches. L’important, pour ce qui nous concerne ici, c’est que le ministère des principaux hommes de l’Esprit a été consigné dans des ouvrages qu’ils écrivirent eux-mêmes, ou qu’ils firent rédiger par leurs disciples. Ce point est de grande conséquence pour nous, parce qu’il nous permet de prendre directement contact avec la pensée et l’action des chefs spirituels d’Israël. L’équivoque n’est plus possible, parce que nous ne sommes plus réduits à nous en remettre, pour eux, à la représentation d’historiens dont nous ignorerions les sources et la mentalité. Ces prophètes écrivains sont à eux-mêmes leurs témoins. Ce qui fait la valeur capitale de ces résumés de discours que l’on peut comparer pour leur composition aux sourates du Coran, c’est qu’ils sont l’héritage d’individualités comme le monde antique n’en connut ni dans l’Orient, ni en Grèce, ni à Rome, et qui se sont pressées dans l’espace de deux siècles, animées d’une même passion, éclairées d’un même esprit, se succédant les unes aux autres, apprenant les unes des autres et portant, par une évolution d’une rapidité foudroyante, la religion de l’élite d’Israël à une hauteur où elle atteignit à la clarté définitive de l’Évangile.

Par leurs ouvrages, écrits par eux ou par leurs disciples immédiats, nous pouvons savoir avec la plus grande précision ce qu’ils demandaient à leurs auditeurs, ce qu’ils supposaient connu des adorateurs de Jéhovah, quel fut le développement de leur théologie et comment ils se représentaient l’avenir religieux d’Israël.

On tient volontiers aujourd’hui pour démontré dans les milieux de la critique avancée que les prophètes des VIIIe, VIIe et VIe siècles — siècles classiques du prophétisme — furent les initiateurs du jéhovisme dans ses principes fondamentaux : moralisme, monothéisme, spiritualisme, universalisme. Cette conclusion répond admirablement aux prémisses de critiques qui conçoivent Jéhovah comme une divinité naturiste et qui pensent pouvoir expliquer l’histoire la moins naturelle du monde, celle d’Israël, avec les seules ressources ordinaires de l’évolution humaine. Mais la question est de savoir si cette conclusion correspond à l’attitude des prophètes qui nous ont laissé des écrits et dont nous avons, d’après ces écrits, à caractériser l’initiative.

1. L’accusation

Les quatre grands prophètes du VIIIe siècle, Amos, Osée, Ésaïe et Michée, entrent en scène de la même façon. Ils se présentent, non en révélateurs, mais en accusateurs. Leurs discours sont des réquisitoires. Que reprochaient-ils à Israël ? D’avoir violé la justice. La justice ! On en parlait quelquefois dans les sociétés primitives, mais on ne l’apercevait que partiellement ; elle y était facultative et dépendait, dans le principe, du bon plaisir des rois. Plus tard, en Grèce et à Rome, on disserta sur la justice, on dit à son sujet des choses admirables. Mais tout cela était théorique et présenté parfois comme un idéal irréalisable ; le philosophe qui l’exaltait n’exigeait pas qu’elle fût accomplie au prix de n’importe quel sacrifice. Il y avait toujours des accommodements. Quand l’intérêt de la patrie était en jeu, son salut ou sa grandeur, c’était l’injustice que l’on glorifiait. Les Stoïciens eux-mêmes, qui proclamaient la fraternité de tous les hommes et voulaient que le Sage fût citoyen du monde, n’ont jamais, pas même lorsqu’ils tenaient le sceptre avec Marc-Aurèle, essayé d’établir une justice unique pour l’esclave et pour l’homme libre, pour le barbare et pour le civis romanus. Et voici que, soudain, dans les milieux gréco-romains, une société nouvelle parut, qui étonna le monde parce qu’elle avait pour loi la justice impérieuse, la même justice pour tous (Matthieu 23.8 ; Matthieu 23.12; Luc 22.25 ; Colossiens 3.11), la justice du sermon sur la montagne (Matthieu 5-7). « Que s’est-il donc passé ? », écrit à ce sujet H. Bergson (Les deux sources de la Morale et de la Religion, p. 75). « Comment la justice a-t-elle émergé de la vie sociale à laquelle elle était vaguement intérieure, pour planer au-dessus d’elle et plus haut que tout, catégorique et transcendante ? Rappelons-nous le ton et l’accent des prophètes d’Israël. C’est leur voix même que nous entendons quand une grande injustice a été commise ou admise. Du fond des siècles, ils élèvent leur protestation. »

Amos : De Sion, Jéhovah rugit… Ainsi parle Jéhovah : À cause de trois crimes de Juda, même de quatre, Je ne révoque pas mon arrêt… J’enverrai le feu dans Juda… À cause de trois crimes d’Israël, même de quatre, Je ne révoque pas mon arrêt… Voici, je vous écraserai, Comme écrase un chariot rempli de gerbes (Amos 1.2 ; Amos 2.4 ; Amos 2.5 ; Amos 2.6 ; Amos 2.13).

Osée : Écoutez Jéhovah, enfants d’Israël, Car Jéhovah a un procès Avec les habitants du pays… Puisque tu as oublié la loi de ton Dieu, Je te rejetterai (Osée 4.1-6).

Ésaïe : Cieux, écoutez ; terre, prête l’oreille, Car Jéhovah parle : J’ai nourri, j’ai élevé des enfants. Mais ils se sont révoltés contre moi… Cessez de faire le mal… Puis, venez et plaidons, dit Jéhovah (Ésaïe 1.2 ; Ésaïe 1.16 ; Ésaïe 1.18).

Michée : Écoutez ce que dit Jéhovah, Lève-toi, plaidons devant les montagnes ! Écoutez, montagnes, le procès de Jéhovah, Car Jéhovah a un procès avec son peuple… Ses habitants profèrent le mensonge… C’est pourquoi je te frapperai par la souffrance, Je te ravagerai à cause de tes péchés (Michée 6.1 ; Michée 6.2 ; Michée 6.12 ; Michée 6.13).

Toute cause au tribunal, même dans la chétive justice humaine, suppose que l’inculpé connaît le plaignant et sait quelle est la violation de contrat individuel ou social qui lui vaut sa peine. Quand il s’agit du procès de Dieu mené par les personnalités morales dont les siècles rediront la grandeur unique dans l’ordre de la justice, on peut considérer que cette condition d’équité a été respectée.

2. Le contrat violé

Quel est donc le contrat qu’Israël a connu et transgressé ? l’alliance qu’il a violée (Osée 6.7 ; Osée 8.1 ; Osée 8.12) ? Cette loi, Amos en parle explicitement (Amos 2.4) dans une strophe que la critique avancée tient pour une interpolation parce qu’elle ne cadre pas avec sa conception religieuse du jéhovisme, mais que rien n’oblige à supprimer, que tout, au contraire, invite à maintenir, pour la bonne raison qu’il serait fort étrange qu’Amos le Judéen, qui vient de déclarer que Jéhovah rugit de Sion, passe sous silence les fautes de sa patrie, dépositaire de la Loi, et les menaces contre Jérusalem. Osée s’y réfère aussi (Osée 4.1 ; Osée 6.6 ; Osée 8.1) dans son premier discours, où il met en avant une formule qu’il affectionne : la « connaissance de Jéhovah » ou, ailleurs, « connaître Jéhovah », formules qui, dans sa bouche, n’ont pas trait seulement à la science intellectuelle, mais en premier lieu à l’expérience religieuse, à la morale pratique (Osée 4.1-6 ; Osée 5.4 ; Osée 6.3-6 ; Osée 8.2 ; Osée 13.4). Cette loi, qu’Israël connaît, serait-ce le décalogue de Exode 34 rapporté par l’écrivain jéhoviste — le seul dont la critique avancée admette l’existence avant le VIIIe siècle ? Mais s’imagine-t-on que la révolution opérée par Moïse se serait contentée d’un tel fondement, d’une brève liste de prescriptions cultuelles, qui sont précisément ce que le mosaïsme a de plus commun avec les religions des autres peuples ? Y avait-il là de quoi surprendre, émouvoir, retourner le peuple d’Israël, et engager le combat moral où il va se débattre pendant des siècles, porteur de la religion du vrai Dieu ? Était-ce là ce qui pouvait lui donner la « connaissance de Jéhovah » et justifier les diatribes enflammées d’Amos et d’Osée ? Aussi bien, il suffit de relire attentivement ces deux prophètes pour se rendre compte qu’ils ne font aucune allusion à ce décalogue-là ; il ne les intéresse pas, étant précisément l’élément du culte jéhovique par lequel celui-ci voisine le plus dangereusement avec les cultes idolâtres : fêtes de moissons, sacrifices de bétail, offrande des prémices des récoltes, autant de formes d’adoration qui pouvaient indifféremment servir pour honorer Jéhovah ou les Baals primitifs de la terre cananéenne. Les pratiques extérieures et les formes rituelles ont déjà fait tant de mal à Israël, l’ont déjà si souvent induit à éluder les exigences véritables de la religion de Jéhovah, qu’Amos et Osée vont jusqu’à s’emporter contre elles :

Amos : Je hais, je méprise vos fêtes, Je ne puis sentir vos assemblées. Quand vous me présentez des holocaustes et des offrandes, Je n’y prends aucun plaisir (Amos 5.21 ; Amos 5.22, cf. Ésaïe 1).

Osée : Ephraïm a multiplié ses autels pour pécher, Et ses autels l’ont fait tomber dans le péché. Que j’écrive pour lui toutes les ordonnances de ma loi, Elles sont regardées comme une chose étrangère. Ils immolent des victimes qu’ils m’offrent… Jéhovah n’y prend point de plaisir (Osée 8.11 ; Osée 8.13).

Amos va jusqu’à dire que tout ce cérémonial ne faisait pas partie du mosaïsme authentique :

M’avez-vous fait des sacrifices et des offrandes Pendant les quarante ans du désert, Maison d’Israël ?

(Amos 5.25, cf. Ésaïe 1.11-15 ; Michée 6.8 ; Psaumes 50.7-15 ; Jérémie 7.22).

Quel est donc, pour Amos et Osée, le contrat dont la violation dans la suite des générations passées va entraîner maintenant le châtiment et la ruine d’Israël ? L’alliance morale. En même temps qu’il déclare vain et d’institution humaine le culte rituel, Amos s’écrie :

Que la droiture soit comme un courant d’eau Et la justice comme un torrent intarissable (Amos 5.24) ! Et cette déclaration est le leit-motiv de toute sa prédication. Il n’y a que parjure et mensonge, Assassinat, vol, adultère ; On use de violence… (Osée 4.2)

Dans ce passage qui introduit le ministère d’Osée, chaque terme vise un des commandements moraux du Décalogue de Exode 20 et de Deutéronome 5. S’il y a une thora, signifiant : loi, dont l’existence et la valeur fondamentale pour la religion de Jéhovah soient démontrées par les allusions des deux premiers prophètes écrivains, c’est à coup sûr cette thora du Sinaï dont on nous dit aujourd’hui qu’elle ne fut que l’écho affaibli de la voix des prophètes des VIIIe et VIIe siècles.

Osée, qui suit Amos, va plus profond que lui. Après avoir dénoncé comme lui l’immoralité d’Israël, sa transgression du Décalogue, comme motif de sa condamnation et source de sa ruine, il fouille dans l’âme de l’Israélite et découvre la raison profonde de cette infidélité : une transgression intime, le mépris d’un commandement sur lequel tous les autres commandements s’appuient et sans lequel tous perdent leur force et s’écroulent : le commandement de l’amour. Trahi par sa femme (Osée 1-3), dont les débordements sont venus de ce qu’elle n’aimait plus son mari, Osée dénonce à la nation élue son infidélité initiale :

Mon peuple consulte son idole de bois, Et son bâton lui donne des avis ! Car l’esprit de prostitution les égare, Et ils se prostituent loin de leur Dieu… Insensé, le peuple court à sa perte ! Que te ferai-je, Ephraïm ? Que te ferai-je, Juda ? Votre amour est comme le brouillard du matin, Comme la rosée qui bientôt se dissipe ! Malheur à eux, Parce qu’ils m’ont fui ! Ruine sur eux, Parce qu’ils m’ont trahi ! (Osée 4.12-14 ; Osée 6.4 ; Osée 7.13)

Comparant la nation infidèle à une épouse adultère, à une mère dénaturée, Jéhovah dit par la bouche d’Osée :

Je la châtierai pour les jours où elle encensait les Baals, où elle allait après ses amants et m’oubliait ! Je veux l’attirer et la conduire au désert et je parlerai à son cœur… Et elle chantera comme au temps de sa jeunesse (Osée 2.13 ; Osée 2.15).

Quand donc, et par le moyen de qui, le contrat d’amour entre Jéhovah et la nation élue avait-il été conclu ? Osée le rappelle avec précision à ses contemporains : ce fut le jour où Jéhovah fit sortir Israël du pays d’Égypte, maison de servitude (Osée 11.1 ; Osée 2.17 ; Osée 13.4, cf. Deutéronome 5.6), et le confia à Moïse. Par un prophète, Jéhovah

Fit monter Israël hors d’Égypte ;

Et par un prophète, Israël fut gardé (Osée 12.14).

Osée vient de rappeler que Jacob était berger (Osée 12.13). Il transporte l’image sur Moïse, qu’il présente ici comme le berger envoyé par Jéhovah à Israël pour le protéger et le conduire au pâturage.

Une étude objective des discours d’Amos et d’Osée — nous n’appelons ici en cause que ces deux premiers porte-parole de Jéhovah au VIIIe siècle, parce que, de leur temps, notre livre actuel du Deutéronome n’existait pas — amène irrésistiblement à la conclusion que non seulement le Décalogue d’Exode 20 et de Deutéronome 5 existait déjà sous sa forme primitive, mais aussi que le commandement « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu…  » (Deutéronome 6.5), donné plus tard par Jésus comme le principe de toute la législation jéhovique, faisait partie de la révélation mosaïque.

Un siècle avant Osée, Israël, en rupture de contrat, courait après ses amants les Baals, divinités cananéennes auxquelles il attribuait le pouvoir de féconder le sol et de donner des récoltes abondantes. Élie se dresse au nom de l’alliance violée et obtient de Jéhovah le pouvoir de faire un exemple : à la parole de l’homme de Dieu, la sécheresse s’étend sur le pays et le désole par la famine. À sa parole, la pluie tombe de nouveau et la terre est fécondée (1 Rois 17 et 18). Terrible leçon et révélation inattendue pour les contemporains du prophète qui avaient bien cru jusque-là que Jéhovah était leur dieu national, le dieu de leurs guerres et de leurs victoires, mais qui n’avaient pas cessé d’attribuer aux Baals de Canaan, politiquement dépossédés par Jéhovah, le pouvoir de féconder le sol qui leur appartenait dès les temps antiques. Le triomphe d’Élie et le massacre des prophètes du Baal phénicien introduits en Israël par Jézabel ne suffisent pas à ramener la nation élue à la fidélité à Jéhovah. Elle continue, par son adultère, de marcher à sa perte. C’est là ce que le prophète Osée rappelle dans son discours inaugural. Parlant des générations qui l’entourent, il dit :

Leur mère s’est prostituée, déshonorée, car elle a dit : J’irai après mes amants, qui me donneront mon pain et mon eau, ma laine et mon lin, mon huile et mon breuvage. Elle n’a pas reconnu que c’était moi qui lui donnais le blé, le moût et l’huile ; et l’on a consacré au service de Baal l’argent et l’or que je lui prodiguais (Osée 2.5 ; Osée 2.8).

Osée, en nous expliquant l’acte d’Élie, témoigne que déjà, pour le prophète du IXe siècle, la faute de la nation élue était d’avoir trahi l’amour conjugal qui la liait à Jéhovah, le Dieu du Sinaï, le Dieu jaloux de la jalousie qu’éprouve un époux à l’égard de celle qui lui a engagé sa foi. C’est aussi le contrat moral du Sinaï qui explique l’attitude intransigeante d’Élie vis-à-vis d’Achab à l’occasion de la vigne de Naboth. Les confiscations, les meurtres, les compromissions judiciaires étaient d’usage courant chez les potentats dans le milieu où vivait Israël. En tout autre pays, la menace d’un censeur comme Élie à l’égard d’un monarque heureux, puissant et énergique comme Achab, eût paru simplement un crime de lèse-majesté ; on l’eût puni de mort. Mais ici, nous n’avons ni un monarque, ni un censeur ordinaires. Le monarque est l’oint de Jéhovah, le censeur est le prophète de Jéhovah ; l’un et l’autre connaissent les exigences du contrat sinaïtique ; ils savent que tout effort moral aidant la justice est à l’honneur du Dieu qui a choisi Israël pour peuple.

Comme Élie fait pressentir Michée de Jimla (1 Rois 22.1 ; 1 Rois 22.28) et Amos de Thékoa, dans sa notion de la justice, il continue la tradition de son prédécesseur Ahija de Silo, qui provoque le schisme pour venger l’honneur de Jéhovah trahi par Salomon (1 Rois 11.29 ; 1 Rois 11.33), et Ahija continue Nathan reprochant à David d’avoir fait mourir son serviteur Urie pour pouvoir posséder sa femme (2 Samuel 12). Partout ailleurs qu’en Israël, un enlèvement comme celui-là n’aurait soulevé aucune surprise. Quidquid délirant reges…, mais ici il y a le contrat du Sinaï, la foi jurée ; c’est tout le passé contractuel qui se lève en témoignage dans cette parole par laquelle Jéhovah caractérise l’acte de David : « Tu m’as méprisé » (2 Samuel 12.10). Le vieux récit nous fait assister à une scène qui en dit long au sujet de l’emprise morale que Jéhovah avait sur son peuple à cette époque : l’illustre monarque chargé de gloire et parvenu au faîte de la puissance s’humilie devant le prophète et s’abîme dans le plus profond des repentirs. Nous rejoignons ici le XIe siècle où nous avons rencontré Samuel le prophète qui disait : « L’obéissance vaut mieux que les sacrifices… Jéhovah regarde au cœur » (1 Samuel 15.22 ; 1 Samuel 16.7). Avant lui, un homme de Dieu s’était levé pour déclarer au prêtre Héli de Silo : « J’honore qui m’honore, et celui qui me méprise sera méprisé » (1 Samuel 2.30). Le prophète, homme de réaction contre la religion relâchée où le culte n’exprime plus le contrat moral avec Jéhovah, apparaît ici pour la première fois (1 Samuel 2.22 ; 1 Samuel 2.25), aux derniers jours du temps des Juges.

Du temps des Juges, qui dura de 100 à 130 ans, nous ne savons que peu de chose, sinon que « la parole de Jéhovah était rare » (1 Samuel 3.1). Les événements qui se déroulent à cette époque montrent assez que ce fut un temps d’anarchie qui ne justifia que trop les appréhensions du vieillard Josué (Josué 24). La critique avancée ne fait pas une bonne presse à Josué et à ses conquêtes. Il est certain que la comparaison du livre de Josué (voir Josué) avec les premiers chapitres du livre suivant commande les plus grandes réserves sur la façon dont certains des documents qui le composent présentent l’établissement des Israélites dans la Terre Promise. Mais ce livre renferme des pages qui proviennent des plus vieilles annales hébraïques. Celles-là, du moins, devraient épargner à Josué le soupçon qu’il n’a peut-être jamais existé. De ces traditions anciennes rapportées par l’Écrit prophétique JE, et qui ne sont antérieures aux auteurs de JE que de deux siècles et demi à trois siècles, nous ne retiendrons ici que le renouvellement de l’alliance à Sichem. Josué, que JE nous présente comme le lieutenant de Moïse, le jeune homme qui, attaché au service de la Tente des rendez-vous de Jéhovah, vécut avec son maître les grandes heures du jéhovisme pendant le séjour au désert, a eu la lourde charge de succéder à Moïse. Il a entrepris l’installation des premières tribus sur la terre de Canaan, terre de vieille civilisation, toute pervertie par le culte sensuel de ses Baals. Au désert, il s’était rendu compte des exigences morales de Jéhovah et du terrible jugement que celui-ci exerçait contre les Israélites infidèles. En Canaan, il mesure les tentations que son peuple encore tout débandé va rencontrer sur une terre riche et peuplée de divinités naturistes. Il sait que les Israélites qui n’ont connu Jéhovah qu’au désert — et que Jéhovah ramènera au désert s’ils le trahissent et s’ils ont besoin de se retrouver face à face avec lui loin de toute séduction de prospérité pour rétablir avec lui l’alliance primitive (cf. Osée 2.16 ; Osée 12.10 ; Osée 13.4) — vont avoir comme instructeurs, dans la culture du sol et dans le commerce, des populations qui leur transmettront les usages séculaires de leur agriculture, tous rattachés à l’adoration des Baals régionaux ou locaux, dont la protection immémoriale assure la fécondité du sol. Il prévoit que les Hébreux seront amenés immanquablement à faire deux parts dans leur culte, à unir deux religions : celle du Jéhovah national, le Dieu des armées victorieuses, et celle des Baals cananéens, pourvoyeurs des biens de la campagne. Cette dualité serait leur perte, car Jéhovah est un « Dieu jaloux » qui a dit : « Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face ». Avant de déposer le pouvoir qu’il tient de Jéhovah, Josué veut placer Israël en présence de la situation tragique où les circonstances le mettent, et il convoque une grande assemblée à Sichem. Là, sous l’arbre rendu sacré par les autels d’Abraham et de Jacob (Genèse 12.6 ; Genèse 35.4, cf. Deutéronome 11.26-32 ; Deutéronome 27.1-14), il demande aux tribus d’Israël si elles se sentent la force et si elles ont le vouloir de confirmer le contrat du Sinaï et de maintenir pour leur seul Dieu : Jéhovah. L’importance de cette scène et de l’alternative qu’elle comporte n’a pas été assez aperçue. Quels que soient les remaniements deutéronomiques que l’on veut voir dans ce récit, on n’en saurait supprimer la question : Quel Dieu voulez-vous servir ? Cette question fait du jéhovisme un drame de liberté. Instruit par les premières épreuves de son commerce avec Jéhovah, Israël, à Sichem, renouvelle volontairement son alliance avec lui. Il s’offre librement à son Dieu qui fera sur lui l’expérience humaine de la régénération. Il n’a pas été pris en traître ; conscient de ce que coûte la désobéissance aux ordres de Jéhovah, il s’avance avec une confiance tenace vers les grands coups que le « divin sculpteur de l’âme » devra donner pour ciseler dans l’humanité de la chute une image à la ressemblance de Dieu. Il bronchera, il tombera, mais l’œuvre s’accomplira. Par une série d’éliminations successives se dégagera peu à peu de la masse charnelle l’homme spirituel, l’Homme-Dieu. Cette nouvelle création a pour point de départ le contrat du Sinaï ratifié à Sichem, et pour ouvriers les prophètes. Sans ce contrat, Israël n’eût eu aucune raison de connaître un autre destin que celui des peuples de sa race, Édom ou Moab. Sans ce contrat, la réaction des voyants jéhovistes, de Samuel à Amos, ne se comprendrait pas. Si les premiers prophètes du VIIIe siècle n’avaient pu s’en référer à lui, justifier par lui la sévérité de leur verdict, ce verdict, au lieu d’être drastique pour l’élite du peuple, n’eût pas manifesté plus d’équité que tant de verdicts où la justice humaine demande du coupable plus qu’elle ne serait en droit d’exiger de lui. Et les fervents jéhovistes groupés autour des prophètes, au lieu de considérer les malheurs de leur race comme le salutaire châtiment du Père céleste, n’auraient vu dans leur nation ruinée et déportée qu’une victime de l’arbitraire divin, semblable à celles dont Homère dans l’Iliade nous fournit d’abondants exemples. Le jéhovisme rédempteur inauguré par Amos et Osée eût été écrasé dans l’oœuf.

3. Le Dieu offensé

a. Les origines de son culte

Les prophètes ne se contentent pas de nommer Jéhovah comme la divinité offensée par la violation du contrat. Ils tiennent dans leurs discours pour un fait établi, une réalité hors de discussion, que Jéhovah avait le droit moral de punir Israël à cause de la violation du contrat. D’où lui venait ce droit ? Les plus vieux documents de la Bible nous l’expliquent en mettant en avant deux noms : Abraham et Moïse. Dans le premier cas, il s’agit d’un homme qui a dû quitter sa patrie et ses divinités patronales. Nous pouvons nous le représenter démoralisé, désorienté, mais de personnalité assez puissante et assez haute pour ne pas prendre son parti de sa destinée, et capable, si une voie s’ouvre devant lui, d’y entrer résolument et de refaire sa vie. Dieu l’appelle, se propose à sa foi sous la forme de l’élohim protecteur qui l’accompagnera et le bénira s’il se fie à lui avec intégrité. Abraham entreprend la marche par la foi ; les bénédictions de son élohim l’affermissent dans la certitude que son Dieu est puissant et bon. Il forme sa famille dans l’adoration du dieu puissant, El-Chaddaï. Par la grâce d’El-Chaddaï, la tribu des Abrahamides est sauvée de la famine et séjourne en Égypte dans une terre favorable.

Au bout de quelques siècles, Israël est de nouveau menacé de disparaître, non par la famine, mais par le massacre systématique ordonné par un pharaon. Et voici Moïse sauvé des eaux, élevé à la cour, compromis par son patriotisme, forcé de chercher son salut dans l’exil. Le voilà, comme Abraham, jeté hors de sa voie et méditant dans le désert madianite sur l’énigme de sa destinée. Il a du génie — la suite le prouvera —, il a des connaissances et un courage qui désignent en lui un chef. El-Chaddaï l’appelle et se révèle à lui comme le Dieu vivant — Jéhovah — capable de libérer ses tribus esclaves et d’en faire une grande nation si elles acceptent de marcher par la foi dans le désert et de constituer à sa voix un peuple de franche volonté. Moïse recule d’abord devant la tâche, puis accepte. Il eût pu dire alors comme plus tard Jérémie : « Jéhovah, tu m’as saisi, tu m’as vaincu ! » Le peuple est subjugué par l’ascendant du chef qui lui parle au nom du dieu des pères ; il tressaille à l’espoir que les promesses faites à Abraham vont enfin s’accomplir ; la délivrance au passage de la mer Rouge achève de le mettre dans les dispositions voulues pour accepter le contrat du Sinaï. Quand Jéhovah donne à Moïse les ordres qui devaient moraliser son peuple, et par ce peuple l’humanité, il a acquis par des grâces accordées de génération en génération le droit moral de commander à des hommes libres. Au Sinaï, la religion du vrai Dieu s’impose à la conscience humaine et entre dans l’histoire.

La façon dont le plus vieux document biblique raconte les origines du culte de Jéhovah présente des caractères qui le recommandent à toute notre attention (1), Le témoignage primitif qu’il apporte est confirmé par tous les récits, par ailleurs fort divers, de l’histoire hébraïque. Les écrivains deuté-ronomistes, qui développent les anciens textes et leur donnent un caractère parénétique, les écrivains sacerdotaux, dont les conceptions sur d’autres points diffèrent absolument de la conception de JE, sont unanimes pour déclarer que la religion d’Israël a eu comme initiateurs deux hommes appelés de Dieu : Abraham l’ancêtre, Moïse le législateur (2). Le mouvement religieux qui, dans ces deux étapes, a inauguré la reprise des rapports de Dieu avec l’homme, s’est produit, d’après le récit de JE, dans des conditions psychologiques auxquelles, certes, nos écrivains antiques étaient loin de songer, mais qui se trouvent être précisément les conditions par lesquelles, d’après la pensée chrétienne de notre temps, s’est constamment développé à travers les siècles le progrès spirituel de la société des croyants. À l’origine de tous les réveils de la pensée ou de l’action : un homme, une personnalité donnant l’impulsion, non de son initiative, mais parce que, de son propre aveu, Dieu l’a arrêtée sur le chemin, illuminée, convertie et contrainte de tout quitter pour entrer par la foi dans une voie nouvelle et délivrer à son entourage un message nouveau. « Dieu ne se révèle pas par des choses, par des objets sacrés, mais par des hommes, par des âmes consacrées » (Wilf. Monod). Tous ceux qui firent, en quelque temps que ce soit et à un degré quelconque, l’expérience divine, font partie de cette chaîne vivante des porte-flambeaux de Dieu. Ils sont légion et conduisent l’évolution spirituelle du monde. Parmi eux, Vinet, Wesley, Calvin, Luther, François d’Assise, Augustin, Paul, Jérémie, Moïse et, tout au fond, tel un sommet trop éloigné pour que les regards puissent en discerner les contours, mais dont une lueur montre la cime : Abraham, le père des croyants. Que les auteurs de nos premiers récits bibliques, au lieu de placer la théophanie originelle dans des circonstances extérieures, prodiges physiques frappant les foules et les courbant dans l’adoration, l’aient énoncée comme un drame intérieur dans une conscience d’homme, un acte d’obéissance, voilà qui montre qu’ils avaient bien vu et qui leur donne du crédit. Cent ans au moins avant la grande époque du prophétisme, dans le milieu cananéen où le paganisme étalait ce qu’il a de plus grossier et de plus sensuel, n’ayant à l’horizon que les cultes des grands empires qui imposaient par leurs temples, leurs statues, leur sacerdoce et leurs devins, les écrivains de JE savaient que la religion jéhoviste n’avait pas pris sa source dans les superstitions naturistes ni dans les opérations magiques, mais qu’elle avait été une initiative de Dieu et qu’elle avait pris conscience d’elle-même dans les rapports moraux de la personne divine avec la personne humaine ; rapports où se forma dans l’humanité de la Chute un premier germe de vie spirituelle. Quel qu’ait été le caractère rudimentaire des connaissances de ces Hébreux qui fixèrent la tradition primitive de leur peuple, et quelque naïves que puissent nous paraître leurs conceptions, les constatations que nous venons de faire suffisent pour interdire qu’on les confonde avec la foule des chroniqueurs antiques. Par leur orientation, ils appartiennent à une autre humanité : l’humanité qui a intégré la révélation dans l’histoire.

La science moderne, avec son merveilleux apport de connaissances nouvelles d’ordre archéologique, ethnique et géographique, ne pouvait pas ne pas exercer une influence profonde sur l’étude de l’Ancien Testament. Elle a pensé pouvoir expliquer par ses découvertes, non seulement l’histoire politique d’Israël, mais aussi son histoire religieuse. Toute une école de critiques s’est constituée, dont le propos est de situer « la Bible elle-même » sur le plan de l’histoire universelle (S.A. Cook).

À bien des égards, nous n’avons qu’à nous louer de son effort. La résurrection des anciens peuples du moyen Orient nous a appris à mieux connaître le milieu de la Bible, à mieux apprécier la valeur documentaire de l’Ancien Testament. L’étude des cultes primitifs, magiques ou naturistes, des religions sumérienne, babylonienne, assyrienne, égyptienne, égéenne, hittite et autres nous a donné une compréhension plus grande de ce que durent être les croyances pré-mosaïques des Hébreux, ainsi que de ce que la religion d’Israël avait en commun avec celles des nations voisines. Nous avons pu ainsi nous rendre mieux compte de ce qui appartenait en propre à son génie ou à la révélation. Les connaissances que l’on a acquises sur Canaan et sur le conflit qui s’y est rencontré entre la vie nomade et la vie sédentaire ont jeté beaucoup de lumière sur les mœurs d’Israël et les contrastes de son histoire qui s’expriment, d’une part dans le formalisme du temple et le luxe des rois, d’autre part dans les revendications des prophètes, les coutumes des naziréens et des récabites. Où la question se complique, c’est quand la nouvelle école critique veut nous expliquer l’origine du jéhovisme. Très impressionnée par le caractère ethnique de certains récits de l’époque patriarcale, elle estime que l’ensemble de ces récits est avant tout d’ordre explicatif (récits composés pour expliquer le nom des lieux, l’état présent du peuple, ses rapports avec ses voisins), en sorte que les personnages qu’ils mettent en scène n’ont qu’une attache très vague avec l’histoire. Il n’est pas impossible, nous dit-on, qu’Abraham ait existé… Dans ces conditions nul n’est autorisé à faire fond sur des récits racontant la vocation d’Abraham, le sacrifice d’Isaac, les promesses aux patriarches ; et quand Jéhovah se proposera à l’adoration des Israélites, il n’aura aucune qualité pour s’intituler le dieu de leurs pères.

Pour la période de Moïse, la théorie des récits explicatifs joue également un grand rôle. C’est ainsi que des épisodes comme la circoncision (Exode 4.24 ; Exode 4.26), la Pâque (Exode 12), la constitution des anciens (Exode 18) et peut-être le buisson ardent (Exode 3.1 ; Exode 3.6), les plaies d’Égypte (Exode 7-11 ; Exode 12.29 ; Exode 12.34), les promesses relatives à Canaan, l’intention de Moïse d’introduire son peuple dans une terre promise, passent de l’ordre des faits historiques dans celui des explications populaires ou sacerdotales destinées à légitimer des institutions postérieures ou des phénomènes observés dans la nature. D’autres épisodes, comme celui de Moïse sauvé des eaux, relèvent du folklore. Il ne s’ensuit pas nécessairement que Moïse soit un être fictif, mais nous n’avons guère que sa légende. En tout cas, si les tribus israélites arrivèrent à se fixer en Canaan, ce n’est pas parce que Canaan était la terre que Jéhovah lui avait promise, mais simplement en vertu de la loi qui pousse les nomades à s’emparer des terres fécondes et cultivées. Israël arrive en Canaan comme avaient fait avant lui les Édomites et comme feront après lui les Araméens (cf. Adolphe Lods, Israël, tome I, p. 205).

Une fois que le cadre historique donné par la Bible aux origines du jéhovisme a été ainsi supprimé, il reste un problème capital à résoudre : comment le Jéhovah des prophètes est-il entré dans la vie des Hébreux ? Car on ne saurait nier que, du temps de Débora, dont le cantique marque une date (Juges 5), Jéhovah est le Dieu d’Israël, l’élohim puissant qui conduit les guerres de son peuple et qui brise quiconque s’oppose aux destinées glorieuses de ses adorateurs.

Jéhovah et Israël sont indissolublement unis comme âme et corps
— Wellhausen

D’où vient Jéhovah ? Après Tiele et Stade, Budde en 1900, Valeton dans le Manuel de Chantepie de la Saussaye (traduction française 1904), plusieurs champions de la critique moderne ont proposé de voir dans Jéhovah le dieu des Kéniens nomades qui habitaient la presqu’île du Sinaï et avec qui Moïse s’allia par mariage.

Au dire de la tradition, Moïse séjourne parmi les tribus madianites avant d’entreprendre son œuvre libératrice. Il devient le gendre d’un « prêtre de Madian », Hobab le Kénien, d’après J (Juges 4.11) ; ce beau-père, qui d’après une autre tradition (E) s’appelle Jéthro (Exode 3.1), vient visiter Moïse après la sortie d’Égypte et offrir à Jéhovah un sacrifice suivi d’un repas auquel prennent part Moïse, Aaron et les notables du peuple (Exode 18). Puis il conseille à Moïse de se faire aider dans sa tâche en mettant des anciens à la tête du peuple (Exode 18.14 ; Exode 18.26). Après quoi, Hobab (J), sur les instances de son gendre, accepte de prendre la tête de la colonne et de diriger la marche des tribus fugitives à travers le désert qu’il connaît bien (Nombres 10.29 ; Nombres 10.33). De ce fait, la tribu kénienne de Hobab accompagne Israël et partage son destin lors de la prise de Canaan (Juges 1.16 ; Juges 1.4 ; Juges 1.11-17 ; Juges 1.24-27) Les Hébreux gardèrent aux Kéniens une reconnaissance qui se manifesta lorsque Saül détruisit les Amalécites (1 Samuel 15.5 et suivant). S’il faut en croire le texte, très postérieur et du reste altéré : 1 Chroniques 2.55, la famille de Récab, à laquelle appartenait le fameux Jonadab qui s’associa à l’équipée sanglante de Jéhu (2 Rois 10.15, cf. Jérémie 35), était de la tribu des Kéniens. Voilà tout ce que nous savons sur une peuplade à qui tout à coup se trouve attribué un rôle de premier plan dans l’histoire de la religion biblique.

On peut s’étonner d’abord de voir les textes de JE relatifs aux Kéniens investis d’une valeur documentaire refusée à l’ensemble des témoignages qui, dans les mêmes sources, nous rapportent les traditions sur Moïse ; traditions que le reste de la Bible confirme, tandis qu’il n’est nulle part question, dans les prophètes ni ailleurs, d’une origine kénienne du jéhovisme. Ce jéhovisme kénien n’est du reste pas non plus dans les textes qui nous parlent des Kéniens. On l’infère du fait que Jéhovah aurait été le dieu du Sinaï, le dieu de la montagne près de laquelle, comme d’autres tribus, les Kéniens faisaient paître leurs troupeaux. Que Jéhovah se soit manifesté sur le mont Sinaï, c’est certain ; mais il ne faut pas oublier que les traditions, unanimes pour situer cette théophanie au Sinaï, sont unanimes aussi pour déclarer que Jéhovah n’était autre que l’Elohim des pères, le Dieu d’Abraham. Or, Dieu était apparu à Abraham dans la plaine de la Mésopotamie. Quant au sacrifice que Jéthro est censé avoir offert à Jéhovah, le texte hébreu dit simplement « il prit » et non « il offrit » ; peut-être devons-nous considérer que Jéthro se contenta de s’associer à un sacrifice. Que prouverait, d’ailleurs, relativement à sa religion personnelle, le fait qu’étant venu au bruit des merveilles accomplies par le dieu d’Israël, Jéthro ait offert en reconnaissance un sacrifice à ce dieu bienfaiteur, le dieu de la famille de son gendre ? Des actes de déférence de cet ordre ne sont-ils pas dans l’usage courant des religions de l’époque ? L’exclusivisme du dieu jaloux, tel que l’ont compris Moïse et les prophètes, n’avait aucune prise sur les adorateurs des Baals et autres dieux naturistes. Constatons encore que, dans le récit où il est question du sacrifice, il est dit explicitement que Jéthro était venu pour voir ce que Jéhovah avait fait en faveur de Moïse et d’Israël son peuple. Pour Jéthro, dans le texte, Jéhovah est le dieu d’Israël, et nullement celui des Kéniens. Et cette vérité nous paraît ressortir avec évidence du fait que, lorsque Moïse presse son beau-père de lui servir de guide à travers le désert, il emploie comme argument le fait que Hobab deviendra ainsi le bénéficiaire des faveurs que Jéhovah accordera à son peuple, conformément à ses promesses. Si Jéhovah avait été le dieu de Hobab avant d’être celui de Moïse, si c’étaient les Kéniens qui avaient procuré Jéhovah à Israël, Moïse parlerait-il ainsi à son beau-père ? Dans la pensée de Hobab comme dans celle des gens de son époque, la vérité n’eût-elle pas été, au contraire, que plus il s’éloignerait du Sinaï, séjour de son dieu ancestral, et plus s’affaiblirait la protection de ce dieu ?

Enfin, si le trait de génie de Moïse a consisté à choisir pour Israël le dieu de son beau-père, reste à expliquer comment Israël s’est laissé faire. La loi du point d’appui joue en histoire comme en mécanique. Pour manier le levier qui devait lui permettre d’élever Israël à une religion plus haute, il fallait à Moïse le point d’appui d’une tradition ; avec les Kéniens, il n’y en avait aucune. L’histoire ne fournit pas d’exemple de peuple ayant de plein gré abandonné sa religion pour adopter une religion étrangère. Les partisans de l’origine kénienne de Jéhovah ont bien senti la force de cet argument ; aussi suggèrent-ils l’idée que Jéhovah pouvait être déjà, outre le dieu des Kéniens, celui de quelques tribus hébraïques. Mais ici, tout indice manque. Et ce n’est pas le fait qu’on peut retrouver dans des documents cunéiformes prémosaïques des noms renfermant au commencement ou à la fin la syllabe ya qui nous apportera la lumière ; car le verbe d’où le nom Jéhovah dérive peut être entré dans la composition d’une foule de vocables qui n’ont rien à faire avec la divinité des Hébreux. Ne nous assure-t-on pas aujourd’hui dans certains milieux d’assyriologues que ya, à la fin des noms, est une désinence d’origine mitannite ? Aussi ne sommes-nous pas surpris de lire, dans l’Histoire de la Civilisation d’Israël d’Alf. Bertholet : « L’hypothèse des Kénites, très souvent invoquée, ne me paraît admissible qu’en reconnaissant que Yahvé fut aussi le dieu des Kénites ; mais qu’il ait été à l’origine le dieu des Kénites seuls, soulève à mon avis de fortes objections » (p. 154, n. 3).

À la question : Quelle est l’origine de Jéhovah, le Dieu d’Israël ? la seule réponse appuyée par des textes demeure celle des historiens et des prophètes de l’Ancien Testament : Jéhovah est l’élohim d’Abraham, le Dieu des ancêtres d’Israël, qui s’est révélé à Moïse sous son nom : « Je suis » (Exode 3.14 et suivant), nom par lequel l’élohim d’Abraham donne à entendre que ce qui le distingue des autres élohim, c’est le fait qu’il existe. De là l’expression d’un vieux texte de Josué : « Jéhovah, le Dieu vivant, est au milieu de vous » (3.10), et l’exclamation de Gédéon : « Jéhovah est vivant ! » (Juges 8.19) formule qui se trouve vingt fois dans l’Ancien Testament. De là aussi l’expression : « Je suis vivant ! » (Nombres 14.28), expression par laquelle Jéhovah en appelle au trait le plus distinctif et le plus décisif de sa nature ; de là enfin la déclaration explicite de Jérémie : « C’est Jéhovah qui est le vrai Elohim, le Dieu vivant, le Roi éternel » (Jérémie 10.10). Voir Yahvé.

Les circonstances de cette révélation du Sinaï ne peuvent être expliquées par le cours naturel de l’histoire, mais elles se justifient au point de vue historique et psychologique par le fait qu’en donnant à Jéhovah le double caractère de Dieu des pères et de Dieu vivant, elles fournissent la seule explication qui sauve la légalité du contrat sinaïtique et la moralité de la condamnation d’Israël prononcée au nom du Dieu offensé par les prophètes du VIIIe siècle. Voir Exclusivisme.

b. Les types religieux en Israël

Faut-il conclure de tout cela qu’à partir du premier des prophètes, Moïse, les Hébreux ont été une nation monothéiste ? Evidemment non. Aussi bien est-ce une façon simpliste de traiter l’histoire que de parler d’Israël en bloc et de dire : Israël était ceci ou était cela. Israël, comme toute société humaine, comme les Juifs du temps de Jésus, comme les chrétiens de notre temps, était constitué de groupes religieux aux types divers, types qu’il faut connaître si l’on veut se faire une idée exacte des circonstances dans lesquelles les prophètes du VIIIe siècle ont été appelés à entreprendre leur croisade jéhoviste.

La masse d’Israël n’a su voir dans le Jéhovah du Sinaï que le protecteur de son exode et de la confédération de ses tribus. Elle a continué à le servir par les pratiques communes à tous les peuples qui l’entouraient. Jéhovah est pour elle un élohim de montagnes (c’était sur les montagnes que, d’après la cosmogonie antique, reposait la voûte du ciel) et, pour elle comme chez la plupart des Sémites occidentaux (cf. Deutéronome 12.2 ; Deutéronome 12.3), les hauts-lieux sont les points de rencontre entre les adorateurs et le dieu qui dispose des phénomènes naturels pour détruire ou pour bénir : le tremblement de terre, les flammes dévorantes, les tonnerres, les ténèbres, la tempête (Exode 20 ; Juges 5 etc.). Par une alliance indissoluble et qui remonte à une antiquité immémoriale (Genèse 15.18), Jéhovah est devenu le protecteur du peuple, celui qui mène ses batailles et qui disperse ses ennemis (Exode 15). Son arche est le palladium de la victoire (Nombres 10.33). Pour collaborer à sa force, il faut affamer les autres élohim en les privant de sacrifices et, pour cela, détruire sans pitié leurs adorateurs : d’où le khérem, ou extermination par l’interdit. Son culte, comme celui des élohim voisins, sera champêtre et naturiste : autels, sacrifices, offrandes, libations, pierres plantées, éphod divinatoire, taureau d’or, achéras et bamoth (voir Colonne) ; il comportera même des sacrifices humains, qui étaient d’un usage courant chez les Cananéens, sacrifices de fondations ou sacrifices d’enfants, constatés par le Deutéronome et condamnés par lui (12.31, cf. Juges 11.31 ; 1 Rois 16.34, lire Genèse 22). Les Israélites, d’une façon générale, croyaient fermement à l’existence des autres élohim, des Baals qui fécondent la terre et, plus souvent qu’on ne le croit, ils ont associé au culte de Jéhovah celui des autres nations. Salomon a élevé des sanctuaires à Moloch et à Kamos (1 Rois 11.4-8). Astarté avait en Israël ses prêtres et ses courtisanes (1 Rois 15.12 ; Amos 2.7 ; Osée 4.13 ; Osée 4.14). Sans cesser de tenir Jéhovah pour le Dieu officiel de leur peuple, la plupart des rois d’Israël ont adopté, à côté de lui, les divinités orientales dont ils recherchaient les faveurs. Puis il y avait le culte domestique, où l’ancien animisme se maintenait avec ses rites et ses théraphim. Les institutions de Moïse et les châtiments de Jéhovah ne parvinrent pas à purger l’ensemble d’Israël de toute cette idolâtrie. Il suffit pour s’en rendre compte de voir ce que comportèrent la réforme d’Ézéchias et celle de Josias, tout à la fin de l’histoire du royaume de Juda (2 Rois 23). Même parmi les Israélites qui pratiquaient fidèlement la monolâtrie et ne servaient que Jéhovah seul, la notion du Dieu national était au point de vue moral bien rudimentaire et dénuée de toute spiritualité. Ils croyaient, certes, que Jéhovah était le plus puissant des dieux, mais sa sainteté ne leur apparaissait guère que sous l’angle de la terreur, car le pouvoir de Jéhovah était tout environné de mystère. La présence de l’arche, qu’ils considéraient comme la demeure de Jéhovah, les remplissait d’effroi (1 Samuel 6.20). Envisagé sous l’angle national, Jéhovah est un Dieu qui protège per fas et nefas, sans trop se soucier de la morale. Leurs historiens trouvent naturel que la faveur de Jéhovah soit accordée aux patriarches, même menteurs (Genèse 12.10-20 ; Genèse 20.1 ; Genèse 20.18), et qu’il ait incité les Israélites à voler leurs voisins en Égypte au moment de l’exode (Exode 3.21-22). Pour eux, tout est dû et tout est permis au peuple élu. Tout est dû et tout est permis aussi à Jéhovah, qui n’a de compte à rendre à personne. Il punit les enfants pour les fautes des pères (Nombres 16.32 ; 2 Samuel 12.13 et suivant), frappe le peuple pour la transgression de son roi (2 Samuel 24). Comme les autres élohim, que les sacrifices restaurent, Jéhovah est favorablement impressionné et subitement apaisé par l’odeur des holocaustes (Genèse 8.20 et suivant). Il a des sympathies et il met en disgrâce, sans que l’homme puisse reconnaître à ses manières d’être un motif moral. Il agit selon son bon plaisir (Exode 33.19) et les hommes n’ont pas d’autre jugement à porter sur ses actes que les compagnons de Jonas lorsqu’ils jetèrent celui-ci à la mer : « Ne nous charge pas du sang innocent, car toi, Jéhovah, tu fais ce que tu veux ! » (Jonas 1.14). Ceux-ci avaient l’impression de commettre une mauvaise action pour gagner la faveur de Jéhovah. Tel annaliste hébreu n’hésite pas à aller plus loin et à attribuer à Jéhovah des actes moralement répréhensibles : une initiative où, plus tard, on reconnaîtra l’esprit de Satan, est attribuée à Jéhovah (cf. 2 Samuel 24.1 ; 1 Chroniques 21.1). Quand Jéhovah veut perdre quelqu’un, il l’incite au péché (Juges 9.23 ; Exode 10.20 ; Exode 11.9 ; 1 Samuel 2.25 ; 1 Rois 12.15 ; 2 Rois 24.19-20). Il dispose de l’esprit du mensonge comme de l’esprit de vérité (1 Rois 22.19-23). « Avec les purs, dit David dans 2 Samuel 22.27, tu te montres pur, mais avec les fourbes, tu te montres fourbe » (traduction littérale). Cette notion du divin pédagogue auquel est attribué tout le mal et tout le bien qui se produisent dans le cours de l’éducation d’Israël ne manque pas de grandeur, mais elle est ruineuse pour la moralité. Associée au patriotisme du monolâtre farouche, elle lui représente que tout ce qui vit existe pour Jéhovah, et que la gloire de Jéhovah et la destinée d’Israël sont liées pour toujours ; en sorte qu’aucune catastrophe, ni politique ni morale, ne pourra entraîner la ruine d’Israël. Telle était la doctrine de l’ensemble du sacerdoce. L’arbitraire divin n’était pas rassurant pour l’Israélite ; il lui rappelait trop l’humeur ombrageuse des monarques ; aussi ne devait-il rien négliger pour connaître par des oracles les célestes décrets, pour s’assurer par des présents la faveur divine et pour effacer par des actes expiatoires l’impression fâcheuse que tel ou tel manquement, même involontaire, pouvait avoir faite sur Jéhovah. De là l’influence grandissante du clergé, intermédiaire entre Dieu et l’homme, de là le développement incessant des rites du temple et du cérémonial des sacrifices. D’autre part, cette notion du dieu national qui n’a pas de comptes à rendre à la morale et qui a lié sa grandeur à la prospérité de son peuple, faisait aussi la fortune des faux prophètes, toujours prêts à affirmer à la cour des rois que Jéhovah donnerait son appui aux desseins du monarque, assurerait la victoire de ses armes et tirerait bientôt vengeance des ennemis d’Israël en les vouant aux pires catastrophes. Entretenus dans leur orgueil et leurs illusions par leurs prêtres et leurs prophètes courtisans, ces monolâtres jéhovistes avaient, eux, des prétentions religieuses, des ambitions politiques ; ils se savaient, se voulaient le peuple de Jéhovah ; grisés par leur histoire, ils se considéraient comme les clients du plus puissant patron divin. Impatientés par la lenteur que mettait Jéhovah à confondre les nations hostiles, ils donnaient au jour qui devait exaucer leurs rancunes nationales et consommer leur félicité le nom caractéristique de « jour de Jéhovah » (voir Jour de l’Éternel).

À côté de ces monolâtres, jéhovistes de seconde zone, et en opposition avec eux, nous trouvons dès l’origine les hommes de Dieu, ceux qui sont en Israël comme le levain dans la pâte et qui peu à peu l’acheminent vers la théologie morale et spirituelle des grands siècles du prophétisme. Ceux-ci représentent, dès Moïse, le monothéisme. Jéhovah est le Dieu qui existe (Exode 3.14). Les autres, de ce chef, ne sauraient lui être associés (Deutéronome 5.7) ; point de place non plus dans le culte pour les images taillées (Deutéronome 5.8 ; cf. les passages relatifs au « péché de Jéroboam », 1 Rois 12.25 ; 1 Rois 12.33 ; 1 Rois 15.34 ; 1 Rois 16.2 ; 2 Rois 3.3, etc.), car Jéhovah est invisible (Exode 33.18 ; Exode 33.23) et ne se manifeste que dans sa personnalité morale. Il s’affirme en proclamant le bien (Deutéronome 5.16 ; Deutéronome 5.21). Si Israël veut entrer dans l’alliance de Jéhovah, il faut qu’il engage sa conscience par un contrat, une berîth. S’il observe la thora (Deutéronome 5.6 ; Deutéronome 5.21 ; Deutéronome 6.1 ; Deutéronome 6.9), il vivra et prospérera sans avoir à craindre personne, car Jéhovah est le Dieu vivant. Mais, s’il transgresse la thora, s’il fait le mal, il souffrira et il mourra. À aucun moment et sous aucun prétexte, la désobéissance et la prospérité ne peuvent marcher ensemble. Cette doctrine que l’on trouve explicitement enseignée dans la partie du Deutéronome où sont commentés les derniers discours de Moïse (cf. surtout Deutéronome 30.15-20) se retrouve en général dans les plus vieilles traditions du temps mosaïque, lorsque Moïse se débat contre Jéhovah qui veut détruire son peuple infidèle. L’homme qui incarne avec le plus de relief l’austérité du jéhovisme intégral pour qui tout est secondaire et périssable sauf l’honneur de Jéhovah, c’est le prophète Élie. Son apparence, son verbe, son action sont autant de protestations contre les accommodements auxquels conduit la prospérité matérielle, autant de revendications passionnées des exigences morales de Jéhovah. Le patriote, chez lui, s’efface devant le jéhoviste. Qu’importe qu’Achab ait sauvé Israël des mains des Moabites et des Araméens ? Il a violé la morale jéhoviste, il doit périr (1 Rois 21) ; et, s’il le faut, Israël tout entier périra par la famine s’il reste attaché aux Baals (1 Rois 17.1-7). Les considérations politiques, les traditions cultuelles, le salut national ne comptent pour rien. Le tout est de savoir si l’on est pour Baal ou pour Jéhovah. Dans sa lutte contre l’idolâtrie et contre le jéhovisme corrompu dont la monolâtrie se défend mal de l’immoralisme baaliste, Élie se dresse comme le champion du Dieu unique dont la justice ne fléchit nulle part ni devant personne. « Le monothéisme universaliste a commencé là » (A. Causse, Les Prophètes…, p. 62). Quand Amos traitera de malédiction le luxe et l’incrédulité des grands, quand il défendra le droit des petits, il bâtira sur les fondements posés par Élie. Quand Osée présentera le désert comme le lieu le plus favorable à la communion entre Jéhovah et son peuple (Osée 2.14), il parlera dans l’esprit d’Élie et dans l’esprit du groupe des fervents qui, depuis le temps de Moïse, n’ont cessé de considérer que la vie pastorale, avec ses mœurs simples, ses habitudes frugales et son appel constant aux directions et à la protection de Jéhovah, est la vie qui répond le mieux à ce que Jéhovah demandait à son peuple par la thora du Sinaï. Dans cette horreur de la civilisation et de ses entraînements, il y a déjà des éléments du culte spirituel, dont le rustique autel de pierres brutes, sur lequel on ne devait pas porter le ciseau de peur de le profaner (Exode 20.4), fait remonter l’origine aux temps mosaïques, et que les prophètes des VIIIe, VIIIe et VIe siècle ne feront, après Samuel et Élie, que développer et caractériser. Il faut mentionner ici, au point de, vue de la spiritualité, la page admirable où nous est contée la rencontre d’Élisée avec le général syrien Naaman. Son historicité nous est garantie par la notion de l’élohim géographique que l’on y retrouve (2 Rois 5.17). Naaman, gagné à Jéhovah, pose devant Élisée un cas de conscience. Lorsque le roi son maître s’appuiera sur sa main au moment de se prosterner dans le temple devant la statue de son dieu Rimmon, lui, Naaman, se verra obligé par ses fonctions de s’incliner aussi. Sera-ce un péché aux yeux de Jéhovah ? Élisée lui répond : « Va en paix ! » (2 Rois 5.18 et suivant). Impossible de caractériser plus nettement la spiritualité de la religion de Jéhovah, « L’homme, disait Samuel, regarde à ce qui frappe les yeux, mais Jéhovah regarde au cœur » (1 Samuel 16.7). Est-il besoin, après ces exemples, de dire que, dans le milieu des prophètes jéhovistes, le nom de Jéhovah est synonyme de justice ? Toute la thora de Moïse était destinée à instaurer cette justice parmi les hommes et à fixer les rapports de Jéhovah avec son peuple en prenant pour base le respect ou la violation de cette justice par ses adorateurs. Une page recueillie par le narrateur J prouve qu’au IXe siècle cette notion de justice est bien celle qui réglait la piété de l’élite en Israël : la page qui présente Abraham priant en faveur de Sodome. C’est un rappel aux principes de justice qu’Abraham ose risquer en s’adressant à Jéhovah : « Faire mourir le juste avec le méchant, en sorte qu’il en soit du juste comme du méchant ? Loin de toi cette manière d’agir, loin de toi ! Celui qui juge toute la terre n’exercerait-il pas la justice ? » (Genèse 18.25). Il n’y a pas jusqu’à cette expression : « celui qui juge toute la terre » qui ne doive nous retenir. Elle prouve qu’au IXe siècle c’était bien dans le sens du monothéisme que les jéhovistes authentiques tranchaient la question de l’autorité de leur Dieu. Ils trouvaient naturel que le Dieu qui avait créé l’homme (Genèse 2) exerçât ses jugements sur toute la terre, qu’il eût accompagne le patriarche Abraham sur le territoire d’autres dieux sans faire de ceux-ci aucun cas (Genèse 12), accompagné Moïse en Égypte et triomphé des magiciens du pharaon (Exode 7 à 9), renversé chez les Philistins la statue du dieu Dagon de son piédestal (1 Samuel 5.3 ; 1 Samuel 5.5). C’est en vertu de ce même monothéisme que nous voyons, dans 1 Rois 17.10 ; 1 Rois 17.16, Jéhovah nourrir Élie dans la région de Sarepta, sur terre sidonienne, et, dans 2 Rois 8.7 et suivants, le Dieu d’Israël mener les affaires dans le palais de Damas.

Nous croyons en avoir assez dit pour montrer que les notions de monothéisme, de moralité, de spiritualité et même d’universalisme existaient, tout au moins dans leurs éléments, avant le VIIIe siècle, et que les prophètes Amos, Osée, Ésaïe, Michée, tout en faisant progresser la théologie jéhoviste que leurs successeurs devaient développer encore, ont pu faire allusion à ces notions fondamentales comme à des vérités déjà connues au sein de leur peuple. S’ils ont fait œuvre de réformateurs religieux au sein de la nation élue, c’est précisément parce que leur accusation a trouvé dans les traditions d’Israël un point d’appui incontesté.

Il faut reconnaître cependant que, dans le milieu de fervents auquel ils appartenaient, la théologie présentait des lacunes graves. 1) Dans le jéhovisme primitif, la religion était toute tournée vers la collectivité. L’individu ne comptait que comme moyen d’assurer la faveur de Jéhovah à sa race. La loi du Sinaï ne disait pas : « Écoute, Israélite  », mais : « Écoute, Israël  ». Elle s’adressait au peuple en tant que peuple ; ainsi le service de Dieu se confondait avec un patriotisme bien entendu. Élie a vu le danger, mais son successeur Élisée n’a pas su maintenir l’action prophétique au-dessus de la confusion qui mêle à la religion la politique. Cette conception nationale du jéhovisme pouvait être au début de grande utilité pédagogique (cf. Westphal, Jéhovah, 4e édition, pages 198-203) ; mais, à durer, elle n’aurait pu qu’entraver le développement de la spiritualité naissante. 2) Le jéhovisme primitif n’avait aucune idée qu’une puissance mauvaise, une volonté infernale était agissante dans le monde et y contrecarrait les desseins de Dieu. Comme, d’autre part, les jéhovistes authentiques se refusaient à admettre qu’il y eût la moindre injustice en Dieu, ils en étaient réduits, devant le déploiement du mal, à une solution intermédiaire qui les troublait : le mal a pour cause, soit un être créé par Dieu et placé par lui dans l’entourage de l’homme, mais dont Dieu a réprouvé l’acte (le serpent, dans le récit de la Chute rapporté par J au IXe siècle), soit un fils de Dieu vivant dans l’entourage de Dieu, fils sceptique, accusateur, qui tend un piège au croyant intègre dans l’intention de le faire pécher. Dieu récompense finalement le croyant fidèle, mais il a permis ses injustes malheurs… (cadre en prose du livre de Job : Job 1 et Job 2, et Job 42.7 ; Job 42.17 ; récit antérieur au poème philosophique en vers, Job 3-42, lequel est placé par les critiques, soit au VIIIe siècle, soit après les temps de Jérémie et d’Ézéchiel). Cette notion ne pouvait qu’énerver le sentiment de la responsabilité individuelle. 3) Le jéhovisme primitif ignorait enfin la vie future et les rétributions de l’au-delà. Force lui était donc d’attribuer à la vie terrestre les récompenses des bons et les punitions des méchants (Psaume 1). Mais cette notion simpliste ne le satisfaisait pas non plus, démentie qu’elle est chaque jour par les événements. Le croyant jéhoviste se débattait ainsi à cause de la souffrance des innocents dans des contradictions dont le poème de Job nous fait une description pathétique (cf. Job 3 ; Job 9.21-24) et dont Jérémie nous apporte encore un écho poignant lorsque, exaspéré par les persécutions dont il est victime, il accuse Jéhovah de l’avoir « séduit » (Jérémie 20.7 ; même verbe que dans Genèse 3.13)…

Serais-tu pour moi comme une source trompeuse, Comme une eau dont on n’est pas sûr ? (Jérémie 15.18)

Les difficultés que rencontrait leur pensée religieuse, quelquefois même leur conscience de croyants, comme aussi les constatations qu’ils faisaient autour d’eux relativement au relâchement moral et aux illusions politiques de la masse de leur peuple, étaient bien propres à nourrir en eux le trouble à l’égard de l’avenir d’Israël et la jalousie

Pour Jéhovah dont leur âme était pleine. Avec leur austérité de mœurs, leurs indignations sociales et leur sainte inquiétude, ceux-là constituaient le milieu étroit où se recrutaient les prophètes. Il faut voir en eux les ancêtres desanavîm, des ébionîm, des tsaddikîm, ces piétistes d’Israël par qui les oracles s’accompliront et qui exhaleront les aspirations de leur foi dans les Psaumes (cf. Westphal, Jéhovah, 4e édition, pp. 440-446). C’est au sein de tout ce mouvement d’idées qui tantôt s’opposaient et tantôt s’enchevêtraient, que s’exerça le ministère des prophètes écrivains. Les divers types religieux que nous avons caractérisés nous permettent de mieux comprendre les difficultés que ces prophètes devaient rencontrer et les oppositions qu’ils allaient soulever. Nous serons mieux à même aussi de nous expliquer l’influence qu’ils eurent sur le groupe des jéhovistes fervents et d’apprécier comment, instruits par les circonstances, par leur génie et par l’inspiration divine, ils surent élever progressivement, non point le peuple d’Israël (cf. Matthieu 5.12 13.57 23.37 etc.), mais son élite : les 7 000 qui n’avaient pas fléchi le genou devant Baal (1 Rois 19.18), les fragments arrachés « à la gueule du lion » (Amos 3.12), le « reste » destiné au salut (Ésaïe 10.22 11:11, etc., cf. Jérémie 6.9 50:20, etc.), à une religion morale et spirituelle, capable d’accueillir le Messie et d’offrir un berceau au christianisme naissant.

4. La marée de l’Esprit

À partir du VIIIe siècle, l’ich harouakh, l’homme de l’Esprit, occupe dans l’histoire d’Israël le devant de la scène. C’est par lui que nous connaissons le mieux l’histoire du temps ou, pour mieux dire, le double drame qui mit fin aux destinées politiques du peuple élu. Pendant ce drame, qui dura un peu moins de deux siècles, neuf prophètes dont les écrits ont été conservés nous racontent comment, sous la contrainte divine, ils ont, dans la hardiesse de leur verbe, annoncé au peuple de Dieu la ruine des espérances temporelles et les principes au nom desquels il allait être châtié. Si nous parlons ici de marée, c’est que les révélations des principaux parmi ces hommes de l’Esprit se sont succédé dans une progression constante, faisant monter, monter toujours le niveau spirituel du groupe de croyants jusqu’au moment où il atteint, avec le 2 e Ésaïe, la hauteur des vérités morales et religieuses où devait baigner l’Évangile. On trouvera ailleurs, dans des articles à leurs noms, la biographie de ces prophètes et l’étude critique de leurs livres. Nous ne voulons caractériser ici que l’originalité de leur prédication et montrer l’enchaînement progressif qui les relie les uns aux autres.

Amos. Le premier de la pléiade, Amos, homme de la campagne, pris par Jéhovah « derrière le troupeau », déblaie le terrain. Il fait œuvre de justicier. Par son attitude, il rappelle Élie et annonce Jean-Baptiste. C’est un réformateur qui tient du révolutionnaire.

Malheur à ceux qui souhaitent
Le « jour de Jéhovah » !
Qu’attendez-vous du jour de Jéhovah ?
Il sera ténèbres et non lumière.
Vous serez comme un homme
Qui fuit devant le lion
Et qui rencontre un ours,
Qui gagne sa demeure,
Appuie la main sur la muraille
Et que mord un serpent !
— Amos 5.18

Pourquoi ? Parce qu’Israël, en tant que peuple, a trompé l’attente de Jéhovah et que les jugements de Jéhovah vont l’atteindre. Israël, que les victoires de Jéroboam II avaient élevé au plus haut point de la puissance mondaine, a renversé les fondements de la justice. Or Dieu est justice. Il avait librement élu Israël et ne doit pas plus à Israël qu’aux autres peuples dont il dirige aussi les destinées :

N’êtes-vous pas pour moi Comme les enfants des Ethiopiens ? N’ai-je pas tiré Israël d’Égypte, Comme les Philistins de Caphtor, Et les Syriens de Kir ? (Amos 9.7)

S’il est résolu à châtier les crimes des voisins d’Israël, les Syriens (Amos 1.3 ; Amos 1.5), les Philistins (Amos 1.6 ; Amos 1.8), Tyr (Amos 1.9-10), et de ses parents : Édom (Amos 1.11-12), Ammon (Amos 1.13 ; Amos 1.15), Moab (Amos 2.1-3), et cela pour des crimes de lèse-humanité, à plus forte raison tirera-t-il vengeance du peuple auquel il avait accordé sa faveur et ses lumières. Le peuple de Dieu, par sa vie immorale, a commis un crime de lèse-divinité :

Vous seuls je vous ai choisis
Parmi toutes les races de la terre ;
C’est pour cela que je vous châtierai !
— Amos 3.2

Quels sont donc les péchés d’Israël ? D’abord un matérialisme jouisseur, une mondanité effrénée :

Étendus sur des lits d’ivoire,
Vautrés sur leurs divans,
Ils mangent les agneaux du troupeau,
Les veaux gras de l’étable !
Chantonnant au son du nebel..
Ils boivent le vin aux lèvres des amphores,
Se parfument d’huiles de choix,
Insouciants de la plaie de Joseph !
C’est pourquoi ils iront en tête des captifs,
Alors la clameur de leurs orgies cessera !
— Amos 6.4-7

Ensuite une iniquité criante à l’égard du juste, du pauvre, des humbles qui vivent dans la piété jéhoviste :

Ils vendent le tsaddîk pour de l’argent,
L’ébion pour une paire de sandales,
Volent le droit des anavîm
Le fils et le père courent
Vers la même prostituée…
Ils dorment à côté des autels
Sur des vêtements pris à gage (Amos 2.6-8).
Écoutez-moi, mangeurs de pauvres,
Grugeurs des faibles du pays !
Quand [dites-vous] aura fini la nouvelle lune
Pour que nous reprenions les affaires sur le blé ?
Quand sera passé le sabbat
Pour que nous ouvrions nos magasins
Où nous ferons l’épha aussi petit
Et le sicle aussi grand que possible ?
Grâce à nos fausses balances,
Nous achèterons les pauvres…
Et nous arriverons à vendre
Jusqu’à la criblure de notre blé
— Amos 8.4

Enfin, l’impudence de croire qu’on peut avec des cultes, des sacrifices, des offrandes et des litanies s’assurer l’indulgence plénière du Dieu juste :

Allez à Béthel, ce sera un péché de plus,
À Guilgal, un péché de plus encore !
Offrez chaque matin un sacrifice,
Tous les trois jours, venez payer vos dîmes…
Faites sonner bien haut vos dons volontaires ;
C’est là ce que vous aimez, enfants d’Israël !
Et moi…, je hais, j’ai en dégoût vos fêtes,
Je ne puis souffrir vos panégyres.
Quand vous m’immolez des holocaustes,
Je ne prends pas plaisir à vos offrandes ;
Je ne regarde pas vos bœufs gras.
Epargnez-moi le bruit de vos cantiques !
— Amos 4.4, Amos 5.21, Amos 5.23

Ainsi parlait le berger de Thékoa. Et cette parole était si neuve qu’elle résonnait aux oreilles des classes dirigeantes de son époque comme autant de blasphèmes : blasphème, que de prêter à un Dieu national la volonté d’anéantir son peuple ; blasphème, pour un homme de Dieu, que de se dresser contre la maison de Dieu et de déclarer aux dévots tout occupés d’exactitude rituelle : Vos cultes, voilà votre péché ! Et pourtant, ces blasphèmes étaient en réalité les vérités les plus hautes. Ils formulaient des doctrines qui ne devaient plus désormais quitter l’horizon des réformes religieuses, morales et sociales de tous les temps : devant la justice de Jéhovah, il n’y a ni race ni frontière ; les vrais adorateurs sont ceux qui fondent la religion, non sur les pratiques d’un culte, mais sur une morale vécue. Pour avoir écrit la première page humaine en faveur des opprimés, pour avoir flagellé dans des discours enflammés l’orgueil, la vénalité, l’hypocrisie, Amos s’est placé en tête de tous les prophètes de la conscience et, parce que son livre a été écrit sept cents ans av. J. -C, il se trouve qu’Amos est dans la littérature des hommes le premier prédicateur de la justice sociale en même temps que le premier héraut des droits de Dieu.

L’unité du livre d’Amos, qui prophétise contre le royaume du Nord, est toute dans le thème divin : « Je ne révoquerai pas mon arrêt. » On ne saurait donc être surpris que la plupart des savants attribuent à une main postérieure les cinq derniers versets du chapitre 9 où il est parlé d’un rétablissement de « la maison de David », rétablissement que rien, dans le livre, n’annonce ni ne justifie. Cet oracle inattendu, dont la langue n’est pas tout à fait dans la manière du prophète, n’aurait pu que briser la pointe de l’argumentation d’Amos ; et ceci d’autant plus que c’est au royaume de Jéroboam II qu’il s’en prend. Aussi bien, l’histoire montre que le décret proclamé en Israël n’a pas été révoqué, puisque les deux royaumes ont disparu sans retour et que les revenants de l’exil, « le reste » qui devait être sauvé, n’ont pu que se constituer en communauté judéenne.

Osée

Dans le sol déchiré par le soc dur d’Amos, Osée jette une semence qui portera sa fleur dans l’Évangile. Les prophètes d’ordinaire sont sobres sur ce qui les concerne. C’est sur Dieu, non sur eux, qu’ils attirent les regards. Quand ils parlent de leurs expériences, c’est pour qu’on tire enseignement de leur état d’âme. L’état d’âme d’Osée sera générateur de révélation.

Au moment où il entreprend son ministère, la pression de l’Assyrie est aux frontières d’Israël. Mais Israël, qui a rejeté Amos, ne comprend pas. Son éphémère prospérité l’aveugle. Éphraïmite, Osée connaît mieux que personne le crime de la maison de Jéhu. Il annonce sa ruine comme son prédécesseur. Il tonne contre la luxure, contre toutes les formes de la corruption et de l’anarchie religieuse (Osée 4.11 ; Osée 4.14 ; Osée 6.8 ; Osée 7.1 ; Osée 7.7 etc.), contre la transgression de l’alliance (Osée 4.6-10 6:7) ; avec la même violence qu’Amos, il annonce à tous ceux qui, sans renier Jéhovah, servent les Baals, et qui cherchent leur appui en Égypte ou en Assyrie (Osée 7.8 8:10, etc.), les terribles rétributions de Jéhovah :

Je serai pour eux comme un lion ;
Comme une panthère,
Je les épierai sur la route ;
Je les attaquerai comme une ourse
À laquelle on a dérobé ses petits (Osée 13.7).
Comme Amos, il s’en prend aux prêtres qui égarent le peuple :
Ils se repaissent des péchés de mon peuple,
Ils sont avides de ses iniquités ;
Il en sera du prêtre comme du peuple :
Je le châtierai selon ses voies,
Je lui rendrai selon ses œuvres…
Écoutez ceci, prêtres :
Par leurs sacrifices
Les infidèles s’enfoncent dans le crime,
Mais je les châtierai tous.
Avec leurs brebis et leurs bœufs,
Ils iront chercher Jéhovah,
Mais ils ne le trouveront pas.
Il s’est retiré du milieu d’eux.
— Osée 4.8 ; Osée 5.1 ; Osée 5.6, etc.

Cependant, non content de maudire ceux qui trafiquent des autels, Osée s’en prend maintenant aux autels eux-mêmes. Amos admettait encore les autels révérés par Élie (1 Rois 19.14), les bamoth jéhovistes élevés pour contrebalancer les hauts-lieux cananéens et pour introniser Jéhovah comme le vrai baal du pays, le seul dispensateur des dons de la terre (cf. Osée 2.18). Osée — c’est un progrès très grand dans le sens de la spiritualité du culte — ne veut plus rien savoir des sanctuaires locaux. Béthel, avec son veau d’or représentant Jéhovah (Osée 4.5-15 6:10), Sichem (Osée 6.9) et par-dessus tout Guilgal (Osée 9.15 12:12) lui font horreur. Le prophète voit dans ces autels un piège pour la religion véritable, une occasion de formalisme et d’idolâtrie :

Jéhovah a rejeté ton veau, Samarie !
Un ouvrier l’a fabriqué.
Ce n’est pas un dieu ;
Il sera mis en pièces…
Puisqu’ils ont semé le vent,
Ils moissonneront la tempête (Osée 8.5 ; Osée 8.7).
Comme Salman détruisit Beth-Arbel,
Aux jours de la guerre
Où la mère fut écrasée sur les enfants,
Voilà ce que vous attirera Beth-El (Osée 10.14).
N’allez pas à Guilgal !
Ne montez pas à Beth-Aven (Béthel)…
Les hauts-lieux de Beth-Aven,
Où Israël a péché,
Seront détruits.
Ils diront aux montagnes : Couvrez-nous !
Et aux collines : Tombez sur nous !
— Osée 4.15 10:8

Quand Jésus voudra parler des malheurs attirés sur les Juifs par le fait que leur culte avait transformé la maison de son Père en une « caverne de voleurs », il empruntera l’image d’Osée (Luc 19.46, cf. Apocalypse 6.16).

Après avoir prophétisé contre les deux premiers types religieux que nous avons caractérisés au sein du peuple élu, Osée a aussi une révélation pour les jéhovistes intègres qui ont tremblé aux accents d’Amos. Malheureux par un de ces amours profonds qui, s’étant donnés tout entiers, ne peuvent se donner qu’une fois, monogame ne prenant pas son parti de l’abandon de l’infidèle, Osée n’hésite pas à déclarer que Dieu l’a fait passer par cette expérience pour lui montrer, du même coup, et la nature intime du péché de la nation élue, et la raison de la fidélité que Jéhovah lui garde et lui gardera toujours malgré tout (Osée 1 à 3). Jéhovah a aimé la nation élue, il est son époux. Le péché d’Israël est le plus grand qui se puisse commettre : un adultère. Ce terme, employé pour la première fois par Osée, reviendra dans les prophètes qui suivront. Jésus le reprendra aussi (Matthieu 12.39). Constant dans sa foi à celle qu’il aime, l’époux trahi, le père outragé des enfants d’Israël ne songe en châtiant qu’à ramener à lui l’objet de son inaltérable amour. Ainsi c’est un drame de salut qui s’agite dans l’âme hautement humaine du prophète. À peine a-t-il fait dire à Jéhovah indigné : (Osée 11.5 et suivant)

Parce qu’ils ont refusé de revenir à moi
L’épée fondra sur leurs villes,
Anéantira, dévorera leurs soutiens !
qu’il met dans sa bouche : (Osée 11.8 et suivant)
Que te ferai-je, Ephraïm ?
Dois-je te livrer, Israël ?
Te traiterai-je comme Adma ?
Te rendrai-je semblable à Tseboïm ?
Mon cœur s’agite au dedans de moi ;
Toutes mes compassions sont émues.
Je n’agirai pas selon mon ardente fureur ;
Je renonce à détruire Ephraïm,
Car je suis Dieu et non pas homme.

Il y a toute une révolution théologique et téléologique dans le dénouement du débat pathétique auquel Osée nous fait assister au fond du cœur même de Dieu. On a remarqué qu’Osée s’en réfère constamment à l’histoire du passé. Les ouvrages J, E et le noyau primitif de D avaient éveillé en lui le sentiment que Jéhovah est l’animateur de l’histoire d’Israël et que tout le long de cette histoire

Jéhovah a fait éclater sa bonté, déployé son amour, amour incompris, bafoué. Ses successeurs s’empareront de cette doctrine, la développeront, y trouveront le principe moral de l’histoire universelle. Sa gloire à lui, c’est, à une époque où le jéhovisme fervent s’entendait mieux à craindre Jéhovah et à haïr ses adversaires qu’à l’aimer, d’avoir proclamé que ce qui différencie la personne divine de la manière d’être de l’homme, c’est la qualité du cœur. On ne triomphe point par des ruines ; l’amour seul est constructif : « Je renonce à détruire ! » C’est dans ce passage — on le verra plus loin — que le prophétisme messianique a pris sa source.

Comme Amos faisait penser à Jean-Baptiste, Osée fait penser à saint Jean. Le premier, il a entrevu la valeur rédemptrice de la miséricorde, qui sera le thème de l’Évangile johannique et dont Jésus manifestera la vertu souveraine en se laissant clouer sur une croix.

Ésaïe

Tandis que l’on bâtissait Rome, qui devait devenir dans le monde le symbole de la force fondée sur la politique humaine, un prophète naissait, qui allait dénoncer le néant de la puissance humaine et donner pour fondement à l’histoire la politique de Dieu. Prince des prophètes par l’éclat de son style et l’envergure de son inspiration, Ésaïe remplit un demi-siècle de son activité. Il assiste à la ruine de Samarie annoncée par Amos et, par son influence sur Ézéchias, retarde la ruine de Jérusalem. Par les multiples ressources de son génie, il s’apparente aux plus illustres de ses prédécesseurs : à Élie, par l’attrait qu’exerçaient sur lui les phénomènes de la nature et par son courage devant les rois (cf. Ésaïe 2.12) ; à Amos, par ses revendications sociales (Ésaïe 1.21 ; Ésaïe 1.23 ; Ésaïe 3.14 ; Ésaïe 5.8 ; Ésaïe 10.1 ; Ésaïe 28.1). à Osée, par la tendresse de ses accents (Ésaïe 5.1 ; Ésaïe 5.4 ; Ésaïe 26.1) ; et il les domine tous. « Il fut le plus grand d’une série de géants » (Renan).

Sans doute, Ésaïe reprend après d’autres la lutte contre les élohistes idolâtres (Ésaïe 1.24 ; Ésaïe 1.28 ; Ésaïe 1.31)

Oui, j’aurai ma revanche sur mes adversaires ;
Je me vengerai de mes ennemis !
Ceux qui ont abandonné Jéhovah périront…
Les riches seront comme l’étoupe,
Les idoles comme l’étincelle ;
Hommes et dieux périront ensemble,
Et personne ne sera là pour éteindre…

Contre le formalisme et le ritualisme des prêtres et toutes les observances cultuelles par lesquelles on s’imagine éluder la religion de la conscience : (Ésaïe 1.11-14)

Qu’ai-je à faire
De la multitude de vos sacrifices ?
Dit Jéhovah.
Je suis rassasié des holocaustes des béliers
Et de la graisse des veaux.
Je ne prends point de plaisir
Au sang des taureaux, des brebis et des boucs…
Qui vous demande de souiller mes parvis ?
Cessez d’apporter de vaines offrandes !
Vos lunaisons et vos solennités,
Mon âme les hait,
Elles me sont à charge ;
Je suis las de les supporter.

Mais sa vocation (Ésaïe 6) lui a révélé que le jéhoviste même le plus sincère est un pécheur, un « homme aux lèvres impures », qui ne sait pas par lui-même faire le bien et réaliser une œuvre de justice acceptable par Jéhovah. Ce qu’il faut à tous, c’est le contact purificateur de la « pierre ardente », c’est l’absolution du séraphin : « Ton iniquité est enlevée et ton péché expié » (Ésaïe 6.1 ; Ésaïe 6.7).

Jéhovah, qui avait dit par Osée : « Je renonce à détruire », dit maintenant par Ésaïe : (Ésaïe 1.18)

Quand tes péchés seraient comme le cramoisi, Ils deviendront blancs comme la neige ; Quand ils seraient rouges comme la pourpre, Ils deviendront comme la laine.

La portée des événements politiques qui mettent

Juda à deux doigts de sa perte doit faire comprendre à la nation élue qu’elle est appelée tout entière, depuis le roi jusqu’au plus humble Israélite, à s’humilier et à se repentir devant Dieu : (Ésaïe 22.12)

Ce à quoi le Seigneur
Vous appelle en ce jour,
C’est à pleurer,
À vous frapper la poitrine,
À vous raser la tête
Et à ceindre le sac.

Car Jéhovah n’est pas seulement le juge et le père de son peuple, il est le Dieu saint, saint, saint dont la gloire remplit toute la terre. « Le Saint d’Israël », voilà le terme de prédilection qu’Ésaïe emploie pour désigner Jéhovah ; on le compte douze fois dans ses discours (Ésaïe 1.4 5:19-24 10:20 12:6 17:7 29:19 30:11,12-15 31:1 37:23) ; voir aussi les expressions : le Saint (Ésaïe 5.16), son Saint (Ésaïe 10.17), le Saint de Jacob (Ésaïe 29.23). Le mot « Saint » n’indique pas seulement ici les notions de pureté et de vie (tout ce qui a trait à la mort et aux cadavres est impur), ou ce qui touche au culte (à ses objets, à son personnel, aux actes rituels) ; il ne vise pas seulement Jéhovah en tant qu’Être suprême (sa majesté, son immatérialité, son invisibilité, son inaccessibilité) ; il va droit au domaine éthique et désigne la perfection morale comme le caractère propre du Dieu d’Israël. Ceci, du coup, met un abîme entre Dieu et l’homme, un abîme entre Jéhovah et toutes les prétendues divinités. Jéhovah est saint, c’est pour cela qu’il n’y a de place pour aucun dieu à côté de lui, pour cela que sa gloire remplit toute la terre (Ésaïe 6.3).

Qu’il se lève pour effrayer la terre, et :
Toutes les idoles disparaîtront.
On entrera dans les fentes des rochers
Et dans les creux des pierres,
Pour éviter la terreur de Jéhovah
Et l’éclat de sa majesté
Ésaïe 2.18 ; Ésaïe 2.21

Toutes ces pensées, qui font monter toujours plus haut le niveau spirituel de la prophétie, aboutissent logiquement à cette doctrine prêchée avec force par Ésaïe, que Jéhovah est maître souverain de l’histoire et qu’il mène la destinée des hommes comme il lui plaît :

Ceux qui cachent leurs desseins
Et disent : « Qui nous voit ? Qui nous connaît ? »
Quelle folie !
Le potier serait-il donc tenu
Pour de l’argile ?
L’œuvre dira-t-elle de l’ouvrier :
Il ne m’a pas faite ?
Et le vase dira-t-il du potier :
Il n’y entend rien ?
Ésaïe 29.15

Déjà, les annales de JE et les premiers prophètes avaient préparé le terrain en présentant Jéhovah comme le Dieu créateur qui protège ses élus sans être incommodé par les élohim qu’on lui oppose. Mais Ésaïe s’élève à un degré supérieur, il voit plus avant. Jéhovah règne sur toutes les nations et règle leurs rapports avec son peuple, comme leurs rapports entre elles, suivant les lois de sa justice souveraine. Il décide des événements, les accomplit au moment choisi par sa sagesse. Et les hommes vont, viennent, luttent sur le chemin qu’il leur a d’avance fixé. Il amène l’Assyrien, « verge de ma colère » (Ésaïe 10.5), et le châtie ensuite de son orgueil par le Caldéen (Habacuc 1.6), « mon serviteur » (Jérémie 25.9), qui tombera à son tour sous les coups de Cyrus, « mon pasteur » (Ésaïe 44.28), et si Juda se met en travers des vues du Tout-Puissant, lui aussi, il sera balayé comme Israël.

Ils ont méprisé la parole
Du Saint d’Israël.
C’est pourquoi la colère de Jéhovah
S’enflamme contre son peuple.
Il étend la main sur lui,
Il le frappe…
Les cadavres sont comme des balayures
Au milieu des rues
Ésaïe 5.24

Une seule chose importe : le triomphe du « Saint » dont la gloire « remplit toute la terre ».

Mes yeux ont vu le Roi ! dit Ésaïe en parlant de lui (Ésaïe 6.5) ; et, comme un roi, il a un empire, le monde qu’il a seul créé, où il règne souverainement. Ce n’est pas un dieu myope ou soumis au destin comme les Olympiens, il connaît tout et il peut tout ; il est le maître de l’histoire, à laquelle il assigne marche et but ; sa vue et sa puissance sont à la mesure de l’univers et de l’éternité, car, ainsi que l’a magnifiquement exprimé Ésaïe, il prépare les choses « de loin » et dirige l’histoire « de toute éternité » (Ésaïe 22.11 37.26). « Échappant aux voluptueux embrassements du mysticisme, aux incertitudes des audacieuses spéculations métaphysiques, aux risques même de l’expérience morale, la foi d’Israël a situé Dieu en pleine histoire, donnant à celle-ci un caractère nettement téléologique. » (P. Humbert.)

Ainsi, par Ésaïe, s’affirme dans la prédication des prophètes la doctrine que l’histoire universelle est un vaste poème de vie, de moralité et de salut, dont Dieu est le poète, et l’homme le héros. Héros tantôt voyant et tantôt aveugle, tantôt bénévole et tantôt récalcitrant, mais toujours ramené aux fins du drame par le divin metteur en scène.

On a dit que la religion d’Ésaïe était insuffisamment dégagée du sentiment patriotique et que, pour lui, Jérusalem demeurerait toujours l’intangible centre du monde. Ceci ne serait pas pour diminuer la valeur de ses oracles puisque effectivement c’est à Jérusalem que Jésus devait mourir sur la croix, vers laquelle convergent depuis les regards de toute la terre ; (cf. Jean 12.32) mais rien n’autorise à inférer des écrits d’Ésaïe qu’à la suite de la délivrance miraculeuse qu’il avait obtenue pour Jérusalem au temps d’Ézéchias, il avait enseigné que Sion ne devait jamais être prise ni ruinée. Le préjugé né de son exploit et contre lequel se heurteront Jérémie et Ézéchiel n’engage en rien sa responsabilité.

Une des faiblesses de la reconstruction de l’histoire d’Israël par la critique moderne, c’est qu’elle ne tient pas un compte suffisant de l’impression produite dans les deux royaumes par la prédication et par l’action des prophètes du VIII e siècle. Le réquisitoire d’Amos, la prédication de l’amour par Osée, la doctrine de sainteté développée par Ésaïe, et surtout son grand oracle messianique ne pouvaient pas ne pas donner à la politique religieuse et sociale des Hébreux plus qu’une secousse : une orientation nouvelle.

Les disciples d’Ésaïe et le Deutéronome

Il est certain que le rôle d’Ésaïe, lors du siège de Jérusalem par Sanchérib, suppose qu’il obtint à ce moment critique une de ces unités de direction qui s’opèrent aux heures les plus fécondes de l’histoire et que nous appelons l’union sacrée. C’est non seulement la cour et ses conseillers, mais aussi le temple et son clergé qui durent lui prêter appui, se surpassant ainsi au point de vue spirituel. Que les dirigeants du sacerdoce acceptèrent alors de prendre une attitude qui faisait d’eux les collaborateurs du milieu des prophètes jéhovistes, c’est ce qui ressort de la réforme religieuse opérée par Ézéchias, réforme dont l’acte principal fut la suppression du nehustan, le serpent d’airain (voir art.) que les Israélites pieux révéraient comme l’antique symbole de la guérison par la foi et qui était la principale attraction du temple où l’on avait pris l’habitude de l’encenser comme une idole (2 Rois 18.4).

En ce temps-là, le Dies iroe d’Amos et d’Osée, confirmé par les ruines fumantes de Samarie, avait impressionné profondément tous les cœurs qui avaient quelque, souci de l’avenir de Juda. Une page insérée dans le livre d’Ésaïe peut nous donner une idée de la consternation générale :

La malédiction dévore le pays,
Ses habitants expient leur crime…
La joie des tambourins a cessé,
La gaieté bruyante a pris fin…
On ne boit plus de vin en chantant…
L’allégresse est bannie du pays !
Ésaïe 24.6 ; Ésaïe 24.9 ; Ésaïe 24.11

Que faire pour arrêter le glissement fatal qui mène toute la nation élue à sa ruine ? Par quelles mesures arrêter le jugement en marche ? La levée du siège de Jérusalem apparaît comme un délai de grâce au cours duquel s’agitent et se consultent tous ceux qui veulent relever la religion de Jéhovah.

Un morceau de caractère intime et de style obscur qui coupe en deux la sourate d’Emmanuel nous révèle que l’effervescence était grande dans l’entourage d’Ésaïe et qu’un travail de redressement se préparait autour de lui, plus ou moins en secret, loin de la masse du peuple qui manquait de vision religieuse et redoutait tout acte de foi jéhovique comme un danger pour la patrie.

Ainsi m’a parlé Jéhovah,
Quand sa main me saisit,
Et qu’il m’avertît de ne pas marcher
Dans la voie de ce peuple :
N’appelez pas conjuration
Tout ce qu’il appelle conjuration !
Ne craignez pas ce qu’il craint.
Car c’est Jéhovah Tsebaoth
Que vous devez sanctifier,
Lui que vous devez craindre et redouter.
Alors, il sera un sanctuaire…
Lie le témoignage,
Scelle la thora
Dans mes disciples !
À la loi et au témoignage !
Si l’on ne parle pas ainsi,
Il n’y aura point d’aurore pour le peuple !
Ésaïe 8.11-14, Ésaïe 8.16, Ésaïe 8.20

L’interprétation courante qui rattache « lie le témoignage » et « scelle la thora » au tableau dont il est question dansÉsaïe 8.1 réduit singulièrement la portée de tout ce passage d’Ésaïe et lui ôte son mordant spirituel. Qu’on entende par « lier et sceller » le devoir d’imprimer fortement le témoignage (c-à-d, le Décalogue ; voir Ésaïe 8.20, cf. Exode 25.21) et la thora (c-à-d, l’enseignement jéhoviste ; cf. Ésaïe 1.10) dans le cœur des disciples d’Ésaïe que Jéhovah appelle ses propres disciples, — ou qu’on traduise « lie » par : mets ensemble tout ce qui concerne le témoignage, et « scelle » par : mets le sceau à la thora (c-à-d. : donne-lui son couronnement ; cf. Ézéchiel 28.12) avec le concours de mes disciples, — dans un cas comme dans l’autre, le texte ramène à l’entourage d’Ésaïe, par lequel le prophète voulait provoquer un redressement religieux en Israël. « Comme le Deutéronome, les écrits d’Ésaïe semblent être le résultat d’un désir irrésistible de faire pénétrer dans Israël un nouvel idéal » (Siebens). L’idéal d’un culte spirituel d’où les images, les figures plaquées de métal et toutes les pratiques apparentées aux rites idolâtres auront disparu (Ésaïe 30.22) ne pouvait que travailler l’ambition du milieu prophétique qui venait de se montrer assez fort pour obtenir la destruction du serpent d’airain, et que ses succès poussaient à de nouvelles réformes.

Amos a ébranlé l’autorité des hauts-lieux ; Osée les a condamnés ; Ésaïe proclame en Jéhovah le Dieu saint et en Jérusalem le sanctuaire de sa gloire, le lieu de sa résidence : (Ésaïe 4.3 ; Ésaïe 8.18 ; Ésaïe 28.16 ; Ésaïe 31.4 ; Ésaïe 31.5 ; Ésaïe 31.9) nous avons ici tout le processus des idées qui, à la faveur des événements, devaient aboutir à la composition du Deutéronome, c’est-à-dire d’une thora qui, en ramenant Juda au témoignage mosaïque, lui ferait entendre à nouveau la voix encore amplifiée du fondateur de la nation. En même temps qu’elle se rattachera au passé le plus sacré pour les cœurs israélites, cette thora devra tenir compte des habitudes prises durant les siècles écoulés et des expériences faites, et s’adapter aux circonstances, formulant en un code les obligations auxquelles le peuple judéen devra se conformer s’il veut conjurer les effets du jugement qui a déjà causé la ruine de Samarie.

Tandis que Manassé, vassal digne des férocités de son suzerain d’Assyrie, remplissait Jérusalem de sang innocent (2 Rois 24.4, cf. Jérémie 15.4), le parti des prophètes préparait dans l’ombre la revanche de Jéhovah. Il connaissait le Décalogue et le code de l’Alliance (Ex 20 à 23), les lois de Sainteté (Le 18 à 20 et 24) et les dernières recommandations de Moïse que la tradition rattachait aux plaines de Moab. Il en reprit les principes : monothéisme intransigeant, alliance jéhovique fondée sur la morale, promesses et menaces conditionnées par l’attitude du peuple, unité du sanctuaire, fêtes religieuses, humanité, charité. Sur plus d’un point, il étendit ; pour répondre aux besoins nouveaux, il fit passer dans la loi les enseignements des récents prophètes : d’abord le commandement de l’amourdéveloppé par Osée et dans lequel s’accomplit, bien mieux que dans l’observance extérieure, le service agréable à Dieu : Parce que Dieu t’aime tu dois l’aimer (Deutéronome 6.5 ; Deutéronome 6.11-13 ; Deutéronome 4.37 ; Deutéronome 10.15 ; Deutéronome 7.8 ; Deutéronome 23.5 ; Deutéronome 30.6 ; Deutéronome 30.16 ; Deutéronome 7.9 ; Deutéronome 10.12, etc.) ; puis, d’après Ésaïe, l’humilité (Deutéronome 8.11 ; Deutéronome 8.14 ; Deutéronome 17.18-20 ; Deutéronome 9.4), la foi mystique en la victoire donnée non par la supériorité de l’armée, mais par la protection agissante de Jéhovah (Deutéronome 20.1 et suivants, cf. Ésaïe 8.6 31.1 et suivants) ; enfin, de façon générale, les lois d’humanité (cf. Amos 5.11 6.4 7.10 et suivants, etc.) Le souci que le Deutéronome (ch. 10, 14, 16) prend de l’orphelin et de la veuve vient directement de Ésaïe 1.17. La charte nouvelle ramenait les institutions de l’avenir autant que possible à la théocratie. Tout, jusqu’aux statuts de la propriété, qui donnaient le sol à Dieu, y était dominé par la notion de la majesté de Jéhovah qu’Ésaïe avait mise au premier plan et suivant laquelle ses disciples voulaient modeler Israël.

Les critiques qui veulent que le Deutéronome soit une fraude pieuse et qu’il ait pour origine une intrigue de sacristie du temps de Josias (Renan, Stade, Loisy, etc.) méconnaissent l’importance des traits que nous venons de signaler et le sérieux de l’A.T. Ils commettent en outre une grave faute de psychologie. S’imagine-t-on que si les éléments jéhovistes de Juda n’avaient pas retrouvé dans le statut qui leur était proposé les exhortations et le développement des doctrines que leurs traditions faisaient remonter au père de leur peuple, la découverte du Deutéronome et sa lecture auraient secoué le roi, les grands, le peuple au point de provoquer une nouvelle réforme et d’inspirer la prédication de Jérémie ? La fiction n’a jamais fait œuvre de vie dans l’histoire, et c’est sous-estimer la dignité de l’homme que de supposer que le mensonge peut entrer parmi ses moyens de progrès.

La situation se présente tout différemment si l’on voit dans le Deutéronome, comme nous y invite Ésaïe 8.16 ; Ésaïe 8.20, l’œuvre des disciples du fils d’Amots, exaltés dans leur zèle par la persécution et décidés à préparer, pour le moment où elle prendrait fin, une charte conçue dans l’esprit des prophètes, une constitution organisant le peuple suivant ce que leur maître avait appelé de la part de Dieu : le témoignage et la thora. Le danger de laisser trop de liberté aux pratiques cultuelles s’était manifesté par le baalisme populaire et le formalisme. Prêtres et prophètes venaient, au temps d’Ézéchias, d’accomplir ensemble une œuvre courageuse de redressement, et d’obtenir par une commune foi le salut de Jérusalem. Le moment était bien choisi pour rétablir par des concessions mutuelles le statut religieux de Juda. Partant ensemble des institutions de Moïse, les prophètes s’accommodèrent aux pratiques d’un culte centralisé et surveillé ; les prêtres, de leur côté, renoncèrent aux autels jéhovistes de la province et concentrèrent les actes cultuels autour du temple de Jérusalem. Le droit au sacrifice retiré aux laïques n’est même plus accordé à l’ensemble de la tribu de Lévi : les prêtres de Jérusalem auront désormais tout le sacerdoce, ils veilleront aux exigences légales. Et ce sera le commencement du légalisme, dans l’atmosphère prophétique. Pour le moment, l’entreprise de concentration et de spiritualisation que résume le Deutéronome montre que la prédication d’Amos, d’Osée et d’Ésaïe a porté. Bien que cette entreprise réformatrice ait été dans sa forme une occasion d’éloigner Dieu de la terre et de séparer l’office sacerdotal des institutions patriarcales — ce qui aura pour résultat d’établir deux parts dans la vie : le sacré et le profane — , on peut voir dans le Deutéronome le dénouement du grand effort accompli par les prophètes au VIII e siècle avant notre ère. Sans Manassé, dont le long règne fit crouler toutes les espérances, on aurait peut-être assisté à un vrai renouveau de la vie spirituelle dans le sens antiritualiste. Et pourtant, les conditions mêmes dans lesquelles le Deutéronome était conçu annonçaient déjà la défaite du spiritualisme. Le parti des prêtres, entrés dans la coalition pour le redressement de la foi, avait marqué de légalisme la réforme à venir, en mettant tout ce qui concernait le réveil et la piété israélites sous le signe des statuts, des lois et des ordonnances. Le pont était ainsi jeté entre la thora de Jéhovah et la législation des scribes. En vain le parti des prophètes faisait-il inscrire dans la loi réformatrice des paroles de haute portée morale (De 20 : et suivants 30.15 et suivants), la voie était ouverte au prêtre qui voudrait matérialiser la parole vivante de Jéhovah et réduire le jéhovisme en formules et en actes ritualistes.

Les prophètes qui vont venir sauront signaler le danger, mais ils n’auront pas la force de le conjurer.

Michée

C’est à proclamer les droits de l’Esprit que s’emploie Michée dans une page (ch. 6) que la critique moderne lui conteste, mais qu’il peut fort bien avoir écrite s’il a prolongé son ministère durant les premières années de Manassé. Michée, provincial comme Amos et Judéen comme lui, avait repris l’âpre combat de son compatriote. Après avoir fulminé contre le royaume du Nord dont l’exemple pernicieux avait contaminé Juda (19), il s’en prend aux iniquités sociales de Jérusalem avec une violence qui va jusqu’à prédire la ruine de la ville sainte :

Sion sera labourée comme un champ ; Jérusalem deviendra un monceau de pierres, Et la montagne du temple Une sommité boisée (Michée 3.12, cf. Jérémie 26.11-19).

Cette prophétie, portée courageusement par Michée devant le peuple au temps du roi Ézéchias, provoqua un tel émoi qu’on en parlait encore au temps de Jérémie. Certains critiques modernes ont conclu de la prédication de Michée que celui-ci avait combattu l’optimisme de son contemporain Ésaïe relativement à l’inviolabilité de Sion. C’est aller un peu loin. Mais il est assez probable que le prophète campagnard ne partagea pas les espérances que fondait le prophète citadin sur la trêve obtenue entre les prophètes et le clergé de la capitale. L’intransigeance spiritualiste qui se dégageait de ses violentes paroles sur la ruine de Jérusalem ameuta contre Michée le parti des prophètes nationalistes qui n’avaient point trouvé leur compte aux catastrophes du royaume de Samarie et auxquels l’union sacrée de leurs alliés habituels les prêtres avec leurs constants adversaires, les prophètes jéhovistes, ne disait rien de bon. Déjà, au temps de Josaphat, un autre Michée, le fils de Jimla, avait eu affaire à eux (1 Rois 22). Ils s’opposent de toutes leurs forces à Michée de Moréseth qui, dans sa lutte avec eux, nous révèle le néant de leurs entreprises et le secret de sa propre vigueur :

Ne prophétise pas ! disent-ils.
Mais qu’un homme de rien,
Qu’un prédicateur de mensonge
[Dise] : « Je vais prophétiser
Exalté par le vin
Ou par les boissons enivrantes »,
Celui-là sera pour ce peuple un prophète !
Ainsi parle Jéhovah
Sur ces prophètes d’égarement :
Vous aurez la nuit,
Plus de visions ;
Vous aurez les ténèbres,
Plus d’oracles !
Le soleil se couchera sur ces prophètes…
Les voyants seront confus,
Les devins rougiront…
Car Dieu ne répondra pas.
Tandis que moi, je suis rempli de force,
De l’Esprit de Jéhovah
— Michée 2.6 ; Michée 2.11 ; Michée 3.5-8

Voilà le grand mot lancé : le prophète authentique, c’est l’homme de l’Esprit. Devons-nous conclure que, lorsque les disciples d’Ésaïe se mirent à l’œuvre avec les chefs du sacerdoce pour établir le statut du Deutéronome, Michée entrevit le danger que cette union pourrait faire courir au jéhovisme des temps futurs ? Sa lutte contre la fausse prophétie, les devins et les voyants établit une solidarité incontestable entre sa pensée et les préoccupations d’où le Deutéronome est sorti (cf. Deutéronome 18.10 ; Deutéronome 18.22) Mais que, pour lui, dans la religion dont il appelle la restauration, le culte ne soit rien et que la morale soit tout, c’est ce que nous voyons non moins clairement par la sourate relative au temps de Manassé. Ce tyran, dont le règne fut aussi long que néfaste (698-643), avait ouvert le temple de Jérusalem à toutes les influences assyro-babyloniennes ; la déchéance morale avait suivi la déchéance religieuse :

On observe les coutumes d’Omri,
Toutes les mœurs de la maison d’Achab,
L’homme de bien a disparu du pays
— Michée 6.16 7:2
Tandis que le milieu réformateur, dont la persécution avait serré les rangs, prépare dans l’ombre la charte des temps nouveaux, les formalistes, qui cherchent la sécurité dans la stricte observance, se demandent tout éperdus :
Avec quoi me présenterai-je
Devant Jéhovah,
Pour m’humilier devant le Très-Haut ?
Me présenterai-je avec des holocaustes,
Avec des veaux âgés d’un an ?
Jéhovah agréera-t-il des milliers de béliers,
Des myriades de torrents d’huile ?
Donnerai-je pour mes transgressions
Mon premier-né ?
Pour mon péché
Le fruit de mes entrailles ?
Michée répond :
-On t’a fait connaître, -ô homme,
Ce qui est bien,
Et ce que Jéhovah demande de toi,
C’est que tu pratiques la justice,
Que tu aimes la miséricorde,
Et que tu marches humblement
Avec ton Dieu
— Michée 6.6-8

Le prophète auquel nous devons ce bref dialogue a surpassé tous ceux qui étaient venus avant lui : il a fixé la formule de la religion jéhovique dont Jésus dira un jour à la Samaritaine : « L’heure est venue où vous n’adorerez plus le Père, ni sur cette montagne, ni à Jérusalem… Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité » (Jean 4.21 ; Jean 4.24).

Sophonie

Mais pour le moment, il faut en rabattre. Le long règne du monarque impie et persécuteur a ramené partout l’idolâtrie. Pendant un demi-siècle, la prophétie se tait. Sous Manassé vieillissant ou durant l’éphémère royauté de son fils Ammon, vers 640, elle rentre en scène avec Sophonie, prince du sang, prophète de la grande lignée des Amos, des Osée, des Ésaïe et des Michée. Dans ses brefs discours, la reprise de contact des nabis avec Juda démoralisé est terrible :

Je détruirai tout ! dit Jéhovah,
Les objets de scandale et les impies avec ;
J’exterminerai de ce lieu les restes de Baal…
Et ceux qui se prosternent sur les toits
Devant l’armée des cieux…
Je châtierai les princes
Et les fils du roi
— Sophonie 1.2 ; Sophonie 1.8

Josias venait de monter sur le trône à huit ans, et l’autorité était entre les mains des princes de la famille royale.

Cent ans après Amos qui parlait à Israël, Sophonie parle à Juda de ce que sera « le jour de Jéhovah » :

Il approche, il se hâte,
On l’entend venir, le jour de Jéhovah !
Jour de fureur, celui-là,
Jour de détresse et d’angoisse,
Jour de désolation et de ruines,
Jour de ténèbres et d’obscurité…
Au jour de la fureur de Jéhovah,
Par le feu de sa jalousie,
Toute la terre sera dévorée
— Sophonie 1.14 ; Sophonie 1.18
Solvet soeclutn in favilla… Tout le Moyen âge a frémi aux accents de Sophonie. L’effet sur Juda dut être foudroyant. Nul doute que le jeune roi, Josias, et le futur prophète, Jérémie, n’aient reçu de ces imprécations une secousse qui les mit sur la voie de la réforme.

Habacuc et Nahum

Mais pour les jéhovistes, il y a encore un autre compte à régler. L’Assyrien, dont le joug détesté pesait sur Jérusalem depuis la campagne de Sanchérib, vers l’an 700, a reçu des Mèdes et des Scythes des coups qui menacent sa vie. Juda frémit d’impatience, et c’est Habacuc qui exprime en un style étincelant ses farouches espoirs. Habacuc est un révolté à la façon de Job :

Jusques à quand, ô Jéhovah ?
J’ai crié vers toi à la violence,
Et tu ne secours pas…
Ô Jéhovah, tu as établi ce peuple
Pour exercer tes jugements.

Il s’agit de l’Assyrien, que Jéhovah avait appelé « verge de ma colère », Ésaïe 10.5).

Tu l’as suscité pour infliger tes châtiments…
Tes yeux sont trop purs pour voir le mal :
Pourquoi regarderais-tu les perfides,
Et te tairais-tu,
Quand le méchant dévore
Un plus juste que lui ?
— Habacuc 1.1 ; Habacuc 1.2 ; Habacuc 1.12 ; Habacuc 1.13

À cette sommation, Jéhovah répond qu’il enverra les Caldéens pour châtier les Assyriens (Habacuc 1.5 ; Habacuc 1.11, qui doit nécessairement être transposé après 2.3, à cause de 1.5 et de 2.3), mais en même temps il exhorte Habacuc à la patience :

Ecris la prophétie,
Grave-la sur des tables ;
Son temps est déjà fixé…
Si elle tarde, attends-la,
Car elle s’accomplira
— Habacuc 2.2

Et il lui inspire une parole qui, pas plus que cette autre : « Tu as les yeux trop purs pour voir le mal », ne devait s’effacer de la mémoire des hommes : « Le juste vivra par sa foi » (Habacuc 2.4 ; cf. Romains 1.17, Galates 3.11, Hébreux 10.38).

Quand « la prophétie » sera réalisée, en 612, Nahum, dans un ardent écrit — où l’on doit sans doute retrouver une composition liturgique célébrant à Jérusalem l’exaucement accordé (P. Humbert, « Le problème du Livre de Nahum », Rev. Strasb., janvier-février 1932) plutôt qu’un oracle antérieur à la chute de Ninive — , exalte en Jéhovah celui qui a annoncé, préparé et accompli la destruction du colosse assyrien :

Jéhovah est bon ;
Il a détruit la ville,
Il a poursuivi ses ennemis.
L’oppression ne s’appesantira pas deux fois ;
Ils ont été consumés comme la paille,
Entièrement (Nahum 1.7-10).
Voici sur les montagnes
Les pieds du messager qui annonce la paix.
Célèbre tes fêtes, ô Juda !
Accomplis tes vœux !
Le méchant ne te foulera plus ;
Il a été entièrement exterminé (Nahum 1.15).
Tous ceux qui ouïssent la nouvelle
Applaudissent,
Car sur qui ne s’est pas acharnée
Ta méchanceté ?
— Nahum 3.19

La valeur religieuse du livre de Nahum, que ceux qui le considèrent comme une prophétie ont tendance à diminuer, à réduire presque à rien, est toute remise en lumière si on la considère comme une composition à intention cultuelle, une sorte de péan liturgique, où toutes les voix jéhovistes, celle de l’inspiration prophétique, celle du patriotisme sacerdotal et celle des « humbles du pays » s’unissent (comme on voit parfois dans les psaumes) pour célébrer à l’occasion de la catastrophe ninivite, qui libéra d’un joug odieux tout le moyen Orient, la toute-puissance de Jéhovah, sa fidélité dans les promesses et sa maîtrise sur l’histoire.

Jérémie

Dans les temps troublés qui s’écoulèrent entre Habacuc et Nahum, un grand événement religieux s’était accompli, celui que les disciples d’Ésaïe avaient souhaité, préparé, et auquel Jérémie, dans les premières années de son ministère, prêta l’appui de sa parole et de son action : la réforme deutéronomique

Nous avons vu qu’après le temps d’Ézéchias et d’Ésaïe, on avait, d’un commun effort, en gardant l’essentiel des traditions prophétiques et des traditions sacerdotales, rétabli et développé le testament de Moïse dans les exhortations du « Livre du Pacte », le Sepher habberith (2 Rois 23, 2 Chroniques 34 ; allusion au pacte, berith, de Deutéronome 5.2 29.1), appelé aussi le « Livre de la Loi » ou « de la doctrine », le Sepher hatthora (Deutéronome 31.26 ; 2 Rois 22.8, cf. Deutéronome 31.9 ; Deutéronome 31.24). Ce livre devait être déposé dans le temple à côté de l’Arche d’alliance de Jéhovah (Deutéronome 31.26). Mais qu’était devenue l’Arche de l’alliance au cours du règne de Manassé, le roi impie et sanguinaire qui, après avoir rebâti les hauts-lieux, avait livré le temple de Jéhovah aux cultes idolâtres ? (2 Rois 21) On peut penser que les jéhovistes l’avaient mise à l’abri de la profanation dans quelque coin ignoré du sanctuaire et qu’on avait aussi caché le Livre de la Loi. Quand les temps d’obscurité et de persécution eurent disparu, la remise en état du temple fut sans doute commencée, d’abord timide, dans les premières années de Josias… Ainsi vint le jour (621) où Hilkija, le grand-prêtre, put donner au secrétaire Saphan la grande nouvelle : « J’ai trouvé le Livre de la Loi dans la maison de Jéhovah ! » (2 Rois 22.8).

C’est à tort que certains critiques ont attribué à Jérémie une part dans la composition du Deutéronome et dans l’initiative de la réforme qui suivit sa découverte. Jérémie n’habitait pas Jérusalem. Il appartenait à une famille sacerdotale depuis longtemps éloignée de la cour. Or, tout semble prouver que la réforme de Josias, différente en ceci de celle d’Ézéchias, fut avant tout une entreprise des fonctionnaires qui entouraient le roi, tandis que Jérémie, par les termes mêmes de sa vocation (Jérémie 1.18), paraît avoir été envoyé par Dieu à Jérusalem pour représenter dans la réforme et au besoin pour défendre devant le roi l’intention première du Deutéronome : l’inspiration prophétique de la charte retrouvée. Aussi le verrons-nous fort sévère, non certes à l’égard du « Pacte », qu’il recommande de toutes ses forces, mais à l’égard des prêtres et des scribes qui, sans se soucier du côté moral et spirituel de la réforme, ne voient en elle qu’une occasion d’imposer une législation sacerdotale au nom de Jéhovah et d’acquérir par elle un accroissement d’autorité (Jérémie 8.7 ; Jérémie 6.6 ; Jérémie 7.25 ; Jérémie 9), Jérémie avait été appelé par Jéhovah en 626 (Jérémie 1.4 ; Jérémie 1.19). Dès ce moment, laissant tout pour obéir (Jérémie 17.16), il entreprit dans les bourgs et les villes des tournées de prédication. Il le fit dans l’esprit des prophètes du VIIIe siècle, surtout dans celui d’Osée :

Par sa criante impudicité, Israël a souillé le pays ; elle a commis adultère avec la pierre et le bois. Malgré tout cela, la perfide Juda, sa sœur, n’est pas revenue à moi de tout son cœur, et c’est avec fausseté qu’elle l’a fait, dit Jéhovah.

L’infidèle Israël paraît innocente

Auprès de la perfide Juda… (Jérémie 3.9 et suivant)

Quand, en 621, la réforme éclata, Jérémie se donna à elle avec toute la flamme qui dévorait son âme sensible. Nous en avons la preuve, non seulement dans ses discours (ch. 4-6), mais dans l’influence que la langue même du Deutéronome exerça sur lui. Comme génie réformateur, il fut donc le continuateur d’Ésaïe. Cependant, tout est contraste entre ces deux hommes. L’un se donne joyeusement à l’apostolat, l’autre est contraint d’y entrer malgré sa résistance ; l’un commande aux événements, l’autre est victime des circonstances ; celui-là s’impose aux foules et à la cour, celui-ci reste incompris des masses et subit la disgrâce des rois ; Ésaïe est entouré de disciples, Jérémie a Baruc, que l’isolement décourage. Le premier contemple la majesté divine et affermit l’ancienne alliance ; le second « découvre le cœur humain » et annonce la nouvelle alliance. En un sens, il la préfigure. Déjà, sa vocation lui apprend qu’il sera « une occasion de chute et de relèvement, un signe de contradiction » (rapprocher Jérémie 1.10 et Luc 2.34).

Autre trait qui marque non pas un déclin, comme on l’a dit, mais au contraire un progrès vers la compréhension de la pensée divine : Jérémie, chez qui l’inspiration, l’illumination intérieure ne sont pas moindres que chez son devancier Ésaïe (Jérémie 4.13 5:13 6:11 8:16 10:22 23:9), ne se présente pas comme lui avec l’impétuosité du prophète qui, subjugué par la possession divine, parle sans se soucier d’autre chose que d’annoncer les décrets du Dieu qui a fait irruption dans sa vie. L’origine du mandat ne lui suffit plus, il faut que le mandat soit légitimé par l’accomplissement de la prophétie (Jérémie 28.9, cf. Deutéronome 18.21 et suivant). La réflexion rejoint l’inspiration et parfois la contrôle. En outre, le sentiment se fait jour, et la sympathie pour l’homme pénètre les paroles de Dieu et celles de son mandataire (Jérémie 8.18 9:1 13:1721:10 13:9,14:17). Enfin les actes symboliques jouent un rôle plus accentué (Jérémie 27.2 28:10 32:6 43:9). D’un mot, la prophétie s’humanise, la religion s’individualise : Jérémie fraie la voie à l’Évangile (Jérémie 31.31) au point que les compatriotes de Jésus prendront celui-ci pour Jérémie ressuscité (Matthieu 16.14). Hölscher (Propheten, pp. 294-297) a bien entrevu les caractères distinctifs de Jérémie, mais le radicalisme de sa critique qui refuse au prophète d’Anathoth plusieurs chapitres essentiels Jérémie 7.15 11:1-14 31:31-37 le met dans l’impossibilité de pousser le portrait de Jérémie jusqu’à l’entière ressemblance.

Jéhovah avait, par Ésaïe, offert le pardon à Israël (Ésaïe 1.18) Le Deutéronome, continuant dans la même ligne, mettait comme condition à tout culte jéhovique : la circoncision du cœur (Deutéronome 10.16 30.6) Mais on sait que cela doit être entendu dans un sens collectif. Comme la loi avait dit : « Écoute, Israël », le repentir attendu, le pardon promis concernent Israël, la nation à qui, seule, est destiné un avenir glorieux, « Comme le dit Wellhausen : Il suffit que le peuple vive éternellement. Sur l’individu passe la roue de l’histoire ; pour lui, il ne reste que le sacrifice, mais point d’espérance. Sa seule récompense est dans la prospérité de la nation. » (A. Causse). Jérémie a commencé son ministère dans cette attitude héroïque ; c’est Israël, Juda, en tant que peuple élu, qu’il a traités d’adultères ; c’est à Juda maintenant qu’il demande la circoncision du cœur, condition du pacte deutéronomique :

Écoutez les paroles de ce Pacte…
Maudit soit qui n’écoute point
Les paroles de ce Pacte
Que j’ai prescrit à vos pères,
Le jour où je les fis sortir
Du pays d’Égypte,
De la fournaise de fer… (Jérémie 11.1-4, cf. Deutéronome 29.1).
Jéhovah me dit :
Publie toutes ces paroles
Dans les villes de Juda
Et dans les rues de Jérusalem,
Et dis :
Écoutez les paroles de ce Pacte
Et mettez-les en pratique ! (Jérémie 11.6)
Défrichez-vous un champ nouveau,
Et ne semez plus parmi les épines ;
Circoncisez vos cœurs,
De peur que ma colère
N’éclate comme un feu,
Et ne s’enflamme
Sans qu’on puisse l’éteindre !
— Jérémie 4.3 et suivant

Mais il s’aperçut bientôt que le milieu qui avait lancé la réforme voyait les choses autrement. Le lien entre les prêtres et les prophètes nationalistes s’était renoué (cf. Jérémie 26.7 et suivant) La masse du peuple, les castes sacerdotale et militaire, les faux prophètes, préoccupés par les événements politiques, supportaient malaisément l’intransigeance et les principes austères du prédicateur d’Anathoth. Ils le regardaient comme un patriote suspect… Tout à coup, la catastrophe de Méguiddo (609) achève de lui retirer tout crédit. Le roi réformateur est tué au cours d’une action de fidélité, puisqu’il tente d’arrêter le pharaon Néco qui vole au secours de l’Assyrien exécré (cf. Josèphe, Ant., X, 6). Que valent donc les promesses du Deutéronome ? Les parties prophétiques du Pacte furent rejetées dans l’ombre et l’on ne s’occupa plus que d’en renforcer la partie cultuelle, qui n’empêchait point la politique des alliances étrangères et des conjurations de suivre son cours.

Alors Jérémie rompt avec prêtres et prophètes et prononce devant les portes du temple son grand discours (Jérémie 7 à Jérémie 9, et Jérémie 10.17-25).

Ne vous livrez pas à des espérances trompeuses
En disant : C’est ici le temple de Jéhovah,
Le temple de Jéhovah, le temple de Jéhovah ! (Jérémie 7.4)
Mon peuple ne connaît pas
La thora de Jéhovah.
Comment pouvez-vous dire :
Nous sommes sages,
La thora de Jéhovah est avec nous ?
En vain s’est mise à l’œuvre
La plume mensongère des scribes…
Ils ont méprisé la parole de Jéhovah.
Depuis le prophète jusqu’au prêtre,
Tous usent de tromperie…
Les prophètes prophétisent le mensonge…
Je ne les ai pas envoyés…
Je ne leur ai point parlé !
Fausses visions, vaines divinations,
Tromperies de leur propre esprit :
Voilà ce qu’ils vous prophétisent !
— Jérémie 8.7-10 14:14

Jérémie reprend l’argument d’Amos : Jéhovah ne vous a jamais demandé de l’adorer par les cérémonies d’un culte.

Ajoutez holocaustes à sacrifices, Et mangez-en la chair !

Car je n’ai point parlé à vos pères Et je ne leur ai point donné d’ordres, Lorsque je les ai tirés d’Égypte, Au sujet d’holocaustes et de sacrifices. Voici l’ordre que je leur ai donné : Écoutez ma voix et je serai votre Dieu, Et vous serez mon peuple (Jérémie 7.21-23).

Ces dernières paroles sont le pendant de la déclaration de Michée 6. Le cadre historique de ce discours capital se trouve dans Jérémie 26. On y voit en toute clarté la collusion entre les prêtres et les prophètes nationalistes et la preuve qu’ils étaient ensemble les pires ennemis des prophètes jéhovistes (Jérémie 26.11). Sans le peuple et les chefs politiques, Jérémie aurait payé de sa tête la hardiesse de ses propos (cf. Jérémie 7.14) Il fut heureux que ce jour-là le roi se trouvât absent, car Jéhojakim, sur l’insistance des prêtres et des prophètes, eût sans doute traité Jérémie comme le prophète Urie qu’il avait fait extrader d’Égypte et mis à mort, parce qu’il avait prédit, lui aussi, la ruine de Jérusalem (Jérémie 26.20-23). Espérant encore sauver son peuple, Jérémie, seul, entreprend une lutte de titan contre toutes les forces conjurées. Quand il tonne contre le formalisme religieux, prêtres et prophètes se liguent pour le perdre. Quand il recommande l’observation de la foi jurée au suzerain, les chefs politiques l’accusent d’être traître à la patrie. Quand il annonce à Sédécias que la justice de Jéhovah s’accomplira, non par des victoires sur le champ de bataille, mais par la ruine de Jérusalem punie pour ses péchés, on le jette dans un cachot. Sa conscience prophétique est mise en passion. Avec son roi sans force, sa politique sans parole et sa religion sans morale, le peuple de Dieu se précipite dans une impasse au fond de laquelle il va briser son destin. Mais Jéhovah ne peut être acculé à une impasse. Ne plus parler de lui serait avouer sa défaite. Jérémie ne le peut. Et c’est ainsi que par ses combats, par ses déceptions, par les obstacles accumulés devant lui, il est amené par Dieu au grand virage qui le détournera de la route suivie par l’Israël selon la chair et lui découvrira les horizons de l’Israël selon l’Esprit.

Un Éthiopien peut-il changer sa peau
Et un léopard ses taches ?
Alors, comment pourriez-vous faire le bien,
Vous qui n’avez appris qu’à mal faire ?
— Jérémie 13.23

On ne peut changer sa nature… Peut-être le récit de la Chute a-t-il éclairé à ce moment-là la conscience de Jérémie. Et, si le Ps 51 existait de son temps, du moins sous sa forme première en trois strophes (Psaumes 51.3 ; Psaumes 51.19), il a pu voir dans les versets 7et8 la vérité qu’il vient d’exprimer et la nécessité qui lui inspirera la prophétie par laquelle il couronne sa théologie. Puisque l’Israélite, comme tous les autres hommes, a été conçu dans le péché et puisque Jéhovah, qui l’aime « d’un amour éternel » (Jérémie 31.3), veut l’amener au salut, il faut que, par une initiative nouvelle, Dieu intervienne dans l’histoire et qu’il obtienne de l’individu ce qu’il n’a pu obtenir de la collectivité.

Voici, le jour vient,
Dit Jéhovah,
Où je ferai avec la maison d’Israël
Et avec la maison de Juda
Une alliance nouvelle,
Non comme l’alliance
Que je traitai avec leurs pères…
Alliance qu’ils ont violée,
Quoique je fusse leur maître, dit Jéhovah ;
Mais voici l’alliance que je ferai :
Je mettrai ma loi au dedans d’eux,
Je l’écrirai dans leur cœur.
Alors je serai leur Dieu,
Et ils seront mon peuple.
Celui-ci n’enseignera plus son prochain,
Ni celui-là son frère,
En disant : Connaissez Jéhovah !
Tous me connaîtront,
Depuis le plus petit jusqu’au plus grand,
Car je pardonnerai leur iniquité
— Jérémie 31.31-34

Jérémie s’est-il représenté ce que serait cette alliance ? En a-t-il entrevu le drame historique ? Mystère. Et pourtant la révélation est là. Avant d’être entraîné de force en Égypte où, dit la tradition, ses compatriotes le lapidèrent pour se venger de ses prédictions, le vieux prophète a donné au monde le principe même de l’Évangile : par l’initiative de la miséricorde divine, une nouvelle alliance, non plus une alliance extérieure, collective, envisagée sous l’angle de la solidarité nationale et conditionnée par un statut social, mais une alliance intérieure, individuelle, réalisant par la libre adhésion du cœur la communion spirituelle avec Dieu.

Ézéchiel

Jeune prêtre appartenant sans doute à la famille aristocratique des Tsadokides, vouée depuis des siècles au service du temple, Ézéchiel a connu Jérémie, il l’a entendu. Son âme droite et croyante a dû en être troublée. Quand vinrent la prise de Jérusalem et l’exil qui sanctionnaient les prédictions du terrible censeur d’Anathoth, Ézéchiel, certainement, emporta en Caldée le sentiment que la cause du prophète était juste. Mais il ne devint lui-même prophète que sur terre étrangère, au milieu des dispersés de Juda. Plus de temple, plus de sacrifices ; une élite éplorée qui « suspend ses harpes aux saules de Babylone » et qui supplée à l’absence de culte par la ferveur de la pensée. Le milieu était propice au développement de l’individualisme inauguré par Jérémie. Ézéchiel ne sera plus un prophète qui s’oppose à un peuple, mais un apôtre qui fait de la cure d’âme :

Fils de l’homme, fils de l’homme, je t’établis comme sentinelle… Quand je dirai au méchant : « Tu mourras ! » si tu ne l’avertis pas, si tu ne parles pas pour détourner le méchant de sa mauvaise voie et pour lui sauver la vie, ce méchant mourra dans son iniquité, et je te redemanderai son sang. Mais si tu avertis le méchant et qu’il ne se détourne pas…, il mourra dans son iniquité, et toi, tu sauveras ton âme (Ézéchiel 3.17 ; Ézéchiel 3.19 ; Ézéchiel 33.15).

Développant une parole de Jérémie (Jérémie 31.29), il polémise contre la vieille notion de solidarité nationale qui faisait porter aux innocents la peine des coupables. Ézéchiel est le prophète de la responsabilité individuelle et des conséquences qui en découlent :

Pourquoi dites-vous ce proverbe : « Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées » ? Je suis vivant ! dit le Seigneur Jéhovah, vous n’aurez plus lieu de le dire. Voici, toutes les âmes sont à moi, l’âme du fils comme l’âme du père ; l’une et l’autre m’appartiennent ; l’âme qui pèche, c’est celle qui mourra… Si un homme a un fils qui voie tous les péchés que commet son père, qui les voie et n’agisse pas de la même façon…, celui-ci ne mourra pas pour l’iniquité de son père, il vivra. L’âme qui pèche, c’est celle qui mourra (Ézéchiel 18.1 ; Ézéchiel 18.4 ; Ézéchiel 18.14 ; Ézéchiel 18.17 ; Ézéchiel 18.20, cf. chapitre 5).

Il ne s’agit plus, avec Ézéchiel, du salut d’Israël en tant que nation, mais du salut de l’Israélite en tant que pécheur repentant :

Si le méchant revient de tous les péchés qu’il a commis,… toutes les transgressions qu’il a commises seront oubliées, il vivra… Ce que je désire, est-ce que le méchant meure ? dit le Seigneur Jéhovah. N’est-ce pas qu’il change de conduite et qu’il vive ? Revenez, détournez-vous de vos transgressions, afin que l’iniquité ne cause pas votre ruine… Faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau… Je ne désire pas la mort de celui qui meurt, dit le Seigneur Jéhovah. Convertissez-vous et vous vivrez (Ézéchiel 18.21 ; Ézéchiel 18.23 ; Ézéchiel 18.30-32 voir verset 10-20).

Israël ne vivra que par la fidélité d’individualités attachées de cœur à Jéhovah ; en ce sens, Ézéchiel continue le Deutéronome sans le nommer (cf. Deutéronome 30.15-20) Mais, où il le dépasse, c’est quand, reprenant l’idée de la nouvelle alliance lancée par Jérémie, il en précise la condition dans sa vision des ossements desséchés. L’Israël selon la chair est mort. Mais les desseins d’amour de Jéhovah ne sont pas anéantis pour cela. La puissance créatrice de l’Esprit qui vivifia jadis le chaos et qui, depuis, anima les hommes de Dieu, peut, sur l’initiative de Jéhovah, rendre la vie aux ossements desséchés :

La main de l’Éternel fut sur moi, il me transporta en esprit et me déposa dans le milieu d’une vallée remplie d’ossements… Ils étaient fort nombreux à la surface de la vallée et ils étaient complètement secs. Il me dit ; « Fils de l’homme, ces os pourront-ils revivre ? » Je répondis : « Seigneur Jéhovah, tu le sais. »

Il me dit : « Prophétise et parle à l’Esprit. Prophétise, fils de l’homme, et dis à l’Esprit : Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : Esprit, viens des quatre vents, souffle sur ces morts et qu’ils revivent ! » Je prophétisai selon l’ordre donné. L’Esprit entra en eus, ils reprirent vie et se tinrent sur leurs pieds. C’était une armée, une grande armée.

Il me dit : « Fils de l’homme, ces os sont toute la maison d’Israël… Je mettrai mon Esprit en vous, et vous vivrez. » (Ézéchiel 37.1-14).

Mais ici s’avère entre Ézéchiel et ses prédécesseurs une différence qu’il faut noter et caractériser. Quand les prophètes parlaient de renaissance dans les jours mauvais d’Israël, ils faisaient dépendre cette résurrection d’un changement dans les dispositions du peuple : « Repentez-vous, et alors… » Tandis que le pasteur des exilés annonce cette résurrection comme une initiative commandée à Dieu par son honneur. La gloire de Jéhovah est liée à la vie de son peuple. Il faut donc qu’il sauve celle-ci pour exalter celle-là. La grâce de Jéhovah aura pour effet et non pour cause le repentir d’Israël (Ézéchiel 36.22-38). Israël sera restauré ; Jérusalem, qui vient d’être détruite, sera relevée, et la nouvelle capitale, autour de laquelle les douze tribus seront groupées, s’appellera « Jéhovah est ici » (Ézéchiel 48.35). Cette prédication ramena à Ézéchiel la faveur des exilés. Le « faiseur de paraboles » (Ézéchiel 21.5) est devenu « le chanteur agréable » (Ézéchiel 33.32), et la critique moderne a raison de voir en Ézéchiel le précurseur du judaïsme. Mais il en est du Juif Ézéchiel comme du chrétien Augustin que protestants et catholiques revendiquent à bon droit, mais pour des raisons différentes, comme leur docteur. En taisant l’universalisme jéhovique, en développant le culte et la thora, en donnant une valeur aux sacrifices, Ézéchiel a ouvert la voie au particularisme, au légalisme, au ritualisme juifs ; mais en proclamant la miséricorde de Jéhovah, en réclamant de l’Israël nouveau des cœurs humiliés, convertis, pleins d’amour pour Jéhovah, en mettant comme condition à la vie future d’Israël la résurrection par l’Esprit, Ézéchiel ne s’est-il pas tenu dans la ligne des prophètes, ne l’a-t-il pas prolongée dans le sens de l’Évangile ? Car enfin, si les grâces du royaume de Christ sont conditionnées par le repentir et la conversion, la venue de Christ n’a pas dépendu d’un changement dans le cœur des hommes, Christ est venu à l’heure marquée par Dieu, et le changement des cœurs a été la conséquence, non la condition préalable de son incarnation sur la terre. Or, c’est bien cette réalité-là qui a été entrevue par Ézéchiel. C’est vers cette réalité où s’unissent la souveraine liberté de Dieu et sa miséricorde rédemptrice que nous orientent ensemble les paraboles, les prédications et les visions apocalyptiques du prophète de Tel-Abib. Certes, il avait été prêtre à Jérusalem, et son amour pour le temple, que remplissait à ses yeux la présence divine, a dominé toute sa vie… N’oublions pas, pour être justes, que la religion jéhovique, jusqu’à la Pentecôte, ne pouvait être conçue par le peuple de Dieu ni vécue par la masse des adorateurs en dehors des pratiques du culte ; tant que l’Esprit a été extérieur à l’homme, l’adoration ne pouvait, sauf en quelques individualités privilégiées, s’exprimer qu’avec le secours des pratiques extérieures — et c’est là ce qui fait encore aujourd’hui, en plein christianisme, la force du catholicisme. Ce qu’il y a d’admirable, ce qui fait que, tout bien considéré, on ne peut regarder Ézéchiel comme un prophète en qui la prophétie a rétrogradé ou s’est égarée, c’est que, malgré sa formation sacerdotale, il a compris que la restauration d’Israël n’aurait de valeur, que temple et culte n’auraient à l’avenir d’efficace, que si Jéhovah remplissait la cité nouvelle de sa grâce et si, du sanctuaire renouvelé par l’Esprit, découlait une source fertilisante, purifiante, vivifiante, destinée à muer la patrie juive en paradis (Ézéchiel 47.1-12). Que cette source n’ait été pour Ézéchiel qu’un symbole, ou qu’il ait vu en elle la transfiguration du filet d’eau qui s’échappait effectivement des murs de l’ancien sanctuaire : fons perennis aquoe (Tacite), nous ne pouvons autrement que d’y voir une lointaine mais claire prédiction de la « source d’eau vive » (cf. Jean 4.14 7.37, cf. Ésaïe 58.11, Zacharie 14.8).

Ésaïe II

L’homme à qui il devait être donné de couronner l’œuvre des grands prophètes et de faire monter la marée de l’Esprit jusqu’au niveau de l’Évangile, vivait au temps de l’exil. Mais rien, dans ses écrits, ne parle des événements de Babylonie ni ne fait allusion aux circonstances des dispersés qui vivaient dans l’entourage d’Ézéchiel. C’est un vrai contresens que de placer dans les plaines de la lointaine Caldée le prophète qui écrit : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes, les pieds de celui qui apporte de bonnes nouvelles ! » (Ésaïe 52.7 cf. Nahum 2.1), qui se sert couramment du verbe « ramener » (Ésaïe 49.22 43:5 et suivant, etc). pour désigner le retour des Juifs dans leur patrie « à travers le désert » (Ésaïe 40.3 43:9), fait des allusions constantes à la mer et aux îles (Ésaïe 41, Ésaïe 42, Ésaïe 49, Ésaïe 51) et nomme l’Égypte, Couch (Cus) et les Sabéens contre lesquels il fulmine (Ésaïe 43.3 45:14 et suivants). À ne considérer que ses écrits, dans lesquels nous voyons qu’il avait des horizons beaucoup plus étendus que ses prédécesseurs, et sa théologie, qui culmine dans l’Homme de douleur, il nous paraît qu’Ésaïe II dut faire partie tout enfant de la fuite en Égypte (Jérémie 43), avoir connu là le vieillard Jérémie et assisté à son martyre. Après quoi, il sera revenu sur les ruines de Sion pour soutenir le peuple désemparé par ses infortunes et par la misère où l’avait laissé l’élite des Juifs transplantée au pays euphratique :

Consolez, consolez mon peuple, Dit votre Dieu… (Ésaïe 40.1)

Une preuve encore qu’Ézéchiel et Ésaïe II n’exerçaient pas sur le même terrain, c’est le contraste de leurs attitudes. Tandis qu’Ézéchiel, dans son milieu d’exil que l’éloignement rend inoffensif, va à visage découvert, prêche, se raconte et se mêle à la vie des déportés qui l’entourent, Ésaïe II ne paraît pas ; ses écrits ne livrent rien de ce qui le concerne. On dirait qu’il se tient volontairement en dehors des circonstances qui pourraient trahir sa présence. C’est qu’il se trouve au foyer des anciennes révoltes. La main du tyran caldéen pesait lourdement sur Juda. Les complots successifs l’avaient rendu ombrageux. Il ne s’agissait plus, en Palestine, de propagande ouverte, mais seulement d’appels et d’encouragements plus ou moins clandestins, rédigés sous forme de sourates (voir ce mot) que les fidèles se passaient l’un à l’autre et envoyaient avec précaution dans les colonies de Juifs déportés. Ces sourates d’Ésaïe II ont été réunies après coup ; l’ordre en a souffert et, de-ci, de-là, des adjonctions post-exiliques ont pu y introduire quelque flottement dans le détail. Mais la pensée générale qui inspirait le ministère d’Ésaïe II ne s’en dégage pas moins de l’ensemble avec une netteté souveraine.

La connaissance qu’il a de la politique contemporaine révèle en Ésaïe II l’homme instruit, informé et génialement doué pour la philosophie de l’histoire. Jéhoviste fervent, il constate que les dieux des grandes nations, de celles qui passent et repassent sur les petits peuples du moyen Orient comme la, meule écrase les gerbes sur l’aire, les divinités égyptiennes et hittites, surtout les dieux de Ninive et de Babylone, Ashour, Bel, Nébo, dieux de sang et d’orgie, ont échoué dans leur œuvre de force ; et voici maintenant que le plus grand de tous, la divinité des vieux Akkadiens qui, depuis 2 000 ans, réussissait toujours à ramener sa souveraineté sur les peuples conquis et les divinités rivales, Mardouk, est menacé. Il tombe, renversé par qui ? par un prince achéménide Cyrus, qui ne croit qu’à un Dieu unique et vivant, adoré sans image, un dieu qui interdit le meurtre, le vol, le mensonge. Ne nous laissons pas tromper par le cylindre de Cyrus, aux expressions hyperboliques, quand il nous présente Mardouk comme introduisant lui-même le conquérant perse à Babylone. Le but de cette inscription est de nous apprendre que Cyrus, à l’encontre des vainqueurs sémites, massacreurs de peuples et briseurs de dieux, entendait se présenter en bienfaiteur, en libérateur, respectueux des biens, des mœurs et des croyances des peuples qu’il annexait à son empire. Qu’est-ce à dire, sinon que l’on retrouve en lui les qualités d’un adorateur du Dieu juste et bon, soucieux de mettre partout la vie : le « dieu des cieux » ou dieu suprême des Achéménides (Esdras 1.2 7.12), Ahura-Mazda, prêché par le prophète aryen Zoroastre. « … Alors vint le second Ésaïe, qui marque l’apogée de la religion d’Israël ; il appartient à cette époque merveilleuse qu’ont rendue célèbre Zoroastre, Mahavira, le fondateur du djaïnisme, Bouddha, Lao-Tse, Confucius et les cultes orphiques » (S.A. Cook ; cf. Moore, Hist, of Relig., I, p. IX). Si, ainsi qu’il ressort des perspectives de son livre, le second Ésaïe n’a pas été confiné comme les prophètes du VIII e siècle dans les montagnes de la Palestine (Duhm pense même qu’il habitait les côtes de la Phénicie), rien ne s’oppose à ce qu’il ait connu au moins les plus proches éléments des grands courants religieux que l’Orient vit naître à son époque, et dont la propagande s’étendait jusqu’aux îles de la Méditerranée (par exemple le renouvellement de toutes choses (Ésaïe 65.17) et suivants, rappelle de façon frappante lafrashôkéréti mazdéenne). On comprend dès lors qu’il ait salué de loin les premiers triomphes de l’Achéménide et proclamé en Cyrus l’exécuteur des volontés, le « pasteur », le « messie » de Jéhovah. Ce n’est plus ici l’ imperatorfarouche qui sert à son insu la colère de Jéhovah irrité contre son peuple, c’est le prince bienfaiteur qui apporte la délivrance aux fidèles jéhovistes et qui a conscience, en brisant les chaînes d’Israël, d’exécuter la volonté divine (Ésaïe 45.1 ; Ésaïe 45.6 ; Ésaïe 41.25).

Apportée aux populations juives qui végétaient abandonnées parmi les ruines de Sion, cette nouvelle était propre à ranimer leur espérance, mais aussi à l’alarmer : Cyrus aurait-il supplanté David ? Les tribus de Jacob ne seraient-elles plus le peuple élu ? Jéhovah aurait-il oublié le destin d’Israël et le droit qu’il tenait du contrat d’Abraham ?

Par son prophète, Jéhovah, d’abord, les rassure :
Pourquoi dis-tu, Jacob,
Pourquoi dis-tu, Israël :
Mon destin est caché devant Jéhovah,
Mon droit passe inaperçu devant Dieu ?
Israël mon serviteur,
Jacob, que j’ai choisi,
À qui j’ai dit : « Tu es mon serviteur ;
Je t’ai choisi et ne te rejette point, »
Ne crains rien, car je suis avec toi
Ésaïe 40.27 41.25

S’il a appelé Cyrus, s’il l’a provoqué à l’action, c’est pour démontrer à tous le néant des idoles et pour consommer la ruine des faux dieux auxquels Israël a tant sacrifié.

Je l’ai suscité du septentrion,
Et il est venu.
De l’orient, il invoque mon nom,
Il foule les puissants comme de la boue,
Comme l’argile que foule un potier (Ésaïe 41.25).
Ils sont tous honteux et confus,
Ils s’en vont tous avec ignominie,
Les fabricants d’idoles…
Leurs œuvres ne sont que néant,
Leurs idoles ne sont qu’un vain souffle
Ésaïe 45.16 41.29

Bel s’écroule, Nébo tombe ; Leurs idoles que vous portiez en procession Sont chargées sur des bêtes de somme, Deviennent un fardeau pour l’animal fatigué. Ils tombent, ils s’écroulent ensemble,
[Bel, Nébo] n’ont pu sauver le fardeau.

[Les idoles qui les représentent, ] Et ils s’en vont eux-mêmes en captivité (Ésaïe 46 : 1).

Dans son enthousiasme, Ésaïe II compare les victoires de Jéhovah sur les divinités qui avaient usurpé sa gloire à la victoire qu’il remporta jadis sur les monstres du chaos (Ésaïe 51.9 et suivant ; voir Cosmogonie) :

Réveille-toi, réveille-toi,
Revêts-toi de force, bras de Jéhovah !
Réveille-toi, comme aux jours d’autrefois,
Dans les anciens âges !
N’est-ce pas toi qui taillas en pièces Rahab,
Qui perças le monstre marin ?
N’est-ce pas toi qui desséchas la mer,
Les eaux de la grande Tehom ?

Comme il avait, ensuite de son triomphe sur les puissances de désordre, organisé par l’Esprit qui planait sur l’abîme l’harmonie lumineuse de la création matérielle, Dieu va maintenant, par Israël, grâce à l’anéantissement des fausses divinités, entreprendre au sein de l’humanité la création spirituelle :

Je suis Jéhovah, ton Dieu,
Qui soulève la mer et fais mugir les flots…
Je mets mes paroles dans ta bouche,
Je te couvre de l’ombre de ma main,
Pour étendre de nouveaux cieux
Et fonder une nouvelle terre,
Et pour dire à Sion : « Tu es mon peuple ! »
Ésaïe 51.15

Mais revenons au « serviteur » de Jéhovah (Ésaïe 41.8). Dans la première sourate qui y fait allusion, apparaît l’idée, déjà émise par Ésaïe I, que le secours de Jéhovah ne pourra atteindre qu’une partie du peuple élu :

Ne crains rien, vermisseau de Jacob,
Faible reste d’Israël !
Je viens à ton secours, dit Jéhovah,
Le Saint d’Israël est ton Sauveur (Ésaïe 41.14),.
Pourquoi ? À cause de l’aveuglement de la masse, qui a trahi l’alliance :
Sourds, écoutez ! Aveugles, regardez et voyez !
Qui est aveugle, sinon mon serviteur,
Et sourd, comme mon messager que j’envoie ?
Qui est aveugle comme l’ami de Dieu,
Aveugle comme le serviteur de Jéhovah ?
Tu as vu beaucoup de choses,
Mais tu n’y as point pris garde…
Jéhovah a voulu pour le bonheur d’Israël
Publier une loi grande et magnifique.
Ils n’ont point écouté sa loi ;
Aussi a-t-il versé sur Israël
L’ardeur de sa colère
Ésaïe 42.18-21, Ésaïe 42.24, Ésaïe 42.25

Quant à la partie restée fidèle à l’élection, les anavîm, les ébionîm, les tsaddiqîm, disciples des prophètes, elle n’a rien à craindre de ses ennemis malgré sa faiblesse :

Ne crains rien, car je te rachète,
Je t’appelle par ton nom : tu es à moi.
Si tu traverses les eaux, je serai avec toi,
Et les fleuves ne te submergeront pas ;
Si tu marches dans le feu…,
La flamme ne t’embrasera pas.
Car je suis Jéhovah, ton Dieu,
Le Saint d’Israël, ton Sauveur (Ésaïe 43.1 ; Ésaïe 43.3).
Je répandrai des eaux sur le sol altéré,
Des ruisseaux sur la terre desséchée,
Je répandrai mon Esprit sur ta race
Ésaïe 44.3

Sa première tâche — tâche splendide et périlleuse — sera d’agir comme un levain dans la pâte ; il devra évangéliser la masse — « maison de rebelles » (Ézéchiel 17.12) — , il devra prêcher de la part de Jéhovah :

Souviens-toi de ces choses, ô Jacob :
Je t’ai formé, tu es mon serviteur…
Reviens à moi, car je t’ai racheté ! (Ésaïe 44.21 et suivant)
Je confirme la parole de mon serviteur,
J’accomplis ce que prédisent mes envoyés
Ésaïe 44.26

Ce serviteur, envoyé à la masse avec la force de l’Esprit pour réduire à néant les faux miracles des prophètes de mensonge (Ésaïe 44.25) et pour prêcher la conversion avec la force de l’Esprit (Ésaïe 48.13 ; Ésaïe 48.16) sera appelé à souffrir de la part de ses compatriotes.

Jéhovah m’a parlé dès ma naissance,
Il m’a nommé dès la sortie
Des entrailles maternelles.
Il a rendu ma bouche
Semblable à un glaive tranchant…
Il m’a dit : « Tu es mon serviteur,
Israël en qui je me glorifierai. »
Et moi, j’ai dit :
« C’est en vain que j’ai travaillé,
C’est pour le vide et le néant
Que j’ai consumé ma force. »
Mais mon droit est auprès de Jéhovah
Ésaïe 49.1 ; Ésaïe 49.4

Ne dirait-on pas qu’en écrivant ces lignes, Ésaïe II pense à Jérémie, évoque ses désillusions et ses débats avec son Dieu ? (cf. Jérémie 1.4 ; Jérémie 1.6 ; Jérémie 20.7 ; Jérémie 20.13) Et pourtant, c’est bien encore le noyau des fidèles jéhovistes groupés autour des prophètes que Fauteur envisage ici, et c’est à lui qu’il assigne maintenant une tâche magnifique : non seulement il est appelé à évangéliser son peuple, mais, par son rôle de médiateur dans la souffrance, il sera élevé à la dignité de missionnaire au sein de tous les peuples :

Maintenant, Jéhovah parle,
Lui qui m’a forme dès ma naissance
Pour être son serviteur,
Pour ramener à lui Jacob…
Car je suis honoré aux yeux de Jéhovah
Et mon Dieu est ma force.
Il dit : « C’est peu que tu sois mon serviteur
Pour relever les tribus de Jacob…
Je t’établis pour être la lumière des nations,
Pour porter mon salut jusqu’aux extrémités de la terre. »
Ainsi parle Jéhovah…
À celui qu’on méprise
Et qui est en horreur au peuple
Ésaïe 49.5 ; Ésaïe 49.7

Ces dernières lignes, qui rappellent le sort de Jérémie, introduisent les discours missionnaires de Jésus : « Allez et évangélisez toutes les nations… Vous serez mes témoins jusqu’aux extrémités de la terre. » Elles fixent à jamais le rôle glorieux d’Israël dans l’histoire de l’humanité ; elles marquent le couronnement de son élection. Mais la tâche de « porter le salut » pourra-t-elle vraiment être accomplie par une collectivité ? Ne renferme-t-elle pas un élément expiatoire qui demeurera un mystère incompréhensible aux hommes, même les meilleurs, jusqu’à ce qu’une personnalité divino-humaine ait pris sur elle de l’incarner dans le monde, de souffrir et de mourir pour le salut de tous ? Ésaïe II a compris cette nécessité. Il en a entrevu la révélation ; mais sa révélation de l’ « Homme de douleur » appartient à la prophétie messianique, qui sera étudiée plus loin dans son ensemble.

Arrivons donc immédiatement aux conséquences de cet acte rédempteur dont le héros incarnera les privilèges, les vertus et la mission de sa race. Israël par lui aura appelé tous les peuples au salut :

Vous tous qui avez soif,
Venez, voici de l’eau.
Venez, achetez et mangez…
Sans argent, sans rien payer.
Écoutez, et votre âme vivra
Ésaïe 55.1 ; Ésaïe 55.3

L’alliance avec David sera étendue à tous les hommes de bonne volonté :

Je traiterai avec vous une alliance éternelle
Pour rendre durables mes faveurs envers David.
Voici, je t’ai établi
Comme témoin auprès des peuples…
Tu appelleras des nations que tu ne connais pas,
Et les nations qui ne te connaissent pas
Accourront vers toi,
À cause de l’Éternel, ton Dieu…
Qui ne se lasse pas de pardonner… (Ésaïe 55.3 ; Ésaïe 55.5 ; Ésaïe 55.7)
Les étrangers qui s’attacheront à Jéhovah…
Pour aimer le nom de l’Éternel,
Pour être ses serviteurs…,
Je les amènerai sur ma montagne sainte,
Je les réjouirai dans ma maison de prière…
Ésaïe 56.6

Jérusalem demeure bien le centre de l’humanité renouvelée, mais combien moral et spirituel sera le culte qu’on y célébrera ! Voici un passage qui suffirait à lui seul pour prouver que l’ensemble des sourates Ésaïe 60 à 66, à part les adjonctions dont nous avons parlé (les critiques qui attribuent Ésaïe 56 à 66 à l’époque d’Esdras considèrent souvent que ces chapitres appartiennent à des auteurs différents, disciples d’Ésaïe II), ne saurait appartenir à l’époque des scribes et porte le plus authentique cachet des temps prophétiques :

Que nous sert de jeûner,
Si tu ne le vois pas ?
De mortifier notre âme,
Si tu n’y as point égard ?
-Vous ne jeûnez pas comme le veut ce jour…
Courber la tête comme un jonc,
Se coucher sur le sac et la cendre,
Est-ce là ce que tu appelleras un jeûne,
Un jour agréable à Jéhovah ?
Détache les chaînes de la méchanceté,
Dénoue les liens de la servitude,
Renvoie libres les opprimés,
Partage ton pain avec celui qui a faim,
Fais entrer chez toi le malheureux sans asile,
Si tu vois un homme nu, couvre-le,
Et ne te détourne pas de ton semblable.
Alors ta lumière poindra comme l’aurore…
Tu appelleras, et Jéhovah répondra,
Tu crieras, et il dira : « Me voici ! »
Ésaïe 58.3 ; Ésaïe 58.8

Le règne de Jéhovah glorifié par un culte spirituel rayonnera de la cité de lumière que le prophète aperçoit maintenant bien au-dessus de la Jérusalem qu’il chantait d’abord comme le sanctuaire d’Israël reconstitué. L’horizon deutéronomique, avec ses perspectives nationales, est dépassé. La ville apocalyptique d’Ézéchiel : Jéhovah-Chammah, voit aussi ses cadres éclater et doit reporter ses limites jusqu’aux extrémités du monde afin de pouvoir englober dans la gloire de Jéhovah des représentants de l’humanité tout entière. Les portes de cette cité, qui s’appellera « ville de Jéhovah », seront toujours ouvertes afin que de toutes parts et en tout temps les peuples réconciliés puissent venir y célébrer tout ensemble l’accomplissement des promesses faites à Jacob et le salut de toutes les nations.

Lève-toi, sois illuminée,
La gloire de Jéhovah se lève sur toi…
Je glorifierai la maison de ma gloire.
Qui sont ceux-là, qui volent comme des nuées,
Comme des colombes vers leur colombier ?
Car les îles espèrent en moi…
Tes portes seront toujours ouvertes,
Elles ne seront fermées ni jour, ni nuit,
Afin de laisser entrer chez toi
Les trésors des nations,
Les rois avec leur suite…
Les fils de tes oppresseurs
Viendront s’humilier devant toi ;
Ils t’appelleront « ville de Jéhovah »,
« Sion du Saint d’Israël » -..
Tu donneras à tes murs le nom de « Salut »,
À tes portes celui de « gloire ».
Ce ne sera plus le soleil
Qui t’éclairera pendant le jour ;
De sa lueur, la lune ne t’éclairera plus,
Car Jéhovah sera ta lumière à jamais,
Ton Dieu sera ta gloire.
Ésaïe 60, cf. Ap 21

Une dernière fois, l’horizon s’élargit à l’infini. Le triomphe de Jéhovah « dont le ciel est le trône et la terre le marchepied » (Ésaïe 66.1) exige plus que la régénération des âmes : il lui faut la transfiguration de la nature tout entière, afin que l’hymne universel glorifie le Créateur (Ésaïe 65.17 ; Ésaïe 65.25). Ici le prophète rejoint les espérances du premier Ésaïe (Ésaïe 11) et la doctrine mazdéenne sur le renouvellement du monde :

Voici, je vais créer de nouveaux cieux
Et une nouvelle terre.
On ne se rappellera plus les choses passées…
Soyez à toujours dans l’allégresse
À cause de ce que je vais créer…
Mes élus jouiront de l’œuvre de leurs mains…
Ils n’auront pas des enfants
Pour les voir périr…
Avant qu’ils m’invoquent, j’exaucerai…
Le loup et l’agneau paîtront ensemble,
Le lion comme le bœuf mangera de la paille,
Le serpent aura la poussière pour nourriture.
Il ne se fera ni tort ni dommage
Sur toute ma montagne sainte,
Dit Jéhovah.
Ésaïe 65.17 ; Ésaïe 65.22 ; Ésaïe 65.25, cf. Eze 47

VII La prophétie messianique

« Pour une part le yahvisme a préparé la ruine des petits États où Yahvé était adoré ; on peut faire valoir à sa décharge que ces petits royaumes ne pouvaient manquer de périr, comme leurs voisins de Damas, de Hamath et de Sidon, et que les prophètes ont assuré la perpétuité d’Israël par sa religion » (Loisy, La Religion d’Israël, p. 147). Voilà qui est fort justement observé. Mais le fait de cette perpétuité unique ne peut être expliqué par la critique rationaliste dont Loisy est le champion français le plus autorisé. Il faut en chercher l’explication dans les textes eux-mêmes.

Un trait caractéristique de la littérature prophétique depuis le IXe et suivant jusqu’à l’ère nouvelle inaugurée par le Messie, c’est que, de façon constante, lorsqu’elle a raconté une déception, une catastrophe, elle annonce une bénédiction, un relèvement. La fatalité, chez elle, ne joue aucun rôle, non plus que les hasards parmi lesquels les autres peuples accomplissent leur destin. Comme ces prophéties messianiques, marquant chez les tribus de Jacob la ferme assurance que Dieu poursuit par elles un plan qui se développe, aboutissent à la vie de Jésus, qui fut, dans la réalité des faits, la plus grande infortune humaine suivie de la plus grande bénédiction dont ait bénéficié l’humanité, on ne saurait les considérer comme un genre littéraire ni comme une forme de l’illuminisme. Elles nous mettent en présence d’un phénomène à la fois historique et psychologique qui demande à être étudié en lui-même. Il est vrai que la critique la plus en vogue aujourd’hui s’applique à réduire leur importance et propose pour chacune d’elles une explication qui s’efforce de les accommoder l’une après l’autre et séparément au cadre naturel des événements. Mais l’ingéniosité, dans plus d’un cas, l’emporte sur la vraisemblance, et l’on ne voit pas ce que la science gagne à cette dislocation. Que l’on aborde l’étude critique d’une page de la Bible avec l’a priori de la libre intervention de Dieu dans l’histoire ou avec l’a priori du déterminisme historique, c’est toujours l’a priori. Les découvertes de la science humaine ne peuvent nous dire si Dieu est absent de l’histoire ou s’il y est présent. Dès lors, la meilleure explication dans le domaine biblique comme dans tous les autres, sera celle qui répond au plus grand nombre de questions posées et qui rend le mieux compte de l’évolution historique dans l’harmonie de son développement. Or, s’il est une chose évidente, c’est que la marche de l’histoire biblique est dominée par le fait spirituel. Partout il y est invoqué ; à mesure que les temps progressent, il s’y précise ; dans la personne de Jésus il se personnalise ; dans l’histoire des chrétiens authentiques, il porte ses conséquences. Essayez d’imaginer ce que serait le monde si ces chrétiens-là depuis deux mille ans n’avaient pas existé, et vous serez épouvanté du vide que vous aurez creusé dans l’histoire du progrès humain. Nous sommes donc bien ici sur le terrain des réalités expérimentales avec ses matérialités historiques, avec le jeu des forces qui mènent le monde au sein d’une société déterminée. Les savants qui, pour expliquer cette société, s’interdisent de prendre en considération le fait spirituel, de faire entrer en part l’action de l’esprit, contredisent le témoignage constant des textes et faussent le caractère du développement religieux qui, d’un prophète à l’autre, prépare Israël à la mission du Messie. Quand le Christ paraît, ils se trouvent devant une énigme et se montrent dans l’incapacité de rendre justice au phénomène de la Pentecôte. Voilà pourquoi nous estimons que la manière de voir traditionnelle quant à la prophétie messianique, qui ne bride en rien notre indépendance dans la recherche historique ou philologique, n’est pas seulement l’attitude la plus respectueuse de l’expérience spirituelle des chrétiens — un fait d’histoire elle aussi —, mais qu’elle est pareillement l’attitude la plus scientifique pour pénétrer le sens de toute la série des textes que nous avons à examiner.

Si l’on voulait définir d’un mot la prophétie messianique à laquelle ces textes appartiennent, on pourrait dire qu’elle marque le point culminant de l’inspiration prophétique ; le point où, dépassant l’horizon terrestre limité par le passé et le présent, la vision du prophète aborde les étapes du plan divin encore masquées aux regards bornés des humains. Par elle, le prophète, échappant aux entraves qu’imposent à son génie les contingences de l’histoire, affirme qu’au-dessus de l’histoire, Dieu règne, poursuit un dessein et atteindra son but pour le salut de ceux qui auront mis en lui leur confiance. La prophétie messianique de l’Ancien Testament est ce qui, par excellence, différencie la religion biblique des religions naturelles. Le second Ésaïe le rappelle quand il dit : « Les dieux des païens ne méritent pas le nom de dieux, ils ne savent pas annoncer l’avenir » (Ésaïe 41.21 ; Ésaïe 41.28 ; Ésaïe 42.6). J. Darmesteter, transporté d’admiration pour l’Histoire d’Israël de Renan, écrivait en 1892 : À la conception biblique, « elle substitue l’histoire, non moins merveilleuse, d’une révélation progressive sortie du cœur de l’homme, sortie des méditations ardentes de quelques voyants, lentement couvée, transformée, agrandie à la taille de l’humanité ; et Israël, au lieu d’être l’élu de Dieu, a fait Dieu même à la sueur de son front ». Darmesteter était un Israélite. Quant à l’Histoire de Renan, elle date aujourd’hui. Sous le ciel de la critique biblique, aussi, les morts vont vite. D’autant plus vite qu’ils attribuent avec plus de complaisance au seul génie d’Israël des pensées qui ne sont montées au cœur d’aucun autre peuple. La prophétie messianique, avec son fondement : la justice, et son couronnement : le salut, est au premier chef une de ces pensées-là. Ceux qui s’imaginent l’expliquer sans en chercher la raison dans la venue du Christ au temps d’Auguste, font ce que ferait un physicien qui chercherait à expliquer l’embrasement des nuages à l’aurore sans le rattacher à l’astre invisible qui monte lentement vers l’horizon.

La philosophie contemporaine, en découvrant à nouveau le monde de l’esprit et son influence sur tous les domaines de la vie, a consommé la défaite du matérialisme et démontré l’impuissance du rationalisme pour expliquer l’histoire humaine. Du même coup, le Dieu qui est Esprit a été rétabli dans les moyens d’action que l’orgueil d’un savoir trop borné lui avait déniés. Désormais, ce n’est plus aux croyants à justifier leur foi en l’intervention de Dieu dans les affaires d’Israël, mais à leurs adversaires de nous dire de quel droit ils tiennent cette intervention pour impossible. Les mots inspiration, révélation, évolution dirigée, sont bien plus proches de notre génération que de la précédente. Pourquoi ?

Parce que la science, qui avait orienté la pensée vers le déterminisme purement mécanique, se voit contrainte, par ses découvertes, de la replacer devant le mystère du dynamisme vital dont le problème reste entier et maintient toute sa souveraineté à l’action directrice de l’Esprit. Qu’il s’agisse du domaine physiologique ou du domaine psychologique, la constatation ici est la même. Parmi les manifestations de cette action directrice, il n’en est pas de plus originale et de plus frappante que l’illumination accordée à Israël dans la prophétie messianique.

On dit volontiers que la prophétie messianique fait son apparition au VIIIe siècle et qu’elle date d’Ésaïe. Il est certain que le fils d’Amots la représente avec éclat, mais il n’en est point le père. Nous ne trouvons en lui que le développement des principes renfermés dans les traditions hébraïques que, cent ans avant Ésaïe, l’historien jéhoviste a rassemblées dans son livre. Là naît l’espérance que la prophétie messianique va préciser de siècle en siècle.

Notre historien place aux origines, dans le cadre du récit de la Chute — par laquelle il nous explique comment l’injustice est entrée dans l’humanité avec l’ingratitude de la créature à l’égard du Créateur — cette déclaration de Dieu au séducteur du premier couple humain :

Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité ; celle-ci t’atteindra à la tête, et toi tu l’atteindras au talon (Genèse 3.15).

Pour le Jéhoviste, au fait de la Chute a répondu aussitôt l’annonce de la délivrance. L’homme a failli, mais non de son initiative. Il est perdu, mais non irréparablement. Il engagera la lutte avec la personnalité rebelle qui l’a asservi. Il souffrira, mais le suggesteur mauvais sera vaincu. La victoire voulue de Dieu et annoncée par lui s’accomplira au sein de l’humanité.

Le récit du déluge ne renferme pas de parole directement prophétique, mais il est lui-même tout imprégné de l’esprit messianique. Comparez-le aux traditions suméro-babyloniennes d’où il est sorti. Là, tout est caprice, arbitraire, rivalité entre les dieux, crainte, rancune, colère. Ici, un Dieu juste. La justice donnée comme principe à la philosophie de l’histoire. L’homme juste possède en lui une puissance de vie indestructible. C’est l’obéissance d’un juste qui sauve l’humanité et toute la création terrestre. Cette délivrance de Noé n’est-elle pas une prophétie ? Cette arche qui flotte au-dessus de toutes les catastrophes et qui triomphe de toutes les puissances de l’abîme annonce-t-elle seulement la pérennité de la religion d’Israël alors que les autres cultes auxquels elle a fait des emprunts auront disparu (Bertholet) ? L’allusion de Jésus aux « jours de Noé » dans son discours sur la fin du monde (Matthieu 24.38 et suivants), la comparaison établie par saint Pierre entre l’arche « dans laquelle huit personnes furent sauvées à travers l’eau » et « le baptême qui maintenant vous sauve » (1 Pierre 3.20 et suivants), la déclaration explicite de l’auteur de l’épître aux Hébreux : « C’est par la foi que Noé, divinement averti… , bâtit l’arche pour sauver sa famille, par elle condamna le monde et devint héritier de la justice qui s’obtient par la foi » (Hébreux 11.7, cf. Siracide 44.17 et suivant), ne justifient-elles pas les Pères qui, dans leur typologie, virent préfigurée en l’action de Noé l’œuvre salvatrice du Juste qui devait un jour sauver les croyants dans la barque de son Église ? Fluctuât nec mergitur. Comment cette prophétie est entrée en Israël et ce qu’en comprirent les Hébreux d’alors, nous l’ignorons. Mais n’est-il pas impressionnant de trouver dans les antiques traditions d’Israël, placée au seuil de l’histoire, une direction si haute et si sûre qu’en aucun siècle la théologie de l’Esprit ne devait dévier de la ligne qu’elle lui avait donnée ?

Ce sauvetage, quelle race en devait assurer l’initiative ?

Dieu dit à Abraham : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, et va dans le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi une grande nation. Je te bénirai. Je rendrai ton nom grand : deviens bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront. Toutes les familles de la terre seront bénies en toi (Genèse 12.1 ; Genèse 12.3).

Malgré ce qu’en disent quelques traducteurs modernes qui écartent la prédiction messianique en traduisant : « Toutes les tribus de la terre se souhaiteront ton bonheur » (Reuss), « se souhaiteront l’une à l’autre d’être bénies comme toi » (Bible du Centenaire), nous ne croyons pas nécessaire de recourir à ces périphrases, estimant que l’hébreu bekâ peut fort légitimement être rendu par « en toi » (ou « à cause de toi », Genèse 28.14), comme le font d’ailleurs les LXX : en soï, et la Vulgate : in te. Quelle que soit, d’ailleurs, la traduction adoptée, le fait demeure : la bénédiction accordée à Abraham sera souhaitée par tous les peuples de la terre. C’est assez dire qu’elle ne concerne ni une race, ni un temps, mais qu’elle exauce le vœu de toute l’humanité. « Abraham eut confiance en Jéhovah, qui le lui compta comme justice » (Genèse 15.6). Parole symptomatique, par où l’on voit que ce qui rend un homme juste et ce qui lui assure la bénédiction divine, ce n’est pas le mérite de ses actes, mais la confiance qu’il témoigne à Dieu. La révélation contenue dans cette parole de l’Écrit prophétique (source E) a été mise en valeur par saint Paul, qui fonde sur elle sa doctrine de la justification par la foi (Romains 4.13 ; Romains 4.25).

Dans quelle tribu, fille d’Abraham, doit naître celui qui exaucera le vœu de toute l’humanité ? Négligeant le droit d’aînesse pourtant mis en honneur par les chronologies hébraïques, la prophétie messianique (dans un texte de J) désigne le troisième fils de Jacob :

Juda, tu recevras l’hommage de tes frères… Le sceptre n’échappera pas à Juda ni le bâton de commandement d’entre ses pieds, jusqu’à la venue du pacificateur et jusqu’à ce que les peuples lui obéissent… (Genèse 49.8-10)

Le mot le plus important est ici le plus obscur. On peut le lire de façons différentes : sellô, celui à qui [le sceptre appartient] ; sâlèv, le pacificateur ; môselô, son dominateur ; se’ïlô, son désiré. Quelle que soit la leçon que l’on adopte, il s’agit toujours d’un personnage auquel est destinée la souveraineté universelle. L’allusion messianique est ici évidente.

Et dans la tribu de Juda, quelle sera la famille à laquelle reviendra l’honneur de donner au monde le Roi-Messie ? 2 Samuel 7 nous apprend que Jéhovah donnera à un descendant de David le Judaïte un trône stable pour l’éternité. David, dont on connaît les fautes et les repentirs, devait, par son génie et par sa foi, léguer à l’humanité la double expression de la religion universelle : l’expression historique, Jérusalem ; l’expression morale, le Psautier. Il aurait voulu bâtir à Jéhovah une maison matérielle. Jéhovah avait refusé (2 Samuel 7.6 et suivant). Mais il avait en retour promis à son serviteur de lui bâtir une maison vivante, une dynastie éternelle (2 Samuel 7.12 ; 2 Samuel 7.16 ; 2 Samuel 7.27). David, à la fin de sa vie glorieuse et tourmentée, rappelle la promesse de Jéhovah :

Un juste dominant sur les hommes, Dominant dans la crainte de Dieu, est semblable à la splendeur du matin Quand le soleil se lève sans nuages. Comme le soleil après la pluie Fait germer de terre la verdure, N’en est-il pas ainsi de ma maison, Puisqu’il a fait avec mot Une alliance éternelle, Bien réglée de tous points, Et bien gardée ? Oui, il fera éclore le germe de tout mon salut Et tout son (ou mon) bon plaisir (2 Samuel 23.1 et suivant).

La teneur messianique de cet ancien oracle est en ces trois expressions : un juste qui règne, une alliance éternelle, un germe de salut. Ces trois expressions s’uniront dans la suite des textes prophétiques pour constituer la figure du Messie, germe juste, descendant de David, ange de l’alliance que les hommes désirent et qui sera inscrite dans les cœurs (cf. Ésaïe 4.2 ; Jérémie 23.53 ; Jérémie 33.15 ; Malachie 3.1 ; Jérémie 31.33). Deux petits psaumes, le Psaume 2, attribué à David (Actes 4.25), et le Psaume 110, qui porte la suscription : de David (le terme hébreu ledavid ne signifie pas « composé par David », mais « appartenant au recueil qui porte son nom »), reprennent la question de ce « fils » auquel Dieu avait promis le règne éternel. Ils expriment les sentiments des temps qui suivirent le règne du grand monarque, temps où la royauté avait attiré sur le peuple élu les humiliations politiques et les guerres malheureuses. On y voit l’espérance jéhovique dévier vers les rêves de revanche et de gloire.

Pourquoi ce tumulte des peuples, Ces vains complots des nations Contre Jéhovah et contre son Messie ? Je redirai le décret de Jéhovah : Il m’a dit : Tu es mon fils, Je t’ai engendré aujourd’hui. Demande, et je te donnerai Les nations pour héritage, Et pour domaine les extrémités de la terre… (Psaume 2)

Jéhovah a dit à mon seigneur : Assieds-toi à ma droite Jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis L’escabeau de tes pieds…

(Psaumes 110.1, cf. Matthieu 22.41-46 ; Hébreux 1.13 ; 1 Corinthiens 15.25).

Les prophètes du VIIIe siècle allaient opérer le redressement nécessaire. Nous avons vu, au paragraphe V, la vigueur de ce redressement. Amos n’a pas plus tôt dénoncé à Israël son péché et prophétisé la catastrophe qu’Osée annonce le relèvement, mais à une condition : le repentir et le retour à la fidélité jéhovique :

Après cela, les enfants d’Israël reviendront ; ils chercheront l’Éternel leur Dieu et David leur roi (Osée 3.5).

Cette allusion à David, faite par un prophète du royaume du nord parlant à un peuple qui servait une dynastie rivale, montre combien l’espérance messianique tenait à l’âme de tous les fervents jéhovistes, de Samarie ou de Jérusalem.

Le Deutéronome qui, dans sa teneur actuelle, est né du ministère d’Ésaïe (voir ci-dessus, p. 475) met dans la bouche de Moïse une déclaration que nous avons d’autant moins de raisons d’enlever au législateur des Hébreux qu’elle ne se comprendrait plus guère dans les temps postérieurs où le prophétisme avait eu déjà de nombreux représentants :

Jéhovah, ton Dieu, suscitera du milieu de toi, d’entre tes frères, un prophète comme moi : vous l’écouterez… (Deutéronome 18.15 ; Deutéronome 18.16 ; Deutéronome 18.19).

Ce n’est pas en la personne de Josué, ce n’est pas au temps des Juges qu’il faut chercher ce successeur qui devait être « comme Moïse », c’est-à-dire révélateur, pétrisseur d’âmes, fondateur d’alliance. Jésus s’est reconnu lui-même dans ce prophète (Jean 5.46). L’identification de ce prophète avec le Christ a été faite par Pierre et par Étienne, dans deux discours fort différents d’esprit (Actes 3.22 ; Actes 3.23 ; Actes 7.37).

Ésaïe connaissait certainement l’ensemble des textes que nous venons de citer quand il fixa définitivement la prophétie messianique dans le type d’Emmanuel, Dieu avec nous. Les textes relatifs à cet oracle capital sont répartis dans les chapitres 7 à 12, chapitres dont les critiques ont souvent fait ressortir l’incohérence. Les hypothèses contradictoires qui ont été émises au sujet d’Emmanuel et qui se réfutent les unes les autres nous ont amené à penser qu’une confusion s’était glissée dans ces discours messianiques, confusion toute pareille à celle que l’on constate dans le discours eschatologique de Jésus (Matthieu 24). Les disciples de Jésus qui ont rédigé ce discours y ont mélangé deux sujets : la ruine de Jérusalem et la fin des temps. De même les disciples d’Ésaïe ont mélangé ici deux sujets : la ruine de Samarie et de Damas avec, pour signe, les enfants d’Ésaïe, et le règne messianique avec, pour signe, Emmanuel. La première série des textes mélangés a pour objets les événements historiques contemporains. Achaz, au lieu de se confier en Jéhovah, veut appeler l’Assyrien pour le délivrer de la menace des coalisés de Syrie et d’Israël. Ésaïe lui est envoyé avec son fils aîné Séar-Jasub (Ésaïe 7.3), et lui dit de la part de Jéhovah : Prends garde, demeure tranquille… (Ésaïe 7.4 ; Ésaïe 7.9) ; avant que Séar-Jasub ait l’âge légal (12 ans) de discerner entre le mal et le bien (Ésaïe 7.15 et suivant, se rattache à Ésaïe 7.3 ; Ésaïe 7.9), avant que le nouveau-né (Maher-Salal-Has-Baz) sache dire papa et maman (Ésaïe 8.3 et suivant), les pays des coalisés, Damas et Samarie, seront dévastés (Ésaïe 8.1 ; Ésaïe 8.4, continue Ésaïe 7.16). Ainsi Ésaïe et ses fils sont « des signes et des présages en Israël de la part de Jéhovah » (Ésaïe 8.17 et suivant). Voir Séar-Jasub.

La deuxième série des textes a pour objet les temps à venir. Ésaïe a été envoyé de nouveau vers Achaz pour lui proposer un signe par lequel Jéhovah lui confirmera sa protection toute-puissante. Achaz refuse (Ésaïe 7.10 ; Ésaïe 7.12). Il préfère s’adresser à Tiglath-Piléser et il achète sa protection par de l’or pris dans le temple et dans les trésors de la maison du roi (2 Rois 16.7 ; 2 Rois 16.9). Alors Ésaïe annonce au monarque infidèle que Jéhovah enverra le signe tout de même : un libérateur, Emmanuel = Dieu avec nous (Ésaïe 7.14).

L’enfant qui va être appelé à jouer ce rôle naîtra non de la femme d’Ésaïe ni de l’épouse du roi, mais d’une alemâh. Le terme alemâh n’est employé que huit fois dans l’Ancien Testament. Dans Genèse 24.43, il désigne Rébecca avant ses fiançailles avec Isaac. Dans Exode 2.8, Marie, la sœur de Moïse. Dans Psaumes 68.26. les jeunes filles de la fête du Temple. Dans Cantique 1.3 ; Cantique 6.8, les jeunes filles servantes ou choristes du harem royal, expressément distinguées des concubines. Enfin, dans Proverbes 30.19, alemâh est employé à propos de l’acte qui fait d’une jeune fille une femme (LXX, hodous andros en néotêti ; Vulgate, viam viri in adolescentia). Dans aucun cas il n’est question d’une femme mariée. C’est donc à juste titre que la tradition a vu dans la façon dont la naissance d’Emmanuel est présentée par Ésaïe une allusion manifeste à l’intervention de la puissance divine. Le fait qu’il existe un autre mot, bethoûla (grec parthénos), pour exprimer l’idée de virginité, ne change rien à la chose. Cet enfant, qui n’aura pas la destinée des autres enfants, n’est pas venu au monde dans les conditions ordinaires : de toute façon, il vient de Dieu.

Les LXX traduisent Ésaïe 7.14 :

Le Seigneur lui-même donnera un signe. Voici : la vierge (parthénos) deviendra enceinte, elle enfantera un fils, et tu l’appelleras Emmanuel.

Portant son regard au delà des circonstances présentes, Ésaïe annonce que l’Assyrien, une fois introduit dans les affaires de Palestine, ruinera Juda après Samarie (Ésaïe 7.17 ; Ésaïe 7.25). Pour punir le peuple rebelle qui a ce méprisé les eaux de Siloé », signifiant : la sollicitude divine (Ésaïe 8.6), Jéhovah « fera monter le roi d’Assyrie ».

Il remplira l’étendue de ton pays, ô Emmanuel !
Ésaïe 8.8

Mais que les nations ne s’imaginent pas triompher pour toujours du peuple de Dieu ;

Grondez, peuples : vous serez brisés ! Écoutez bien, régions lointaines… Ceignez vos armes : vous serez brisées ! Tramez des complots, ils seront déjoués ! Formez des projets, ils seront anéantis… Car : Emmanuel [= Dieu est avec nous] !
Ésaïe 8.10

Luther traduit Denn hier ist Immanuel, car ici est Emmanuel. En effet :

Les ténèbres ne régneront pas toujours… Le peuple qui marchait dans l’obscurité Voit une grande lueur… C’est qu’un enfant nous est né, Un fils nous a été donné ; La souveraineté repose sur son épaule, On l’appellera Conseiller admirable, Héros divin, Père éternel, Prince de la paix. Etendre l’empire, assurer une paix sans fin Au trône de David et à sa royauté ; L’établir et l’affermir par le droit et par la justice, Dès maintenant, et à toujours : Voilà ce qu’il fera…
Ésaïe 9.1-7

Après le châtiment de l’Assyrien (Ésaïe 10.5 et suivants), le « reste d’Israël » se repentira, reviendra à Jéhovah (Ésaïe 10.21). Alors viendra le règne de l’enfant divin :

Un rameau sortira du tronc d’Isaï, Un rejeton naîtra de ses racines. L’esprit de Jéhovah reposera sur lui, Esprit de sagesse et d’intelligence, Esprit de conseil et de force, Esprit de connaissance et de crainte de Jéhovah. Il ne jugera pas selon l’apparence, II ne prononcera pas sur un ouï-dire. Mais il jugera les pauvres avec équité… La justice sera la ceinture de ses flancs…
Ésaïe 11.1 ; Ésaïe 11.5

Tous ces traits, rappelant les visions messianiques des siècles précédents : fils de David, germe salvateur, roi établissant la justice, dépeignent un Messie qui déborde infiniment les cadres de l’histoire et qui viendra établir le Royaume de Dieu sur la terre.

Par lui, suivant l’antique prophétie, le serpent sera mortellement atteint à la tête, et toutes les conséquences de la chute seront remplacées par une ère de paix.

Le loup habitera avec l’agneau, La panthère se couchera avec le chevreau ; Le veau, le lion et le bétail… seront ensemble, Et un petit enfant les conduira. La vache et l’ourse auront même pâturage… Il ne se fera ni tort ni dommage Sur toute ma montagne sainte… Car la terre sera remplie De la connaissance de Jéhovah, Comme le fond de la mer est couvert par les eaux. En ce jour-là, le rejeton d’Isaï Sera comme un étendard pour tous les peuples ; Les nations se tourneront vers lui, Et la gloire sera sa demeure
Ésaïe 11.6 ; Ésaïe 11.9

La prophétie d’Emmanuel se termine par un magnificat où les jéhovistes exaltent leur reconnaissance :

Louez l’Éternel, invoquez son nom, Publiez ses œuvres parmi les peuples ! Célébrez Jéhovah, Car il a fait des choses magnifiques : Qu’elles soient connues par toute la terre ! Pousse des cris, éclate de joie, Habitante de Sion ! Car il est grand au milieu de toi, Le Saint d’Israël !
Ésaïe 12.4-6

Ce « il est grand au milieu de toi » achève la prophétie d’Emmanuel dans une expression qui est la réplique de « Dieu avec nous ».

Par cette vision d’ensemble qui lui assure la première place parmi les prophètes messianiques, Ésaïe oppose au davidique infidèle : Achaz, le davidique fidèle : Emmanuel, qui viendra par l’intervention miraculeuse de Jéhovah pour consoler le peuple élu de ses déboires, délivrera le reste demeuré fidèle et réalisera en sa faveur, et par là en faveur de l’humanité tout entière et de toute la création, les promesses faites à David.

Michée, l’émule d’Ésaïe, se meut dans les mêmes pensées (Michée 5). Il précise le lieu où le Messie devra naître.

Et toi, Bethléhem Ephratha, Petite entre les milliers de Juda, De toi sortira pour moi Celui qui dominera sur Israël Et dont l’origine remonte aux temps anciens, Aux jours de l’éternité
— Michée 5.1

On voit que, pour Michée comme pour Ésaïe, le Messie, tout en étant fils de David, domine les contingences temporelles.

Voici maintenant Jérémie, le prophète de l’alliance nouvelle ;

Voici, les jours viennent, dît Jéhovah, Où je susciterai à David Un germe juste. Il régnera, il prospérera ; Sous son règne, Juda sera sauvé… On l’appellera : « Jéhovah notre justice »
— Jérémie 33.15

Ézéchiel compare le peuple de Dieu au troupeau du Messie qu’il dépeint sous les traits du bon Berger :

Je porterai secours à mes brebis… J’établirai sur elles un seul berger Qui les fera paître : Mon serviteur David… Moi, Jéhovah, je serai leur Dieu, Je ferai avec elles une alliance de paix
Ézéchiel 34.20 22-25

Le livre d’Abdias n’est fait que d’une page, incertaine de date et peut-être inspirée par un prophète antérieur, que cite aussi Jérémie (Jérémie 49.15). Mais une chose est claire, c’est l’oracle messianique, que Joël reproduira et commentera : (cf. Joël 2.31)

Le jour de Jéhovah est proche, Le salut sera sur la montagne de Sion, Elle sera sainte… Et la royauté appartiendra à Jéhovah
— Abdias 1.15

C’est en vain qu’on voudrait distinguer le serviteur de Jéhovah du 2e Ésaïe d’avec l’Emmanuel davidique du fils d’Amots, le germe davidique de Jérémie, le bon berger davidique d’Ézéchiel ; ce « serviteur », d’après Ésaïe 55.4, n’a pas d’autre mission que de rendre durable la faveur de Jéhovah envers David et d’exaucer la promesse qui lui a été faite :

Prêtez l’oreille et venez à moi ; Écoutez, et que votre âme vive. Par un pacte éternel, je vous accorderai Les grâces assurées à David. Je l’ai établi témoin auprès des peuples, Chef et dominateur des nations
Ésaïe 55.3

La pensée du 2e Ésaïe est si bien imprégnée des textes messianiques du passé qu’il cite presque textuellement la déclaration fondamentale formulée par David dans 2 Samuel 23 :

Comme la terre fait pousser ses germes, Comme un jardin fait croître ses semences, Ainsi le Seigneur Jéhovah Fera germer le salut et la gloire En présence de toutes les nations
Ésaïe 61.11

Il était réservé à ce disciple de Jérémie, au prophète qui avait vu son maître souffrir et mourir sous les coups de ses compatriotes, de faire un tableau de ce qu’il en coûterait au Messie d’entreprendre parmi les siens l’œuvre rédemptrice. Pauvre germe de David, qui devait venir dans la splendeur et dans la gloire ! Pauvre rejeton d’Isaï (Ésaïe 11.1), qui devait instaurer la paix glorieuse ! le voilà devenu faible pousse et rejeton qui sort d’une terre desséchée (Ésaïe 53). Comme il est dur, le cœur de l’homme ! Pour muer en chair ce cœur pétrifié, il ne suffira pas d’ordonner par le verbe ni de donner un exemple : il faudra se donner, se solidariser avec les coupables, supporter l’opposition sans faiblir, la vaincre par une passion divinement patiente, offrir à Dieu et aux hommes, par une vie expiatoire, le spectacle de l’obéissance absolue dans la souffrance absolue :

Je n’ai point résisté, Je ne me suis pas rejeté en arrière ; J’ai livré mon dos À qui le frappait, Mes joues à qui m’arrachait la barbe. Je n’ai pas dérobé mon visage Aux outrages et aux crachats… Mais Jéhovah me viendra en aide
Ésaïe 50.5 ; Ésaïe 50.7

Et le prophète annonce avant de décrire la passion du Messie — appelé ici « le Serviteur juste » — que le secours de Jéhovah assurera la victoire à celui qui, ne voulant dans son amour filial et fraternel lâcher ni Dieu ni l’homme, les unit en mourant :

Mon serviteur prospérera, Il grandira, il sera exalté, souverainement élevé. De même que beaucoup Ont été dans la stupeur en le voyant, Tant il était défiguré, Son aspect n’étant plus celui d’un homme, Ni son visage celui des enfants des hommes, De même il fera tressaillir des nations nombreuses. Devant lui, les rois fermeront la bouche ; Car ils verront Ce qui ne leur avait pas été raconté ; Ils apprendront Ce qu’ils n’avaient pas entendu
Ésaïe 52.13-15

Mais ce mystère rédempteur — humiliation et élévation — s’accomplira au sein de l’incompréhension de tous, même des meilleurs :

Qui a cru à ce qui nous était annoncé ? Qui a su discerner le bras de Jéhovah ?
Ésaïe 53.1

Ésaïe II fait ici allusion à l’aveuglement, non seulement de la masse du peuple, mais aussi du serviteur collectif en présence de l’œuvre accomplie par le serviteur individuel (Il ne faut pas oublier qu’Ésaïe II ne s’est élevé que peu à peu à la notion du Messie personnel. Voir Ésaïe 41.8 et suivants Ésaïe 44.1 ; Ésaïe 44.21 ; Ésaïe 49.1-3 et comparer avec Ésaïe 42.1 ; Ésaïe 49.5 ; Ésaïe 50 ; Ésaïe 52.13 ; Ésaïe 53 ; Ésaïe 61.1-3 ; Ésaïe 61.10). Le prophète lui-même se range par son « nous » (Ésaïe 53.3) dans la catégorie de ceux que « l’homme de douleur » qualifiera un jour de « gens sans intelligence et lents à croire ce que les prophètes ont dit » : (Luc 24.25)

Il s’est élevé devant Jéhovah Comme une faible pousse, Comme un rejeton qui sort d’une terre desséchée ; Il n’avait ni beauté, ni éclat Pour attirer nos regards, Ni rien dans son aspect Qui fût fait pour nous plaire. Méprisé et abandonné des hommes, Homme de douleur et fait à la souffrance, Semblable à un objet dont on détourne le visage, Nous l’avons dédaigné, Nous n’avons fait aucun cas de lui. Cependant, c’étaient nos maladies qu’il portait, C’étaient nos douleurs dont il s’était chargé, Alors que nous le prenions Pour un misérable, puni, Frappé par Dieu, humilié. Mais c’est pour nos péchés qu’il a été meurtri, Pour nos iniquités qu’il a été brisé. Il a supporté le châtiment qui fait notre salut : Ce sont ses meurtrissures Qui nous ont valu la guérison. Nous étions tous comme des brebis errantes, Chacun suivait sa propre voie, Et Jéhovah a fait retomber sur lui Notre crime à tous. Maltraité, insulté, il n’ouvre pas la bouche.

Ici, le second Ésaïe voit le Messie à travers Jérémie et lui emprunte les paroles que ce prophète s’applique à lui-même : (Jérémie 11.19)

Pareil à l’agneau qu’on traîne à la boucherie, Pareil à la brebis silencieuse Devant ceux qui la tondent, Il n’a pas ouvert la bouche. Faute de protection et de justice, Il a été enlevé. Parmi ses contemporains, qui eût pensé Qu’il était retranché du pays des vivants Et que le coup le frappait À cause des péchés de mon peuple ? On lui avait assigné sa sépulture Avec les méchants, Mais dans sa mort Il a été avec le riche, Car il n’avait fait aucun mal Et il n’y avait jamais eu de fraude dans sa bouche. Il a plu à Jéhovah de le briser par la souffrance, Voulant, s’il s’offrait lui-même Comme victime expiatoire, Qu’il vît une postérité Destinée à se perpétuer, Et que l’œuvre de Jéhovah Prospérât dans sa main. À cause du travail de son âme, Il verra, il sera rassasié de joie. Par la connaissance qu’ils auront de lui, Mon serviteur juste justifiera Un grand nombre d’hommes, Car lui-même se chargera De leurs iniquités. C’est pourquoi je lui donnerai son lot Parmi les grands ; Il partagera le butin Avec les puissants, Parce qu’il s’est livré lui-même à la mort Et s’est laissé confondre Avec les malfaiteurs, Lui qui n’a fait que porter Les péchés d’un grand nombre, Et qui a intercédé En faveur des coupables
Ésaïe 53.2 ; Ésaïe 53.12

Après une page comme celle-ci, tout est dit. Par elle resplendit l’unité de la pensée messianique entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Il n’est pas, dans l’Évangile même, de description qui ramasse dans un raccourci aussi impressionnant la vie et l’œuvre de Jésus-Christ (voir Serviteur de l’Éternel).

Il ne restait plus à la prophétie qu’à donner la parole au Messie lui-même pour l’exposé de son programme, programme dont la teneur achève de démontrer l’identité des trois héros de la prophétie messianique : le rejeton d’Isaï, le serviteur de Jéhovah et l’oint de Jéhovah (Ésaïe 11.1 ; Ésaïe 42.1 ; Ésaïe 61.1 et suivants).

L’Esprit du Seigneur est sur moi, Parce que Jéhovah m’a oint (m’a fait messie) Pour porter la bonne nouvelle aux malheureux ; Il m’a envoyé pour panser Ceux qui ont le cœur brisé ; Pour annoncer aux captifs la liberté, Et aux prisonniers le retour à la lumière ; Pour publier une année de grâce de Jéhovah…
Ésaïe 61.1
« Aujourd’hui, dira un jour Jésus dans la synagogue de Nazareth, s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre »
— Luc 4.17-21

Après l’exil, quelques voix messianiques encore.

Malachie, au Ve siècle, annonce la venue du précurseur, Élie le prophète, puis :

Soudain entrera dans son temple Le Seigneur que vous cherchez, L’Ange de l’alliance que vous désirez. Voici, il vient, dît Jéhovah des armées. Qui pourra soutenir le jour de sa venue ? Mais pour vous qui craignez mon nom Se lèvera le Soleil de justice Qui porte la guérison dans ses rayons
— Malachie 3.1 ; Malachie 4.2

Le premier Zacharie, son contemporain, reprend, dans ses visions obscures, la formule du Germe de Jéhovah :

Voici, je fais venir mon serviteur, le Germe… En ce jour-là, vous vous inviterez Sous la vigne et sous le figuier…
Voici un homme dont le nom est « Germe » ; il germera à la place même où il est, pour bâtir le temple de Jéhovah… Il recevra la majesté royale… Il trônera aussi comme sacrificateur, il exercera les deux fonctions dans une paix parfaite
— Zacharie 3.8-10 ; Zacharie 6.13 et suivant

Le 2e Zacharie et Joël, qui vécurent sans doute au IVe siècle, donnent aux derniers accents de la prophétie messianique une suprême magnificence.

Zacharie annonce l’humilité du Messie et sa gloire :

Réjouis-toi, fille de Sion ! Exulte de joie, fille de Jérusalem ! Voici ton roi qui vient à toi ; Il est juste et victorieux, Humble et monté sur un âne, Le poulain d’une ânesse ! Il dictera la paix aux nations, Sa domination s’étendra d’une mer à l’autre, De l’Euphrate aux extrémités de la terre
— Zacharie 9.9 ; Matthieu 21.2

Joël s’appuie sur la prédiction d’Emmanuel, du 1er Ésaïe, proclame l’unité de Dieu dans une formule que le 2e Ésaïe reprendra, annonce l’effusion de l’Esprit, les prodiges qui se produiront à la fin du monde, et le salut gratuit.

Après cela, Je répandrai mon Esprit sur toutes créatures. Vos fils et vos filles prophétiseront, Vos vieillards songeront des songes, Vos jeunes gens verront des visions ; Même sur les esclaves et sur les servantes Je répandrai en ces jours mon Esprit. Je ferai paraître des prodiges… Le soleil se changera en ténèbres Et la lune en sang… Alors quiconque invoquera le nom de Jéhovah sera sauvé. Le salut sera sur la montagne de Sion Et à Jérusalem comme l’a dit Jéhovah, Et parmi les rachetés que Jéhovah appellera
— Joël 2.28-32, cf. Ésaïe 12.6 ; Ésaïe 45.6 ; Ésaïe 45.18 ; Actes 2.17 ; Matthieu 24.29 et suivant, Romains 10.13

L’apocalypse de Daniel — dont le chapitre 2, avec sa vision de la statue géante qu’une petite pierre détachée « sans le secours d’aucune main » suffit à renverser et sa prédiction du royaume éternel que Dieu suscitera sur les ruines des empires terrestres, est tout imprégné d’esprit messianique — renferme au chapitre 7 le dernier des textes dans lesquels l’Ancien Testament annonce la venue du Messie.

Je regardai encore… et je vis un personnage pareil à un fils d’homme, qui venait sur les nuées du ciel. Il s’avança jusqu’à un vieillard (Daniel 7.13. Ici comme au verset 9, la traduction Version Synodale, suivant l’erreur traditionnelle qui parle à l’imagination mystique, maintient « l’Ancien des jours » (voir article) ; mais l’hébreu n’a pas d’article défini et dit simplement ; « un ancien en jours », c’est-à-dire un vieillard, lequel est ici la représentation de Dieu.).

Il lui fut donné domination, gloire et règne… Les saints du Très-Haut recevront le royaume et ils posséderont le royaume a jamais, d’éternité en éternité (Daniel 7.14 ; Daniel 7.18).

L’expression « fils d’homme » n’avait pour but, en principe, que d’opposer les qualités nobles et spirituelles du royaume céleste de Jéhovah au caractère de puissance charnelle du royaume céleste des autres peuples, représenté généralement par des figures d’animaux. Cette expression, devenue le fils de l’homme dans le langage apocalyptique, fut adoptée par Jésus-Christ pour désigner sa propre personne. Bien que moins précise que le terme « Messie », elle devait tout de même amener ses auditeurs à voir en lui celui qui reviendrait un jour « sur les nuées du ciel » pour gouverner « le royaume » que « les saints » doivent posséder « d’éternité en éternité ». Il est à remarquer que Jésus n’écarte pas le prodige annoncé par cette vision, mais qu’il le place simplement à l’époque de son retour (Matthieu 24.27-30 ; Matthieu 25.31).

Quand l’inspiration prophétique eut cessé, le messianisme se débattit, stérile, dans l’apocalypse juive (voir Messie) ; puis : « Chose remarquable, le messianisme aussi tombe comme épuisé, dans les dernières convulsions du nationalisme juif au temps d’Adrien. Bientôt le thème du Messie ne sera plus guère qu’un sujet de discussions pour les rabbins, comme tel autre chapitre de la doctrine biblique… La religion qui se réclamait de Moïse tendait à se perdre dans une casuistique stérile ou dans un fanatisme extravagant, à moins qu’elle ne se réfugiât dans l’ascétisme en se retirant de la vie commune. » (Loisy, La Religion d’Israël, pages 310, 320). Pourquoi ? Loisy ne le dit pas, mais les chrétiens le savent : c’est que la marée de l’Esprit avait, avec Jésus, passé du judaïsme au christianisme, lequel avait reçu en charge les destinées spirituelles de l’humanité (cf. Matthieu 21.33 et suivants, Jean 12.32, Romains 9-11).

Jean-Baptiste paraît, sentinelle avancée de l’ancienne alliance, annonciateur de la nouvelle ; héraut de transition, sur plus d’un point énigmatique, dont on ne saurait dire sans dépasser les textes ni qu’il se joignit à Jésus, ni qu’il s’en sépara. Des siècles se sont écoulés depuis que la voix des grands prophètes s’est éteinte ; la littérature apocalyptique s’est emparée des esprits et les a enfiévrés ; l’essénisme a développé son genre de piété antilégaliste, avec le bain lustral quotidien ; le messianisme politique entretient dans les provinces et jusque parmi les pharisiens de la capitale une agitation constante. Jean n’appartient à aucun de ces milieux. Il est, et Jésus le confirme (Matthieu 11.9), de la lignée des prophètes, de ceux qui se mettent en route parce que l’Esprit de Jéhovah les a saisis, et qui prêchent la repentance et le jugement sans se mettre en peine des conséquences que cette hardiesse, cette possession divine peuvent avoir pour leur propre vie. On retrouve dans sa prédication enflammée les éléments cardinaux de toute l’ancienne prophétie : l’appel à la conversion, l’annonce du Messie, le jugement, l’envoi de l’Esprit, l’Agneau divin :

Je suis la voix de celui qui crie dans le désert ; « Aplanissez le chemin du Seigneur » , comme l’a dit le prophète Ésaïe…

Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère à venir ? Produisez donc du fruit digne de la repentance… Pour moi, je vous baptise d’eau ; mais il vient, celui qui est plus puissant que moi, lui vous baptisera d’Esprit saint et de feu.

Il a son van dans sa main, il nettoiera parfaitement son aire, il amassera son froment dans son grenier ; mais il brûlera la balle au feu qui ne s’éteint point.

Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde.

(Jean 12.3 ; Matthieu 3.7; Luc 3.16 ; Jean 1.29, cf. Ésaïe 53.7).

Dans cet Agneau, Jean a-t-il entrevu la victime du Calvaire ? Il faut reconnaître que nous ne trouvons pas dans les brèves paroles qui nous ont été conservées de Jean la note de miséricorde, d’amour et de sacrifice donnée par Osée, Jérémie, le 2e Ésaïe, et qui l’eût orienté vers une notion plus complète de ce que devait être le Messie de la « nouvelle alliance » (Jérémie 31.31 et suivant). Ce qui constitue l’originalité et la valeur unique de sa carrière, ce qui l’élève au-dessus des prophètes antérieurs (Matthieu 11.9), c’est qu’il se sait le précurseur du Messie dont les anciens prophètes avaient parlé à Israël ; il l’attend, il l’annonce, il le baptise, il le désigne aux foules après avoir institué pour elles le baptême d’eau : initiation au Royaume qui vient. On comprend que cette création de génie, où se réalisait dans un symbole plastique l’acte que réclamaient les exhortations vigoureuses de Jean, ait attiré à lui les masses et lui ait valu de nombreux disciples : quiconque était décidé à renoncer au péché et à entrer dans la voie conforme à la volonté de Dieu était, devant tous, immergé par Jean dans les eaux du Jourdain. Il disparaissait à la vue… c’était la mort à la vie ancienne. Puis il émergeait des ondes et remontait sur la berge… c’était la vie nouvelle qui commençait.

Jusqu’à quel point Jean s’est-il rendu compte que ce recommencement de vie n’était possible qu’après le baptême d’Esprit dont il disait lui-même que le

Messie seul pourrait l’administrer ? Son attitude après le baptême de Jésus ne permet pas de le dire. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne se joint pas à la troupe qui se détache de lui pour suivre Jésus, qu’il maintient son baptême après que les disciples de Jésus ont commencé à baptiser sur l’ordre de leur Maître, qu’il continue à former et à constituer à part le groupe de ses disciples qui se montrent parfois jaloux du succès du Messie (Luc 5.33 ; Luc 11.1 ; Jean 3.26 ; Jean 4.1) et qui resteront fidèles à leurs communautés baptistes même après la disparition de Jean et les débuts de l’Église chrétienne (cf. Actes 19.3) Évidemment, Jean, qui porte à son point culminant la prédication de ses devanciers les prophètes, et qui a l’honneur d’introduire lui-même le Messie qu’il a de peu précédé, ne conçoit pas le Messie sous la forme du Maître doux et humble de cœur, né pour servir, ni l’Esprit du baptême messianique sous la forme du Paraclet (voir ce mot) dont Jésus, d’après le 4e Évangile, entretint ses apôtres dans la chambre haute (Jean 14-16). Le Royaume qu’il prêche est encore le Royaume juif, le Royaume extérieur, fait pour les justes de son peuple. Ce n’est pas encore le Royaume intérieur fait pour les rachetés qui « viendront d’Orient et d’Occident ». Aussi, après avoir été décontenancé par la volonté de Jésus de recevoir le baptême, c’est-à-dire de se solidariser moralement avec l’humanité pécheresse.

Jean s’y opposait en disant : C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi ! Est-il (Matthieu 3.14) scandalisé par l’attitude de Jésus qui va de lieu en lieu faisant le bien, en prodiguant les miracles de sa miséricorde, mais qui refuse de se manifester le Messie justicier, et qui le laisse, lui Jean, son précurseur et son ami, languir sur la paille d’un cachot.

Es-tu celui qui devait venir, ou devons-nous en attendre un autre ? (Luc 7.19)

Jésus répond en accomplissant, devant les émissaires de Jean, des actes où se révélait la véritable nature du règne de l’Esprit ; puis il ajoute à ses œuvres de grâce une parole grave, qui doit aller à Jean comme un coup droit et l’exhorter au redressement :

Heureux celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute ! (Luc 7.23)

Enfin, voyant l’émotion de la foule qui garde pour Jean l’admiration que son patriotique courage et sa vie austère lui avaient méritée, Jésus prononce au sujet de son précurseur un hommage où il montre qu’il ne le méconnaît point :

Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un prophète ? Oui, vous dis-je, et plus qu’un prophète… entre ceux qui sont nés de femme, il n’y en a point de plus grand que Jean-Baptiste… (Luc 7.26)

Et un jugement qui le met à son véritable rang : précurseur, mais non collaborateur ; prophète, c’est-à-dire homme de l’Esprit, mais non apôtre, c’est-à-dire homme spirituel ; héraut du Royaume, mais non membre du Royaume. Seul parmi les prophètes il est arrivé jusqu’à la porte du monde nouveau, mais il n’a pas franchi son seuil.

Celui qui est le plus petit dans le Royaume de Dieu est plus grand que lui (Luc 7.28).

Quand on voit combien le précurseur, « plus qu’un prophète » (Matthieu 11.9), saisit imparfaitement ce que Jésus apportait à la terre (Luc 7.18 ; Luc 7.23), on peut s’imaginer qu’à plus forte raison les hérauts inspirés qui devaient, au sein d’Israël, siècle après siècle, aplanir le sentier du Messie furent loin d’être éclairés eux-mêmes par toute la lumière que leur intuition divine projetait sur l’avenir. Aussi bien, n’est-ce pas pour glorifier l’homme que nous avons rassemblé ici les textes de la prophétie messianique et que nous en avons montré l’enchaînement progressif et la valeur révélatrice, tels que nous pouvons les apercevoir avec le recul de l’histoire et la leçon des faits accomplis. Notre propos a été de mettre en évidence l’action continue de Dieu au sein d’un peuple qui fut dépendant de tous les autres au point de vue de la civilisation, mais que Jéhovah, au point de vue religieux, sut tenir indépendant par ses prophètes et, malgré toutes ses chutes, acheminer patiemment jusqu’aux jours du Christ.

Il faut avoir présent à l’esprit l’ensemble de ces textes messianiques pour pouvoir porter sur le milieu auquel les prophètes appartinrent un jugement de valeur. Nous ne possédons en leurs pages brèves que le haut-relief littéraire de toute une action poursuivie dans la nuit d’un passé lointain par les jéhovistes, chaîne d’ombre où luit par instants un anneau : le prophète. Mais ces pages nous livrent les idées maîtresses qui leur permirent de former une élite et de réussir, génération après génération, son entraînement. C’est dans leur tradition qu’Israël, au point de vue moral et religieux, a puisé sa solide armature ; c’est dans la direction qui lui était donnée par cette tradition ininterrompue qu’Israël a trouvé le secret de son développement sans analogue ; c’est à elle qu’il doit d’avoir pu maintenir si irrésistible, malgré les vents contraires, sa marée de l’Esprit, que celle-ci, franchissant sans s’y perdre les sables arides du légalisme juif, a pu déferler sur le seuil de l’ère chrétienne. Grâce à la prophétie messianique, Jésus a trouvé un milieu propre à le recevoir. Sa reconnaissance envers ses précurseurs transverbère les béatitudes :

Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice… Heureux ceux qui procurent la paix… Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux… (cf. Matthieu 5.12 et Actes 7.52).

VIII Comment Jésus a accompli les prophètes

Le caractère original, l’inspiration essentielle de l’enseignement des prophètes, par rapport aux doctrines des philosophes et des initiateurs religieux du monde païen, c’est que leur morale est avant tout sociale. L’idéal de vie humaine qu’ils prêchent n’est pas en fonction de l’individu seulement, mais en fonction d’un milieu. La loi de Moïse s’adresse non à l’Israélite, mais à Israël : « Écoute, Israël.  » Si l’Hébreu doit se courber sous le commandement de Jéhovah, s’il doit être pieux et moral, c’est afin que son Dieu satisfait de lui puisse bénir la nation dont il est un des membres et la conduire vers sa glorieuse destinée. Le but poursuivi par l’action divine et par le ministère des hommes de Dieu est de constituer au sein de la masse humaine, ignorante et pervertie, un milieu social où la vérité soit connue, où le vrai Dieu soit adoré, où sa loi soit obéie, et qui puisse, par ses mœurs et par sa foi, devenir l’embryon du Royaume de Dieu parmi les hommes.

Quand la royauté israélite et le sacerdoce eurent trahi la volonté de Jéhovah et ramené le peuple aux errements moraux et cultuels des autres nations, les prophètes proclamèrent la déchéance des royaumes d’Israël et de Juda, ils annoncèrent qu’un reste seulement serait sauvé, et que l’envoyé de Dieu, un Emmanuel (Ésaïe 7-12), un Messie dont la venue coïnciderait avec un Évangile de grâce (Ésaïe 61) et une nouvelle effusion de l’Esprit (Joël 2) fonderait par une alliance nouvelle (Jérémie 31) un nouvel Israël, purifié, sanctifié, au sein duquel l’humanité, en quête de son origine divine, verrait enfin des créatures en qui serait rétablie l’image du créateur. C’est ce nouveau milieu idéal, régénéré, que les prophètes à partir du VIIIe siècle dépeignent sous les images les plus diverses, depuis Osée qui esquisse l’ère messianique (Osée 14.4 ; Osée 14.8), Abdias qui parle de la montagne sainte où « la royauté appartiendra à Jéhovah » (Abdias 1.15), jusqu’au livre de Daniel où on lit : « Les saints du Très-Haut recevront le royaume, ils posséderont le royaume à jamais, d’éternité en éternité » (Daniel 7).

Les fervents jéhovistes crurent que le retour de l’Exil marquait l’inauguration de ce royaume. La sélection qui venait de s’opérer à ce moment-là parmi les exilés, l’ardeur réformatrice des fondateurs du judaïsme purent d’abord le faire croire, mais l’illusion, pour les clairvoyants, fut de courte durée. Il est aisé de voir par la prédication de Jean-Baptiste que la nation juive, quand Jésus parut, était, à sa manière, revenue à l’endurcissement que manifestait Israël au temps des anciens prophètes. Le Royaume de Dieu était encore à fonder.

Pour la troisième fois, après Moïse, après les prophètes, Jésus reprend la tâche. Il confirme le ministère de Jean-Baptiste ; comme lui, il prêche la repentance et le baptême. Il prêche la venue du Royaume et s’affirme comme le Messie. En guérissant les malades, il se manifeste le chef divin d’un nouveau milieu social où Dieu règne. En chassant les démons, il démontre que le Royaume de Dieu « s’est approché » (Luc 10.9), que le pouvoir de Satan, qu’il a vaincu dans sa vie morale et démasqué dans sa prédication publique, est désormais dominé par une autre puissance venue d’en haut. Dans son espoir de rassembler les enfants d’Israël « comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes » (Matthieu 23.37), Jésus s’est écrié :

Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair (Luc 10.18).

Hélas, ce n’est pas jusqu’en enfer que Satan a été précipité ; il a été retenu sur la terre. Il a ameuté contre Jésus non seulement les pervers et les incrédules, les grands et le sacerdoce, mais même les pharisiens, les fervents de la Thora dont Jésus avait escompté l’appui :

En ne se faisant pas baptiser par Jean, ils ont annulé le dessein de Dieu à leur égard (Luc 7.30).

Puisque l’Israël selon la chair se dérobe — « vous ne l’avez pas voulu ! » (Matthieu 23.37) —, Jésus entre résolument dans la voie crucifiante et fonde l’Israël selon l’Esprit. Il choisit pour cela ses douze apôtres. Cette compagnie des Douze, en qui Jésus crée la première cellule du Royaume de Dieu, est à ses yeux le véritable « reste », le « faible reste » qu’avaient entrevu les prophètes (Ésaïe 10 et 1 ; Jérémie 33.3 ; Jérémie 33.6, etc.). Il met ces Douze à part ; il les consacre dans son sermon sur la montagne (voir article), dont la loi, impraticable à la lettre pour l’individu isolé dans le monde hostile à Dieu (Matthieu 5), est toute conçue en vue d’un milieu spécial, du nouvel Israël qui réalisera, qui réalise déjà maintenant dans la personne des apôtres le Royaume de Dieu sur la terre. C’est parce que Jésus voit dans le collège des apôtres auxquels bientôt se joint un cercle intime, le « reste » sauvé, régénéré, en qui Dieu vient d’établir son règne sur la terre, qu’il répond à Jean-Baptiste que l’activité du Royaume de Dieu ici-bas a déjà commencé et qu’il porte déjà ses fruits (Matthieu 11). C’est aussi pour cela qu’il répond aux pharisiens qui lui demandent quand viendra le Royaume de Dieu : « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous » (Luc 17.20). À mesure qu’approche l’heure rédemptrice qui permettra l’extension du Royaume par l’effusion de l’Esprit, Jésus se consacre toujours plus aux entretiens intimes avec ses disciples. Il les isole, il les éclaire, il leur explique « le mystère du Royaume de Dieu » (Marc 4.10 ; Marc 4.34 ; Matthieu 13.10; Luc 8.9, cf. Luc 6.20 ; Luc 9.18 ; Luc 16.1 ; Marc 7.24-31 ; Marc 8.27, etc.). Le dernier soir, il les unit dans la sainte Cène ; ressuscité, il en fait les missionnaires du monde.

Allez ! Enseignez toutes les nations (Matthieu 28.19).

Notre Père qui es aux cieux, que ton règne vienne ! (Matthieu 6)

Après avoir montré comment Jésus est resté fidèle au prophétisme dans la façon dont il a conçu et réalisé la fondation de son Royaume, il reste à indiquer avec quelle sûreté l’intuition inspirée des prophètes les avait amenés à entrevoir et à caractériser en des prédictions éparses le chemin par lequel le Messie à venir devait passer pour établir son Royaume parmi les hommes.

Comme il traversait Jérico pour la dernière fois, Jésus a dit à ses disciples :

Voici, nous montons à Jérusalem. Eh bien ! toutes les choses qui ont été écrites par les prophètes au sujet du Fils de l’homme vont recevoir leur accomplissement (Luc 18.31).

Sur le chemin d’Emmaüs, il reproche à deux disciples qu’il venait d’aborder d’avoir un cœur lent à croire tout ce que les prophètes ont dit ! Puis, commençant par Moïse et continuant par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait (Luc 24.25-27).

Ainsi Jésus a eu le clair sentiment d’être venu en ce monde pour servir d’aboutissement à la prophétie messianique. « Je suis venu, a-t-il dit, accomplir les prophètes » (Matthieu 5.17). L’a-t-il fait ?

Que signifie le mot « accomplir » ? Dans Plutarque : réaliser Dans Hérodote : porter à la perfection. Dans Aristote : féconder. Examinons ce triple sens. Comme un prisme triangulaire décompose le rayon du soleil, le mot « accomplir », avec son triple sens, va nous permettre de voir comment Jésus a exaucé la prophétie messianique.

1. « Je suis venu réaliser les prophètes. »

Jésus a-t-il été le prophète incarnant dans sa personne les caractères que ses précurseurs lui avaient à l’avance attribués ? Oui.

De la première page de la Bible hébraïque, annonçant que « la postérité de la femme écraserait la tête du serpent » (Genèse 3.15, cf. Luc 10.18), jusqu’au dernier oracle annonçant à Jérusalem :

« Voici ton Roi qui vient à toi  » (Zacharie 9.9 ; Jean 12.15), tous les traits marqués par les prophètes :

  • Pacificateur portant le sceptre de Juda (Genèse 49.10; Luc 19.42 ; Matthieu 5.9),
  • Successeur de Moïse (Deutéronome 18.15 ; Jean 14.5 ; Jean 5.46),
  • Fils de David au trône éternel (2 Samuel 7.16 ; Marc 11.10),
  • Emmanuel (Ésaïe 7.14 ; Matthieu 1.23).
  • Prince de la Paix (Ésaïe 9.5; Luc 1.79 ; Luc 2.14 ; Luc 19.42 ; Jean 16.33),
  • Enfant de Bethléhem (Michée 5.1; Luc 2.4-7),
  • Germe de justice (Jérémie 23.5 et suivant, Matthieu 5.6 ; Matthieu 5.16 ; Matthieu 5.20),
  • bon Berger (Ézéchiel 34.23 et suivant, Jean 10.1 ; Jean 10.16),
  • Messie porteur de l’Évangile (Ésaïe 61.1 ; Jean 4.25 ; Marc 1.14).
  • Homme de douleur (Ésaïe 53.3 et suivant, Matthieu 20.28; Luc 24.26),
  • Soleil de justice apportant la guérison dans ses rayons (Malachie 4.2; Luc 1.78 ; Matthieu 11.5),
  • Roi humble monté sur le poulain d’une ânesse (Zacharie 9.9 ; Marc 11.7),
  • Dieu au milieu d’Israël, répandant son Esprit sur toute chair (cf. Joël 2.28 ; Joël 2.29 ; Jean 14.16 ; Matthieu 28.19),
  • Pierre lancée d’en haut, sans le secours d’aucune main, et renversant la puissance des empires du paganisme (cf. Daniel 2.34; Luc 20.18),
  • Fils de l’homme au règne impérissable (Daniel 7.14 ; Marc 13.26; Luc 1.33),
  • Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde (Jean 1.29-37 ; Ésaïe 53.7),

Ont été accomplis à la lettre dans l’apparition du Fils de Dieu sur la terre.

Ces caractères, et bien d’autres encore, donnant à l’avance la physionomie du Christ, nous mettent en présence d’un phénomène sans analogue dans la littérature des hommes ; phénomène que les lois ordinaires de l’histoire n’expliquent pas, mais dans lequel on retrouve la marque du dessein de Dieu dans l’évolution de la pensée d’Israël et la preuve de l’inspiration de l’Ancien Testament

2. « Je suis venu porter à la perfection les prophètes »

Nourri des saints livres depuis son enfance, Jésus, en grandissant, s’est pénétré de la pensée des prophètes ; son âme a été enflammée par leurs appels, orientée par leurs oracles, et c’est pour entreprendre la carrière du Messie annoncé qu’il se rend au baptême où il reçoit la maîtrise de l’Esprit (Matthieu 3.13-17 ; Marc 1.9-11; Luc 3.2 et suivant, Jean 1.32-34). Dès l’entrée de son ministère, Jésus déclare qu’il vient apporter un témoignage (Jean 3.11 33). Il accepte pour lui le titre de prophète (Jean 3.2 ; Matthieu 21.11). Il se montre prophète par le discernement miraculeux, le don de seconde vue qu’il possède (Jean 1 et 4) et par son pouvoir sur la nature. Il atteste qu’en tant que prophète il est venu reprendre, compléter, fondre en un Évangile, incarner dans sa personne l’enseignement des prophètes et en étendre à l’infini la portée. Et c’est ce qu’il fait. Dans son activité révélatrice, qui n’est pas un enseignement systématique, mais, sous les formes les plus variées dans ses paroles et dans ses actes, un appel constant à la conscience, Jésus part des principes de Moïse : Dieu est unique, Dieu est vivant, la morale est fondée sur la religion (Exode 20). Puis il confirme les oracles d’Amos, prédicateur de la justice ; d’Osée, prédicateur de l’amour ; d’Ésaïe, prédicateur de la sainteté ; de Michée, prédicateur du culte en esprit (Michée 6) ; de Jérémie, qui annonce la nouvelle alliance inscrite dans les cœurs (Jérémie 31) ; d’Ézéchiel, prédicateur de la responsabilité individuelle (Ézéchiel 18) ; du second Ésaïe, annonciateur des souffrances expiatoires du Messie (Ésaïe 53) ; du livre de Daniel, révélant la venue du royaume de Dieu (chapitre 7) et la récompense céleste des justes (Daniel 12, cf. Matthieu 13.43). Jésus ne se contente pas de reprendre les traits épars de l’enseignement des prophètes. Il les unit, les complète, les présente en un Évangile avec autorité. La puissance d’en haut, qui s’emparait des prophètes aux heures de révélation, les élevait à une inspiration qui les faisait qualifier de Voyants et d’Hommes de l’Esprit Mais cette inspiration était intermittente, emportée, inégale. Ils entrevoyaient les oracles de Jéhovah. C’est assez de les lire pour se rendre compte du caractère partiel de leur révélation : Ésaïe prêche Emmanuel et la victoire finale du Messie, mais il ne voit pas le Messie souffrant, rédempteur ; son regard sur l’histoire ne porte pas au delà de la destruction de l’Assyrie ; Jérémie annonce la nouvelle alliance, celle du cœur, mais il ne parle pas de l’expiation nécessaire et s’arrête moins à la personne du Messie qu’à l’œuvre messianique elle-même ; Ézéchiel conditionne la venue du règne messianique par l’organisation rituelle ; Zacharie croit que le Messie est Zorobabel ; le 2e Ésaïe arrive avec peine à individualiser le Serviteur souffrant et ne parle pas de l’effusion de l’Esprit ; Joël annonce que l’Esprit sera répandu sur toute chair, mais il passe sous silence l’œuvre rédemptrice qui permettra la Pentecôte, etc.

Ainsi, chaque prophète apporte, si j’ose dire, une couleur du soleil, mais aucun la lumière intégrale ; Jésus seul la réunit en un faisceau. Les prophètes, déterminés par le temps et l’espace, ne voient que les vérités perceptibles sur leur chemin ; Jésus, qui vient de Dieu, est au carrefour de tous -les chemins ; il en voit l’harmonie et l’aboutissement. Les autres avaient des visions sur Dieu, lui a la vision de Dieu : de là la plénitude et l’autorité de son verbe. Les autres apportaient des messages partiels et des révélations relatives ; toujours maître de lui et sûr de sa parole, Jésus déclare : « Nu ! ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler » (Matthieu 11.27) ; comme Fils unique du Père, il surpasse les autres prophètes de toute son autorité divine : « Moïse et les anciens ont dit… ; mais moi, je vous dis…  » (Matthieu 5). Ce qui fait la souveraine et définitive maîtrise de son message évangélique, c’est que cet Évangile embrasse tout l’ensemble des dispensations du Dieu de qui, lui-même, il procède.

Mais Jésus fait plus que porter à sa perfection l’enseignement prophétique : il l’incarne, il le démontre, il le montre réalisé dans sa propre vie. Certes, les prophètes d’Israël ont dominé leur siècle, mais l’oracle qu’ils apportaient les a, à son tour, dominés. Leur personnalité en était subjuguée, non transformée. La force divine qui était en eux les conduisait plutôt qu’elle ne les pénétrait. Ils étaient les hommes de l’Esprit, non des hommes spirituels. Les actes étranges accomplis par Osée, par Ésaïe, les contradictions de l’âme de Jérémie, les maladies, les découragements, les mutismes extatiques du visionnaire Ézéchiel, les mouvements de violence que nous relevons chez d’autres et l’intermittence de leur action, nous montrent assez que les prophètes étaient, comme dit Jacques, « des hommes de la même nature que nous ». Le fait que l’Ancien Testament n’a gardé de la plupart d’entre eux que les discours et non les actes prouve qu’ils se distinguèrent de leurs contemporains et agirent sur eux davantage par l’inspiration de leur parole que par l’ascendant de leur vie.

Le cas de Jésus est tout autre. Il n’est pas seulement, à la suite des prophètes et plus haut que les prophètes, l’annonciateur de messages révélés : il se présente lui-même comme une révélation continue. Les autres étaient mus par l’Esprit ; lui, il est l’Esprit (2 Corinthiens 3.17). Les autres étaient les hommes de Dieu ; lui, il est l’Homme-Dieu. Sa personne est l’expression parfaite de l’enseignement prophétique porté à sa perfection ; et parce que cette personne sainte est l’expression parfaite de la filialité par rapport à Dieu, Jésus prophète révèle tout à la fois ce que doit être l’homme dans sa stature intégrale et ce qu’est Dieu. Ce qu’est Dieu… En vain, les docteurs de la théologie ont essayé de nous représenter Dieu en le qualifiant de grands mots : Infini, Éternel, Parfait, Tout-présent, Tout-scient, Tout-puissant, etc., mots qui ne nous rendent Dieu ni intelligible ni sensible parce qu’ils arrivent, froids, de la sphère lointaine de l’absolu, vers nous qui vivons dans la sphère du relatif. Le Dieu qui nous échappe dans son essence intime, mais qui nous est connaissable par voie morale, nous devient accessible et objet d’expérience dans la personne de Jésus : « Qui m’a vu a vu le Père… Celui qui m’aime sera aimé de mon Père, nous viendrons à lui et nous ferons notre demeure chez lui » (Jean 14.9 ; Jean 14.23). Ainsi, par la communion avec le Christ, l’essence de Dieu lui-même se communique à la nature humaine pour l’éclairer, l’inspirer, la sauver. Voilà la bonne nouvelle : l’Évangile. Désormais, les prophètes sont exaucés : « Vivre, c’est Christ. »

Débordant les besoins de l’âme individuelle et les vœux de la religion particulariste des Juifs, la parole révélatrice du Christ s’étend à la période à venir sur laquelle les prophètes n’avaient pu donner que quelques indications générales. Elle prescrit de communiquer son Évangile rédempteur à toute créature, dans tous les temps, et fixe les conditions dans lesquelles le règne de Dieu s’étendra sur toute la terre. Quand Jésus a achevé de parler, la conscience humaine a achevé d’interroger. Tout est dit. Sous l’effusion de l’Esprit du Christ, la voie est ouverte par le progrès indéfini vers l’idéal auquel l’humanité aspire : « Dieu tout en tous.  » C’est ainsi que Jésus, portant à la perfection la révélation des voyants d’Israël, se manifeste celui en qui les disciples d’Emmaüs ont salué « le prophète puissant en œuvres et en paroles » (Luc 24.19).

3. « Je suis venu pour féconder les prophètes », c’est-à-dire « pour faire porter son fruit à l’œuvre de mes devanciers ».

Comment Jésus a-t-il accompli cette tâche ? En reprenant la vocation des prophètes et en la sublimant par une absolue sainteté.

Comme les prophètes, en tant que représentant du Dieu de justice et d’amour, et voulant les hommes pour Dieu, Jésus fait face à l’humanité, il la trouble, il lui reproche sa vie mauvaise, et, après les prophètes, il porte les conséquences de cette attitude héroïque.

Comme Moïse, il ordonne, il exhorte, il supplie, il se jette en médiateur entre son peuple coupable et la colère divine qui menace de frapper. Comme Amos, il parle en justicier, ameute contre lui les forces conjurées de l’orgueil et de la propre justice et se voit chassé par les chefs attitrés du peuple élu. Comme Jérémie, qui voulait inscrire la nouvelle alliance dans les cœurs, il est méconnu, méprisé, trahi, emprisonné, martyrisé. Mais c’est ici qu’éclate la différence entre l’œuvre des prophètes et l’œuvre de Jésus-Christ : les voyants d’Israël étaient des médiateurs humains, et tout leur héroïsme n’empêchait pas qu’ils fussent « de la terre » comme les autres hommes et pécheurs au même titre que les foules auxquelles s’adressait par eux le Verbe divin. Ils ont réussi par leur fidélité magnifique à se passer de main en main le flambeau de la vérité et à former le petit noyau de fidèles qui devait un jour constituer le berceau du Messie ; mais leur martyre n’a pu que provoquer, parmi le cercle étroit de leurs disciples, une stimulante pitié. Jésus au contraire, second Adam, pur de la tare originelle, vainqueur de la tentation au désert et rempli de l’Esprit qui lui donnait la maîtrise sur la nature, Jésus s’était mis, par sa sainteté absolue, dans une condition morale sur laquelle le mal et la mort n’ont plus de prise — car la mort est le salaire du péché. « Je mets devant toi la vie et le bien, la mort et le mal. Choisis la vie… afin que tu sois heureux… dans le pays que Jéhovah, ton Dieu, te donne » (Deutéronome 30.15 ; Deutéronome 30.19 ; Deutéronome 4.40), avait dit le premier des prophètes. Avons-nous bien compris, dans notre théologie chrétienne, que le bien et la vie sont indissolublement liés et constituent avec le bonheur la trinité spirituelle où s’exprime la personne même de Dieu ? J’imagine que si Satan avait compris cela, il n’aurait pas risqué la suprême partie qui fit monter Jésus au Calvaire. Le Christ, étant pur, avait le droit de ne pas souffrir, le pouvoir de ne pas mourir. Un moment, le divin prophète a espéré gagner son peuple par sa parole et par ses œuvres : « Jérusalem, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! » (Matthieu 23.37). Mais quand il a vu les puissances infernales entraîner contre lui les Juifs pour le combat mortel, Jésus, maintenant jusqu’au bout la vocation médiatrice des prophètes, comme il avait volontairement accepté de souffrir, a volontairement accepté de mourir (Marc 14.36 ; Jean 12.27 ; Jean 10.18). C’est là la coupe qui lui fit, en Gethsémané, suer une sueur de sang. Il se rend à Jérusalem, « tueuse de prophètes » (Luc 13.34), dévoile les intentions homicides de ses adversaires dans la parabole des vignerons (Marc 12.1 ; Marc 12.12), se compare lui-même au « grain » qui doit « mourir » pour que le fruit qu’il porte en lui éclose (Jean 12.24) et, couronné d’épines, donne sa vie sur la croix. Mais le martyre accepté par Jésus provoque dans la nature, dans l’humanité, dans le ciel même une contradiction telle, que le tombeau a rendu son cadavre, que les pécheurs ont eu l’âme brisée de repentance, et que l’Esprit de Dieu, répondant au dernier soupir de Golgotha, est venu le jour de la Pentecôte fonder l’humanité nouvelle, sauvée, régénérée, victorieuse. « Tu ne permettras pas que ton bien-aimé voie la corruption », avait dit la prophétie antique (Psaumes 16.10). C’est bien cela. Et Pierre a bien traduit quand il a dit : « Tu ne permettras pas que ton saint voie la corruption » (Actes 2.27). Amour divin et vie, sainteté et vie sont inséparables. C’est pourquoi la puissance de Satan s’épuise au Calvaire, tandis que la sainteté salutaire du Christ triomphe dans sa résurrection. Ainsi Jésus de Nazareth, expiant dans sa chair sainte les péchés de tous les hommes, y compris ceux des voyants d’Israël (Jean 12.33), a exaucé les vœux de ses précurseurs, couronné leur labeur et instauré sur la terre le Royaume de Dieu, en semant la vie éternelle dans le sillon sur lequel les prophètes hébreux étaient tombés sans même savoir quel serait leur lendemain. La résurrection de Jésus ressuscite l’humanité. Prophète accomplissant les prophètes, il a lancé dans le monde une nouvelle lignée de prophètes, les éveilleurs spirituels qui, depuis dix-neuf siècles, surgissent un peu partout dans l’Église, l’obligent à tenir les yeux levés vers le Vivant, y provoquent les floraisons de l’Esprit. Sainte filiation des voyants de la Nouvelle Alliance, ils préparent, de résurrection en résurrection, l’avènement du Christ glorifié, comme les voyants de l’Ancienne Alliance avaient préparé son berceau.

Bibliographie

Les prophètes d’Israël ont suscité dans la littérature théologique un si grand nombre d’ouvrages, de monographies, d’articles et de commentaires, qu’on ne saurait donner ici la liste de ces publications sans encombrer inutilement les colonnes du Dictionnaire. En outre, les problèmes d’histoire et de religion soulevés par les écrits des prophètes, lesquels s’étendent sur plusieurs siècles, présentent une telle complexité qu’on ne saurait répartir strictement les auteurs en écoles sans courir le risque de classifications arbitraires. Les publications indiquées ci-dessous dans leur ordre chronologique n’ont d’autre intention que d’esquisser la marche de la science biblique dans l’étude du prophétisme hébreu au cours du siècle écoulé (1833-1934). On y trouvera des ouvrages qui ont marqué dans l’histoire de la critique, et les livres qui, parce qu’ils ont été composés ou traduits en français, sont à la portée de tous nos lecteurs.

  • G.F. Oehler, Théologie de l’Ancien Testament (traduction de H. de Rougemont), 1876 ;
  • Ed. Reuss, La Bible : les Prophètes, 1876 ;
  • Ch. Bruston, Histoire de la littérature prophétique des Hébreux, 1881 ;
  • A. Kuenen, Religion nationale et religion universelle (traduction M. Vernes), 1884 ;
  • C. Piepenbrino, Théologie de l’Ancien Testament, 1886 ;
  • Renan, Histoire du peuple d’Israël, tome II et III, 1889-1892 ;
  • E. Archinard, Israël et ses voisins asiatiques, 1890 ;
  • J. Darmesteter, Les prophètes d’Israël, 1891 ;
  • L. Gautier, La mission d’Ézéchiel, 1891 ;
  • Alexandre Westphal, Les Sources du Pentateuque, tome II, 1892 ;
  • Kirkpatrick, The Doctrine of the Prophets, 1892 ;
  • W. Roeertson Smith, The Prophets of Israël, 2e édition, 1895 ;
  • C. Piepenbring, Histoire du peuple d’Israël, 1898 ;
  • JJ.P. Valeton Les Israélites (dans la traduction du Manuel d’Histoire des religions de Chantepie de la Saussaye), 1904 ;
  • Cheyne, Jeremiah, his Life and Time, 1904 ;
  • Ch.Bruston, Vraie et fausse crit. bibl, 1905 ;
  • B. Stade, Bibl. Theol. d. Ancien Testament, 1905.
  • L. Gautier, Introduction Ancien Testament, 1906 ;
  • Gunkel, Élias, 1906. Ed. Bruston, Le prophète Jérémie, 1906.
  • Ch. Mercier, Les prophètes d’Israël, 1908.
  • E. Mc Fadyen, Introduction to the Old Testament, 1909.
  • A. Causse, Les prophètes d’Israël et les religions de l’Orient, 1913.
  • Th. Reinach, Le judaïsme prophétique et les espérances actuelles de l’humanité, 1920.
  • J. Skinner, Prophecy and Religion, 1922.
  • Alexandre Westphal, Jéhovah, 1903, 4e édition, 1922.
  • A. Causse, Les pauvres d’Israël, 1922. Ch. Jean, Le milieu biblique avant Jésus-Christ, 1923.
  • Th. Robinson, Prophecy and the Prophets in ancient Israël, 1923.
  • Alexandre Westphal, Les Prophètes, 1924.
  • A. Causse,Israël et la vision de l’humanité, 1924.
  • L. Gautier, Études (ouvrage posthume), 1927.
  • A. Bertholet, Histoire de la civilisation d’Israël, 1920 (traduction Marty, 1929).
  • L. Baeck, Le judaïsme (dans Clemen : Les religions du monde, traduction Marty), 1930.
  • L. Desnoyers, Histoire du peuple hébreu des Juges à la captivité, 1930. Chaîne, Introduction à la lecture des Prophètes, 1932 ;
  • A. Loisy, La Relig. d’Israël 3e édition, 1933.
  • A. Parrot, Villes enfouies, 1934.
  • La bibliographie complète du Deutéronome dans son rapport avec les prophètes est fournie par A.R. Siebens dans : L’origine du code deutéronomique, 1929.

Alex W.

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