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Matthieu (Évangile de)

Bien qu’il soit le premier dans l’ordre actuel des livres du Nouveau Testament, comme dans la plupart des plus antiques recueils évangéliques, l’Évangile de Matthieu n’est pas le plus ancien : il a été précédé par Marc qu’il a connu et reproduit presque intégralement. Pour les arguments qui imposent aujourd’hui cette conclusion à l’étude du problème synoptique, voir Évangiles synoptiques (Introduction générale aux articles particuliers sur chacun de ces Évangiles).

I Témoignages de la tradition

1. Les textes anciens

Au sujet de Matthieu, le plus vieux témoignage connu suit immédiatement le plus vieux témoignage sur Marc (voir Marc, Évangile de), celui de Papias (vers 140-150), reproduit par Eusèbe (Histoire ecclésiastique, III, 39.3 et suivant) : « … Et voilà comment s’exprime Papias au sujet de Marc. Quant à Matthieu, voici ce qu’il en dit : Matthieu composa [ou : réunit] en langue hébraïque les Logia [du Seigneur], et chacun les traduisit comme il en était capable ». Le terme grec logia (pron. loguia), pluriel de logion, dérivé de logos, signifiant : parole, s’appliquait généralement à des sentences, à des déclarations plus ou moins solennelles, même sacrées ou divines, en s’étendant parfois aux circonstances dont elles étaient inséparables. Le témoignage de Papias attribue donc à l’apôtre Matthieu la rédaction d’un Évangile en hébreu. Nous verrons plus loin comment il est possible d’admettre cette tradition.

Elle est répétée par un certain nombre de chefs de la chrétienté dont l’opinion semble dépendre de celle de Papias et n’en augmente donc guère l’autorité, tout en lui surajoutant peu à peu des précisions telles qu’en réclamait la curiosité des fidèles, ce qui les rend suspectes aux historiens. Irénée, à Lyon (Adv. Hoer., III, 11), que cite encore Eusèbe (Histoire ecclésiastique, V, 82 4), déclare (vers 200) : « Matthieu mit par écrit son Évangile chez les Hébreux et dans leur langue, alors que Pierre et Paul prêchaient l’Évangile à Rome et y fondaient l’Église. » — Origène (Comm, in Joh., tome VI, 32), toujours d’après Eusèbe (Histoire ecclésiastique, VI, 25.3, 6), dit que Matthieu écrivit l’Évangile le premier, et ceci « pour les Hébreux, pour les croyants de la circoncision » (avant 250). Eusèbe lui-même (avant 340) développe et fixe la tradition (Histoire ecclésiastique, III 24.5, 12) : « Seuls [des douze apôtres] Matthieu et Jean nous ont laissé des mémoires relatifs au Seigneur ; on dit même qu’ils n’en vinrent à les composer que poussés par la nécessité. Matthieu prêcha d’abord en hébreu ; comme il dut aussi se rendre en d’autres pays, il leur donna son Évangile dans sa langue maternelle, suppléant à sa présence par un écrit auprès de ceux dont il devait se séparer ». Eusèbe raconte aussi (V, 10) une histoire évidemment légendaire : Pantoenus, au IIe siècle, étant allé aux Indes, y aurait trouvé l’exemplaire araméen original de l’Évangile de Matthieu, que celui-ci y aurait confié à des croyants évangélisés par l’apôtre Barthélémy. Cyrille de Jérusalem (Mort en 386) est très sobre : « Matthieu, ayant rédigé l’Évangile en langue hébraïque, a écrit ceci…  » (Catech., XIV). Épiphane (-J- 403) : « Matthieu écrit donc l’Évangile en lettres hébraïques et il le prêche ; il commence par le commencement, mais en déroulant la généalogie depuis Abraham » (Hoer., II, 1.51). Enfin Jérôme (392) : « Matthieu, qui est Lévi, ancien publicain devenu apôtre, composa le premier en Judée l’Évangile de Christ en termes et en caractères hébreux, pour les croyants de la circoncision ; qu’ensuite il l’ait traduit en grec, cela n’est pas tout à fait sûr » (De Vir. M., III).

D’autre part, Jérôme parle d’un Évangile hébreu, appelé « Évangile des Hébreux », qui aurait été l’ori-sànal de Matthieu (De Viris Illustribus, 2s, etc.), et aussi d’autres écrits judéo-chrétiens, les Évangiles des Nazaréens, des Ebionites ou des XII Apôtres (Dialogus Adversus Pelagianos, III, 2, etc.). Mais les fragments aujourd’hui connus de ces divers ouvrages (voir Évangile, Apocryphes) les démontrent tributaires des Évangiles, synopt. ; ils ne peuvent aucunement, ni les uns ni les autres, avoir précédé la rédaction de l’Évangile canonique de Matthieu Il en est de même de la compilation judéo-chrétienne :

Testaments des XII Patriarches (vers 135), où les réminiscences du texte de Matthieu sont plus nombreuses que les allusions à tous les autres livres du Nouveau Testament

2. L’interprétation actuelle

Il est assez facile de s’expliquer la faveur que connut la tradition des Pères sur l’origine de Matthieu Des douze apôtres, le péager Lévi surnommé Matthieu (voir ce mot), employé de bureau, était certainement le plus capable d’écrire ; témoin oculaire et auriculaire, il était bien placé pour conserver les enseignements du Maître dans la langue même, l’araméen (dialecte hébreu), où ces enseignements avaient été prononcés. Dans le récit de sa vocation, seul des trois synoptiques c’est Matthieu (Matthieu 9.9) qui l’appelle par son surnom : Matthieu, signifiant : don de JHVH, au lieu de lui garder son nom : Lévi ; dans la liste des Douze, Matthieu seul en le nommant ajoute son ancien état, « le péager », et le place après Thomas (Matthieu 10.3), qu’il précède dans les autres listes ; Matthieu seul ne dit pas nettement que c’est Matthieu qui offre le repas (Matthieu 9.10 ; l’original est obscur). On a cru voir dans ces divers traits des indices d’humilité remontant à l’apôtre lui-même. On note aussi les termes qu’emploie Matthieu, d’impôt (Matthieu 22.19) au lieu du denier des parallèle Marc 12.15; Luc 20.24, et de péagers (Matthieu 5.46 et suivant) au lieu de pécheurs dans Luc 6.32 et suivant, et qui pourraient déceler la langue professionnelle du publicain.

Mais ces suggestions attrayantes perdent de leur vraisemblance à la lumière de deux faits désormais acquis :

  1. notre Matthieu canonique ne peut pas être l’ouvrage hébreu dont parlent Papias et ses successeurs, car il ne s’y trouve pas trace d’une traduction : on ne peut douter qu’il ait été rédigé directement en grec ;
  2. l’œuvre en hébreu, signifiant : araméen, de l’apôtre Matthieu, c’est un document aujourd’hui disparu, le recueil des Logia précisément, dont une édition grecque a été copieusement intégrée dans notre Évangile canonique par un auteur postérieur à Matthieu, peut-être un de ses propres disciples. Strictement, le premier fait contredit la tradition ; mais le deuxième l’explique et résout la contradiction : il y a eu confusion entre les deux ouvrages.

On s’est rappelé plus tard que l’Évangile en question remontait à l’apôtre, ce qui était exact pour sa source des Logia qui donnait à cet Évangile sa physionomie et sa valeur particulières ; il s’agissait donc d’un écrit apostolique au second degré seulement, et non plus d’une œuvre du péager-apôtre. Car le disciple qui le composa plus tard encastra ce recueil fondamental des Paroles du Seigneur dans le solide cadre historique de l’Évangile de Marc qu’il conserva presque entièrement. Comment un témoin immédiat comme l’un des Douze aurait-il fait dépendre sa narration des faits, d’un auteur de seconde main comme Jean Marc ? Ce caractère secondaire de Matthieu à l’égard de Marc qui saute aux yeux dès qu’on prend la peine d’étudier parallèlement les trois synoptiques, ressortira fortement de notre examen (voir plus loin, paragraphe III et IV). Il est indispensable de se faire la vue à cette perspective : Matthieu fusion de Marc et des Logia, pour apprécier la valeur propre, qui est immense, de ce témoignage du christianisme primitif à la doctrine du Maître, inséparable de son exemple et de son œuvre (Pour plus de développements, Voir Évangiles Synoptiques, paragraphe IV).

Notre abréviation usuelle : Matthieu continuera donc de désigner l’Évangile universellement connu sous ce nom, ou son rédacteur anonyme, tandis qu’on écrira : Matthieu, en toutes lettres, lorsqu’il s’agira de l’apôtre lui-même.

II Contenu

Le plan de Matthieu suit la ligne générale de Marc qui constitue l’arête synoptique commune aux trois premiers Évangile ; mais d’une part il y introduit des éléments nouveaux importants, d’autre part il y modifie l’ordre de certaines péricopes. On ne peut pousser ici l’analyse jusque dans le détail des moindres péricopes ; mais on prend soin d’y rendre sensibles ces ressemblances et les principales différences avec l’analyse de Marc (voir Marc [Évangile de], II, 1).

Introduction, Matthieu 1.1-4 11.

(a) D’abord (Matthieu 1.1 ; Matthieu 1.17) une généalogie de Jésus partant d’Abraham ;

(b) puis un Évangile de l’enfance (Matthieu 1.13-2.23), racontant l’annonce à Joseph de la naissance de Jésus, la visite des mages, le massacre des enfants de Bethléhem, la fuite en Égypte et le retour jusqu’à Nazareth ;

(c) apparition subite de Jean-Baptiste qui prêche et baptise, de Jésus qui reçoit son baptême et qui repousse ensuite la triple tentation du Diable (Matthieu 3.4-11).

I Ministère auprès des foules, en Galilée, Matthieu 4.12-16.12

C’est, comme dans Marc l’activité populaire de Jésus, prêchant l’Évangile du Royaume (Matthieu 4.23) ; mais ici le ministère de la prédication joue un rôle au moins aussi grand sinon davantage, que celui des guérisons.

1. Les débuts, Matthieu 4.13-25

Un tableau préliminaire montre ce ministère rayonnant autour de Capernaüm et du lac à travers toute la Galilée ; les premiers disciples sont appelés, de grandes foules sont attirées jusque de la Judée. Cette brève notice donne en même temps l’impression d’un sommaire un peu anticipé, esquissant dès l’entrée les principaux caractères du ministère galiléen, au cours duquel Jésus « prêche et guérit » (Matthieu 4.23).

2. L’œuvre de Jésus, Matthieu 5.1-9.34

(a) Par la prédication : discours sur la montagne (Matthieu 5.1-7.29), premier groupement d’instructions sur le « Royaume des cieux », qui produisent une impression profonde (Matthieu 7.28 et suivant) ;

(b) par les actes : miracles messianiques (Matthieu 8.1-9.34), succession de guérisons et d’actes d’autorité considérés comme exauçant les prophéties (Matthieu 8.17 ; Matthieu 9.13) et comme représentatifs : ils seront résumés dans la formule de Matthieu 11.5.

3. Résultats de l’œuvre de Jésus, Matthieu 9.35-13.58

(a) La missimi des Douze (Matthieu 9.35-11.1), deuxième groupement d’instructions, pour les ouvriers envoyés dans la moisson ;

(b) les conflits : (Matthieu 11.2-12.50) Jean-Baptiste (Matthieu 11.2-19), les villes rebelles (Matthieu 11.20-30), les pharisiens (Matthieu 12.1-45), la famille même de Jésus (Matthieu 12.46-50) ;

(c) les paraboles du Royaume des cieux (Matthieu 13.1-52) troisième groupement d’instructions, celles-ci d’un genre nouveau, et portant principalement sur les perspectives lointaines de l’établissement du Royaume ;

(d) l’échec de Jésus à Nazareth même (Matthieu 13.53-58).

4. Tentative suprême de Jésus, Matthieu 14.1-16.12

(a) Récit rétrospectif du martyre de Jean (Matthieu 14.1 ; Matthieu 14.12), à propos du trouble d’Hérode, qui implique les pires risques pour Jésus ;

(b) appel du Maître à la multitude enthousiaste, par le miracle de la multiplication des pains, suivie de son retour auprès des Douze en marchant sur la mer dans l’ouragan, de nouvelles guérisons nombreuses, et d’une discussion soulevée par les pharisiens et les scribes sur la tradition des anciens (Matthieu 14.13-15.20) ;

(c) une nouvelle version de la multiplication des pains la répète avec variantes, entre l’épisode d’une guérison en pays païen et une discussion sur le miracle soulevée par les pharisiens et les Sadducéens (Matthieu 15.21-16.12).

II Ministère auprès des douze, de Galilée en Judée, Matthieu 16.13-20.34.

C’est la fin de l’œuvre de Jésus en Galilée, et son départ définitif pour Jérusalem (Matthieu 19.1). Il n’a guère d’occasions, et ne les cherche plus, de s’adresser aux foules ; mais il concentre son effort sur ses disciples, pour leur révéler maintenant l’Évangile du Messie, et leur ouvrir les yeux sur ses souffrances et sa mort prochaines.

1ère Prédiction, Matthieu 16.13-17.

(a) Leçon du chemin de Césarée (Matthieu 16.13-28), le pivot du ministère dans les trois synoptiques : Jésus ayant obtenu des Douze la proclamation de sa messianité, leur enseigne aussitôt qu’il va en découler, selon le plan même de Dieu, sa condamnation à mort par les chefs juifs, son supplice et sa résurrection, et pour eux ses disciples la nécessité du sacrifice ;

(b) la transfiguration (Matthieu 17.1 ; Matthieu 17.13) assure à Jésus la confirmation de son œuvre par Dieu son Père, mais elle effraye les trois intimes du Maître au lieu de les éclairer ;

(c) l’enfant démoniaque (Matthieu 17.14 ; Matthieu 17.21) n’a pu être guéri par les autres disciples, à cause de leur manque de foi.

2e Prédiction, Matthieu 17.23-20.16.

(a) Abrégée dans Matthieu (Matthieu 17.22 et suivant), cette annonce est attribuée par Marc au désir de Jésus de quitter la Galilée inaperçu, et Matthieu y ajoute le curieux épisode du paiement des didrachmes, à son passage à Capernaüm, par le miracle du statère (verset 24,27) ;

(b) déclarations de Jésus sur la vraie grandeur ; (Matthieu 18) nouveau groupement d’instructions où Matthieu garde de Marc : le petit enfant, les scandales, mais y ajoute la parabole de la brebis perdue et, à propos du pardon, la parabole du serviteur impitoyable ;

(c) en Pérée, trois incidents de route (Matthieu 19.1-20.16), textes à instructions, les mêmes que dans Marc : sainteté du mariage, les petits enfants, le jeune riche, mais avec l’adjonction de la parabole des ouvriers, à propos des premiers qui seront les derniers et réciproquement.

3e Prédiction, Matthieu 20.17 ; Matthieu 20.34.

(a) Encore abrégée dans Matthieu (Matthieu 20.17 ; Matthieu 20.19), cette annonce est immédiatement suivie, en violent contraste.

(b) de la demande intéressée concernant deux disciples, dont l’ambition indigne les autres et provoque la définition par Jésus du véritable esprit de service, et de sa propre mission rédemptrice (Matthieu 20.20 ; Matthieu 20.28) ;

(c) à la fin de ce ministère itinérant, est placée à Jérico la guérison de deux aveugles (Matthieu 20.29 ; Matthieu 20.34).

III Ministère auprès du temple, à Jérusalem, chapitres 21-25.

Dans la « ville du grand Roi » (Matthieu 5.35), l’action du Seigneur s’adresse directement au sanctuaire de la religion d’Israël, qui aurait dû accueillir son Roi, mais où les chefs du culte vont au contraire machiner sa perte.

1. Entrée à Jérusalem, Matthieu 21.1-22

(a) Manifestation messianique dans les acclamations des pèlerins et l’émoi de la ville (Matthieu 21.1 ; Matthieu 21.11), suivie de deux actes symbolisant le jugement messianique :

(b) purification du temple (Matthieu 21.12 ; Matthieu 21.17), et

(c) malédiction du figuier (Matthieu 21.18 ; Matthieu 21.23).

2. Discussions dans le temple, Matthieu 21.23-23.39

Matthieu intercale, parmi les informations de Marc sur les quatre pièges des chefs juifs (l’autorité, l’impôt, la résurrection, le grand commandement) et les trois offensives de Jésus (parabole des vignerons, question sur le Fils de David, dénonciation des scribes), les paraboles des deux fils et du grand festin, qui l’une et l’autre condamnent l’orgueil juif devancé par les humbles dans le Royaume et confirment le rejet d’Israël par Dieu ; (Matthieu 21.23-22.46) il supprime, de Marc l’épisode de l’offrande de la veuve, mais il développe la dénonciation des scribes, auxquels sont adjoints les pharisiens, dans un grand discours rythmé, rigoureux, prophétique : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! » (Matthieu 23).

3. Instructions sur les derniers temps, Matthieu 24 et suivants

(a) À propos des bâtiments du temple, Jésus annonce aux disciples sa ruine et celle de Jérusalem, l’avènement du Fils de l’homme, et conclut par des appels à la vigilance (Matthieu 24.1 ; Matthieu 24.42) ;

(b) à ce sujet de la vigilance est rattaché par Matthieu un nouvel important groupement d’instructions du Maître, inconnues de Marc et comprenant les paraboles du serviteur vigilant, des dix vierges, des talents et le tableau du jugement dernier (Matthieu 24.13-25).

IV Ministère de la passion, de la mort et de la réssurection, chapitres 26-28

Quelques jours seulement : (cf. Matthieu 26.2) les derniers ; le drame est prompt.

1. Les positions sont prises, Matthieu 26.1-16

Et ce sont les contrastes tragiques : complot du Sanhédrin, hommage à Béthanie, trahison de Judas pour de l’argent.

2. Institution de la cène, Matthieu 26.17 ; Matthieu 26.35

(a) Préparation du repas, annonce de la trahison, distribution du pain et de la coupe (Matthieu 26.17 ; Matthieu 26.29) ;

(b) avertissement aux Douze et à Pierre au sortir de la salle du repas (Matthieu 26.30 ; Matthieu 26.35).

3. Gethsémané, Matthieu 26.36 ; Matthieu 26.56

L’agonie du Sauveur et son arrestation

4. Le tribunal des chefs juifs, Matthieu 26.57-27.10

(a) Comparution devant Caïphe, grand-prêtre entouré des membres du tribunal juif, condamnation par le conseil (Matthieu 26.57 ; Matthieu 26.59-68 ; Matthieu 27.1 ; Matthieu 27.2) ;

(b) reniement de Pierre (Matthieu 26.58 ; Matthieu 26.69 ; Matthieu 26.73) ;

(c) remords de Judas qui, repoussé par les prêtres, jette son argent dans le temple et va se pendre (Matthieu 27.3-10).

5. Le tribunal du gouverneur romain, Matthieu 27.11-31

(a) Comparution de Jésus devant Pilate, qui après interrogatoire et plusieurs essais pour le sauver abandonne l’accusé pour le crucifiement que réclament les chefs juifs (verset 11,36) ;

(b) outrages infligés à Jésus par les soldats (Matthieu 27.27-31).

6. Crucifiement et sépulture, Matthieu 27.32-66

(a) La marche au Calvaire, la croix, les insultes, la mort, suivie de phénomènes prodigieux (Matthieu 27.32-34) ;

(b) ami du Crucifié, Joseph d’Arimathée obtient l’autorisation de l’ensevelir dans son sépulcre neuf (Matthieu 27.55 ; Matthieu 27.61) ;

(c) les chefs juifs demandent à Pilate une garde pour empêcher toute supercherie (Matthieu 27.62 ; Matthieu 27.66).

7. Résurrection, Matthieu 28

(a) Les femmes trouvent le tombeau vide (Matthieu 28.1 ; Matthieu 28.7).

(b) puis voient Jésus ressuscité (Matthieu 28.8-10) ;

(c) les chefs juifs répandent le, bruit de l’enlèvement de son corps (Matthieu 28.11 ; Matthieu 28.15) ;

(d) Jésus apparaît aux Onze, en Galilée, et les envoie évangéliser toutes les nations, au nom de sa toute-puissance et de sa continuelle présence assurée à ses disciples (Matthieu 28.16-20).

III Composition

1. Les sources

1° L’Évangile de Marc

La comparaison de l’analyse qui précède avec celle de Marc et plus encore la comparaison des deux Évangiles eux-mêmes disposés en colonnes parallèles synoptiques, prouve ce fait fondamental que la source d’ordre historique de Matthieu c’est Marc dont Matthieu s’est approprié la presque totalité (environ 93 pour cent). Et cet apport de Marc constitue un peu plus de la moitié de Matthieu.

Sur la centaine de péricopes qu’on peut convenir de distinguer dans Marc il n’en manque que 8 dans Matthieu, dont 4 sont propres à Marc :

  1. intervention de la famille de Jésus qui craint pour sa raison (Marc 3.20 et suivant),
  2. parabole de la semence (Marc 4.26-29)
  3. guérison : un sourd-muet (Marc 7.32-36)
  4. guérison : un aveugle à Bethsaïda (Marc 8.22-26),

Et dont 4 ne se retrouvent que dans Luc :

  1. guérison d’un démoniaque (Marc 1.23 ; Marc 1.28),
  2. retraite de Jésus dans la solitude (Marc 1.3-38),
  3. l’exorciste (Marc 9.38 ; Marc 9.41),
  4. les deux pites de la veuve (Marc 12.41 ; Marc 12.44).

Il faudrait ajouter à ces épisodes quelques fragments ou éléments de détail abandonnés à Marc dans les contextes que Matthieu lui a empruntés :

  • les bêtes sauvages lors de la tentation (Marc 1.13),
  • la barque commandée par Jésus (Marc 3.9),
  • le surnom de Boanerges (Marc 3.17),
  • le retour des Douze et l’invitation du Maître au repos (Marc 6.30 et suivant),
  • l’explication des purifications juives (Marc 7.3),
  • la formule imagée sur le sel (Marc 9.50),
  • la défense aux porteurs de traverser le temple (Marc 11.16),
  • l’approbation du scribe (Marc 12.32-34),
  • la fuite du jeune homme (Marc 14.51 et suivant),
  • la surprise de Pilate pour la mort si prompte de Jésus (Marc 15.44),
  • le souci des femmes au sujet de la lourde pierre du tombeau (Marc 16.3),

Sans compter de fréquentes abréviations des récits de Marc qui en laissent tomber bien des membres de phrase. On le verra plus loin, cette tendance à abréger comme la plupart de ces suppressions trouvent leurs explications, en rapport avec les principaux caractères de Matthieu.

2° Les « Logia »

Le second document de très grand prix que Matthieu s’est assimilé (comme Luc aussi de son côté), c’est donc le recueil des « Discours du Seigneur » remontant sans doute à l’apôtre Matthieu, et que les savants qui cherchent à le distinguer dans Matthieu et dans Luc désignent surtout par les initiales S (Source ; voir Bible du Centenaire) ou Q (all. Quelle, même sens).

Quoiqu’il ne soit pas toujours possible de le reconnaître à coup sûr dans la fusion qu’en ont opérée ces Évangiles, la comparaison entre Luc et Matthieu et sa nature didactique permettent une idée approchée de ses proportions dans notre Évangile : l’apport des Logia constitue à peu près 30 pour cent de Matthieu, dont le quart environ se trouve aussi dans Luc. Un certain nombre de ces propos du Seigneur sont introduits ici et là au fur et à mesure des épisodes de son ministère, mais la plus grande partie en est groupée en résumés d’entretiens prolongés, qu’on a pris l’habitude d’appeler des « discours ».

La plupart de ces enseignements continus sont encadrés par un certain type de formules, dues peut-être à la source elle-même des Logia :

  • soit l’introduction de Matthieu 4.17, « dès lors, Jésus commença à prêcher et à dire » ;
  • ou celle de Matthieu 5.2, « alors, ouvrant la bouche, il se mit à les enseigner, en disant…  » ;
  • soit surtout la conclusion en refrain qui sert de transition pour rattacher au fil de l’Évangile le discours terminé : « or il arriva, quand Jésus eut achevé ces discours, que les foules furent frappées…  » (Matthieu 7.28) ;
  • « or il arriva, quand Jésus eut achevé de donner ces instructions à ses douze disciples, qu’il partit de là…  » (Matthieu 11.1) ;
  • « or il arriva, quand Jésus eut achevé ces paraboles, qu’il partit de là » (Matthieu 13.53) ;
  • « or il arriva, quand Jésus eut achevé ces discours, qu’il partit de là…  » (Matthieu 19.1) ;
  • « or il arriva, quand Jésus eut achevé tous ces discours, qu’il dit à ses disciples…  » (Matthieu 26.1).

Les instructions qui se ferment sur cette formule 5 fois répétée sont précisément les 5 grands discours de Jésus conservés par Matthieu et qui en développent les doctrines fondamentales :

  1. la charte du Royaume, discours sur la montagne (chapitres 5-7),
  2. la mission, instructions aux Douze envoyés par le Maître (Matthieu 10),
  3. les paraboles du Royaume, discours au bord du lac (Matthieu 13),
  4. la grandeur dans le Royaume, instructions sur l’humilité, l’amour des petits, le pardon (Matthieu 18),
  5. l’attente du Royaume à venir, dans la vigilance, la fidélité, la bienfaisance (Matthieu 25). Ce dernier discours, composé de paraboles, pourrait être la seconde partie, positive, après la première, négative, constituée par les invectives du Christ contre l’hypocrisie pharisienne (Matthieu 23), ces deux grands mouvements oratoires étant actuellement séparés par l’apocalypse synoptique (Matthieu 24), que possédait déjà Marc et qui pourrait être une page isolée plus ou moins artificiellement rattachée ici à la mention du temple (Matthieu 24.1 et suivants) ; on peut d’ailleurs considérer aussi ces trois longs chapitres 23-25 comme constituant aux yeux de l’évangéliste un seul discours, — les appels suprêmes du Sauveur :
    1. pour maudire la trahison du clergé,
    2. pour annoncer la ruine d’Israël et l’avènement du Juge,
    3. pour illustrer les devoirs des fidèles dans l’attente des derniers temps.

Bien des éléments de ces discours que Luc reproduit aussi d’après les Logia sont distribués à travers son Évangile en morceaux beaucoup plus courts et donnant plus fréquemment l’impression de conversations spontanées, d’entretiens de circonstance ; voyez par exemple l’oraison dominicale, enclavée par Matthieu (Matthieu 6.9 ; Matthieu 6.13) dans les exhortations de la montagne sur l’aumône, la prière et le jeûne, mais jaillissant dans Luc (Luc 11.1 et suivants) d’une occasion naturelle, le désir des disciples que le Seigneur leur enseigne à prier ; c’est ainsi que Matthieu (Matthieu 11.4-30) réunit aussi divers développements du Maître, à propos de Jean-Baptiste, des villes rebelles et des cœurs dociles, qui sont dispersés dans Luc entre les Luc 7 ; Luc 16 et Luc 10.

Pourtant, à y regarder de plus près, on constate que Luc a davantage introduit ses emprunts aux Logia par séries massives, comme des parenthèses interrompant le cadre historique de Marc tandis que Matthieu a fondu les siens à peu près tout le long de son Évangile (sauf les chapitres 14 et 16) de manière à les harmoniser autant que possible avec les données de Marc qu’il a été amené pour cette raison à déplacer en certaines périodes.

Il n’en demeure pas moins que des trois synoptiques, c’est Matthieu qui de beaucoup accorde le plus d’ampleur à la forme du discours proprement dit : soit que les diverses autres sources de Luc aient décidé celui-ci à réduire la longueur des exhortations, ou lui aient fourni dans les paraboles qui lui sont propres un genre oratoire plus varié que la harangue continue, soit que l’édition des Logia par lui utilisée ait été déjà plus morcelée que celle dont Matthieu fit usage, le coloris didactique de Matthieu lui est imprimé, non par les fragments des Logia répartis chez lui au cours des incidents du ministère, mais par les quelques mémorables circonstances auxquelles il a rattaché le souvenir d’un enseignement-programme du Seigneur. Si Marc est surtout l’Évangile des faits, Matthieu est surtout l’Évangile des discours.

3° Autres sources

Les éléments de Matthieu étrangers à l’apport de Marc et des Logia représentent par leur addition pure et simple une proportion d’un peu moins du cinquième. Ils ont trait à des sujets fort disparates. Citons :

  • la généalogie de Jésus (Matthieu 1.1-17)
  • l’Évangile de l’enfance la naissance de Jésus racontée au point de vue de Joseph, les mages, la fuite en Égypte et le retour (Matthieu 1.18-2.23) ;
  • quelques brefs récits de guérisons spéciales (Matthieu 9.27-31 ; Matthieu 9.32-34 ; Matthieu 15.29-31).
  • Trois incidents où Pierre joue le premier rôle (Matthieu 14.28 ; Matthieu 14.31 ; Matthieu 16.17 ; Matthieu 16.19 ; Matthieu 17.24 ; Matthieu 17.27), — ce qui ne suffit pas à prouver l’existence d’une source particulière, exploitée par Matthieu, consacrée à ce seul apôtre ;
  • l’épisode de la mort de Judas (Matthieu 27.3 ; Matthieu 27.10) ;
  • deux apparitions du Ressuscité (Matthieu 28.9 ; Matthieu 28.16-20).

Quelques menues indications dans le récit de la dernière semaine :

  • la riposte de Jésus aux prêtres par le passage d’un psaume (Matthieu 21.15 et suivant),
  • sa parole sur l’épée et sur les 12 légions d’anges (Matthieu 26.52 ; Matthieu 26.54),
  • Pilate et sa femme, le même se lavant les mains (Matthieu 27.19 ; Matthieu 27.24 et suivant) ;

Par-ci par-là peut-être des embellissements de la tradition : les prodiges qui suivent la mort de Jésus (Matthieu 27.51 ; Matthieu 27.54), les histoires de la garde au tombeau (Matthieu 27.62 ; Matthieu 27.66 ; Matthieu 28.11 ; Matthieu 28.15).

Enfin de minimes particularités de rédaction ou des façons personnelles à l’évangéliste de se représenter les choses, conformément à sa mentalité que notre étude dégage peu à peu devant nous. Il se peut que le discours eschatologique (Matthieu 24) représente une source distincte, du reste commune à Marc, Luc et Matthieu (voir plus haut, 2°, à propos du 5e grand discours).

Certains ont aussi supposé, non sans quelques motifs, l’emploi d’une collection de passages de l’Ancien Testament, tenus pour messianiques (voir Évangiles Synoptiques, tome I, p. 400) ; ainsi pourraient s’expliquer quelques-uns des incidents précités, que l’auteur rattache plus ou moins directement à l’accomplissement des Écritures, notamment par la formule stéréotypée : « ainsi fut accompli ce qui avait été dit…  » (Matthieu 1.22 ; Matthieu 2.15 ; Matthieu 2.17 ; Matthieu 2.23 ; Matthieu 27.9 etc.). Mais cette hypothèse elle-même ne s’impose pas absolument ; à part la pièce d’allure officielle de la généalogie et la page eschatologique, aucun des éléments susmentionnés n’est d’une importance primordiale et ne postule nécessairement un document écrit intégré par Matthieu ; ce sont des renseignements issus des milieux chrétiens dans l’intervalle qui sépara les rédactions de Marc et de Matthieu. Fallût-il même supposer quelque source secondaire, la façon dont l’évangéliste a mis en œuvre ses deux grandes sources dans l’unité de sa langue soignée et de ses matériaux solidement ordonnés, montre qu’il a vraiment élaboré un Évangile personnel et tout à fait original.

2. La disposition

Il nous est très précieux en effet, possédant séparément les Évangiles de Marc et de Matthieu et sachant l’un source de l’autre, de prendre sur le fait, par leur comparaison, les changements que Matthieu a opérés sur Marc et par là les méthodes de composition dont il s’est inspiré. Nous pourrons ainsi constater :

  1. la fidélité du rédacteur de Matthieu pour conserver l’essentiel de Marc ;
  2. sa liberté pour en modifier les détails ;
  3. son point de vue particulier, révélé par ses principes de compilation. Cette comparaison doit porter tout d’abord sur la disposition de ses matériaux.

1° Déplacements

À l’intérieur du plan général de la « synopse », Matthieu change parfois l’ordre des péricopes de Marc. La plupart de ces transpositions proviennent visiblement de son principe d’établir des séries d’incidents similaires ou d’instructions connexes, ce qui a l’avantage de masser les tableaux de l’activité de Jésus et d’en rendre par là l’exposé plus frappant.

Ainsi, la succession de trois miracles de la toute-puissance de Jésus, sur la tempête, les démons, la paralysie d’un pécheur (Matthieu 8.23-9.8), est prise respectivement à Marc 4 ; Marc 5 et Marc 2. La guérison du lépreux ne pouvant être rattachée comme dans Marc (Marc 1.35 ; Marc 1.45) à la retraite de Jésus dans la solitude, que Matthieu n’a pas gardée, est insérée plus loin lorsque Jésus se trouve dans la campagne (Matthieu 8.1 et suivants) ; mais avant de reprendre au récit de Marc la guérison de la belle-mère de Pierre, localisée « dans la maison » de celui-ci, Matthieu ajoute une troisième guérison, inconnue de Marc celle du serviteur du centenier (Matthieu 8.5 et suivants), située à Capernaüm, ce qui introduit naturellement la mention subséquente de la maison de Pierre dans ce même village.

Lorsque Matthieu détache du contexte de Marc une parole de Jésus, pour la relier à un développement plus en harmonie avec elle, ce déplacement a d’ordinaire pour effet de la situer plus tôt :

Il prend aux paraboles du Royaume (Marc 4.21) la parole sur la lampe et le boisseau, et la case dans le discours sur la montagne (Matthieu 5.15 ; le contexte parallèle de Marc 4 est seulement dans Matthieu 13).

Le verset suivant de Marc (Marc 4.22), sur les secrets destinés à être manifestés, au lieu de demeurer dans le parallèle de Matthieu 13, est avancé jusqu’en Matthieu 10.26, instructions aux Douze.

Dans ces mêmes instructions, la parole sur le verre d’eau (Matthieu 10.42), parallèle à Marc 9.41, est anticipée sur Matthieu 18.5 ; et la déclaration sur le sel sans saveur (Marc 9.50), au lieu de rester dans le parallèle Matthieu 18.9, est avancée jusqu’en Matthieu 5.13.

L’exhortation au pardon avant la prière, tardive dans Marc 11.25 qui la situe après l’entrée à Jérusalem, paraît aussi déjà dans le discours sur la montagne, passage relatif à la prière (Matthieu 6.14), au lieu du parallèle Matthieu 21.22.

Les transpositions de ce genre se trouvent surtout au cours du ministère galiléen : d’abord parce que c’est la période où les épisodes de l’activité du Maître et ses miracles sont le plus nombreux, ensuite parce que les trois grands discours des chapitres 5-7, 10 et 13 ont attiré à leurs masses des enseignements plus disséminés dans Marc. À partir de la confession de Pierre (Matthieu 16), et déjà depuis le chapitre 14, Matthieu observe beaucoup mieux, et longtemps d’une façon complète, le parallélisme avec Marc. On peut tout juste relever l’interversion de la purification du temple et de la malédiction du figuier, qui évite l’interruption de Marc entre ce dernier acte symbolique du Seigneur et le commentaire qu’il en fait (Matthieu 21.12 ; Matthieu 21.22 ; cf. Marc 11.11-25).

2° Abréviations ou développements

(a) Matthieu, beaucoup plus long que Marc abrège pourtant très fréquemment son texte, sans doute afin de réserver de la place pour ses nouveaux et considérables éléments, ceux du volume des Logia et les autres. Il supprime les répétitions superflues, sortes de pléonasmes où se trahissait souvent l’influence sur Marc du parallélisme hébreu.

De Marc 11.5 il garde : « le Royaume des cieux, signifiant : de Dieu, est proche », aussi supprime-t-il : « le temps est accompli », et comme il garde : « repentez-vous », il supprime : « et croyez à l’Évangile » (Matthieu 4.17) ; ainsi il diminue de moitié le verset de Marc.

De Marc 13.2 il garde : « quand le soir fut venu », aussi supprime-t-il : « après le coucher du soleil » (Matthieu 8.16).

De Marc 14.2 il condense les deux propositions : « la lèpre disparut, et il devint net », en : « il fut nettoyé de sa lèpre » (Matthieu 8.3).

Voir aussi comment Marc 4.39 est abrégé dans Matthieu 8.26.

Il arrive même que par souci de brièveté Matthieu fasse disparaître une locution de Marc en trois termes (Marc 6.4 parallèle Matthieu 13.57), lui qui suivant une autre tendance dont il sera question plus loin ajoute une quantité de ces expressions triples.

Supprimés aussi, fréquemment, des détails narratifs qui lui auront paru superflus, parce que ce sont généralement les traits descriptifs qui intéressaient le témoin oculaire Pierre et son secrétaire Marc, mais qui perdent de leur valeur à mesure que les témoins sont plus éloignés des faits, et qui même peuvent leur paraître parfois trop familiers :

  • les bêtes sauvages (Marc 11.3 parallèle Matthieu 4.11),
  • les ouvriers (Marc 1.20 parallèle Matthieu 4.22),
  • André, Jacques et Jean (Marc 12.9 parallèle Matthieu 8.14),
  • la poupe et le coussin (Marc 4.38 parallèle Matthieu 8.24),
  • pour 200 deniers (Marc 6.37 parallèle Matthieu 14.17),
  • la comparaison d’un foulon (Marc 9.3 parallèle Matthieu 17.2),
  • plus de 300 deniers (Marc 14.5 parallèle Matthieu 26.9),
  • le jeune fuyard sans vêtements (Marc 14.51 parallèle Matthieu 26.56),
  • Alexandre et Rufus (Marc 15.21 parallèle Matthieu 27.32),
  • l’achat du linceul (Marc 15.46 parallèle Matthieu 27.59), etc.

(b) D’autre part, Matthieu allonge aussi, et considérablement, le texte de Marc ; on devine que ces développements concernent des paroles, qui deviennent ainsi des entretiens ou vont s’agglomérer aux discours chaque fois que Marc la source historique, offre l’occasion d’insérer des extraits des Logia, la source doctrinale.

Les 2 versets de Marc 1.7 et suivant, aperçu de la prédication du Précurseur, en deviennent 6 dans Matthieu 3.7 ; Matthieu 3.12.

Les 2 versets de Marc 1.12 et suivant, indication du fait de la tentation de Jésus, en deviennent 11 dans Matthieu 4.1 ; Matthieu 4.11, dialogue entre le Diable et le Seigneur, qu’évidemment celui-ci avait un jour raconté aux disciples.

Les 9 versets de Marc 3.22-30 sur Béelzébul et le péché contre le Saint-Esprit, en deviennent 22 dans Matthieu 12.24 ; Matthieu 12.45.

Les 34 premiers versets de Marc 4 constituent une péricope assez longue — le plus long passage didactique de Marc en dehors du discours eschatologique (chapitre 13) — ; mais le chapitre parallèle de Matthieu possède 52 versets, par l’adjonction de suppléments considérables.

Les exhortations de Marc 6.7-11, noyau fort réduit des instructions aux Douze envoyés en mission, deviennent une quarantaine de versets du grand discours de Matthieu 10.

De même, les avertissements de Jésus en 3 versets dans Marc 12.38-40 sont le noyau du long discours de Matthieu 23 contre les scribes et les pharisiens. Le discours eschatologique lui-même, commun aux trois synoptiques, est complété dans Matthieu par tout un chapitre nouveau, le chapitre 25, sur la préparation dans la vie présente aux rétributions de l’éternité.

La simple énumération de tels exemples, choisis parmi d’autres, est démonstrative : tel était bien l’objectif de Matthieu d’enchâsser l’enseignement du Christ dans le récit de ses œuvres emprunté à Marc ; et il faut reconnaître toute la valeur de ses notices parsemées au cours de l’ouvrage comme des jalons indicateurs : « Dès lors, Jésus commença à prêcher et à dire… (Matthieu 4.17) Jésus allait par toute la Galilée, enseignant dans les synagogues, prêchant l’Évangile du royaume et guérissant… (Matthieu 4.23) Ouvrant la bouche il se mit à les enseigner, en disant… (Matthieu 5.2) Il parcourait villes et villages, enseignant dans les synagogues, prêchant l’Évangile du royaume et guérissant… (Matthieu 9.35) Quand il eut achevé de donner ces instructions à ses douze disciples, il partit de là pour aller enseigner et prêcher… (Matthieu 11.1) Étant allé dans sa patrie, il enseignait dans la synagogue (Matthieu 13.54). Le peuple, entendant ces paroles, était frappé de son enseignement…  » (Matthieu 22.33). Il faudra tenir le plus grand compte de ce point de vue dominant de notre Évangile pour en apprécier les caractéristiques et la valeur historique et religieuse.

3° Ggroupements

En continuant à démêler de près ses procédés de disposition, on constate chez le rédacteur de Matthieu un esprit de système assez singulier, et qui n’est pas sans importance.

1) Symétriques

En remaniant ses matériaux pour établir ces rapprochements, juxtapositions, constructions bloquées de discours ou collections dramatiques de faits, Matthieu recherche les effets : répétitions, parallèles ou contrastes. C’est par un souci de symétrie déjà raffiné qu’il dispose la totalité du ministère galiléen en une série de groupes où chaque fois l’activité de Jésus s’articule sur un texte prophétique et aboutit à l’un de ses grands discours.

(a) Début d’activité messianique, rattachée à une prophétie d’Ésaïe (Matthieu 4.15) et finissant par le discours sur la montagne (Matthieu 4.12-7.27), suivi de la formule de transition signalée plus haut » (Matthieu 7.28 et suivant)

(b) suite de l’activité messianique, rattachée à une prophétie d’Ésaïe (Matthieu 8.17) et finissant par le discours missionnaire aux Douze (Matthieu 8.1-10.42), suivi de la même formule (Matthieu 11.1) ;

(c) actes et instructions messianiques, rattachés à une prophétie d’Ésaïe (Matthieu 12.18 ; Matthieu 12.21) et finissant par les paraboles du Royaume (Matthieu 11.2-13.52), rattachées elles-mêmes à une prophétie d’Ésaïe (Matthieu 13.14 et suivant) et à la parole d’un psaume (Matthieu 13.35), et suivies de la formule habituelle (Matthieu 13.53) ;

(d) activité messianique nouvelle en Galilée et aux environs, rattachée à une prophétie d’Ésaïe (Matthieu 15.8 et suivant) et finissant par le discours sur les petits et le pardon (Matthieu 13.54-18.35), suivi de la formule consacrée (Matthieu 19.1).

Pour artificiel que puisse nous paraître un tel schéma, destiné à encadrer et à classer une activité et une prédication dont les qualités les plus apparentes étaient en tout cas la spontanéité, l’à-propos des actions et des commentaires devant l’imprévu de la vie, dans la liberté de la toute-puissance inspirée, il faut convenir que ce schéma n’est pourtant pas dans Matthieu l’effet du hasard, car il faut le suivre plus loin et reconnaître une préoccupation de symétrie encore plus poussée de sa part.

2) Numériques

L’évangéliste affectionne en effet les groupements suivant certains chiffres : surtout 3, mais aussi 5 et 7. On pourrait relever près de 40 groupes de 3, presque tous particuliers à Matthieu ; nous nous bornons aux plus frappants.

D’abord des groupes de faits :

  • la généalogie est comprimée en 3 sections de 14 (7 x 2) noms chacune (Matthieu 1.1 ; Matthieu 1.17) ;
  • 3 épisodes dans l’Évangile de l’enfance (mages, fuite, retour, chapitre 2) ;
  • 3 tentations (Matthieu 4.3 ; Matthieu 4.10) ;
  • 3 guérisons (lèpre, paralysie, fièvre, Matthieu 8.1 ; Matthieu 8.15) ;
  • 3 miracles de la toute-puissance de Jésus (tempête, démoniaques, péché, Matthieu 8.23-9.8) ;
  • à Gethsémané, 3 appels aux disciples (Matthieu 26.38 ; Matthieu 26.40 ; Matthieu 26.45)
  • et 3 appels à Dieu (Matthieu 26.39 ; Matthieu 26.42 ; Matthieu 26.44) ; 3 déclarations au moment de l’arrestation (Matthieu 26.50-52-35) ;
  • 3 péchés contre le sang innocent (Judas, Pilate, le peuple, Matthieu 27.4-24 ; Matthieu 27.25) ;
  • 3 phénomènes lors de la mort du Seigneur (le voile, le tremblement de terre, les résurrections, Matthieu 27.51 ; Matthieu 27.53) ;
  • 3 groupes de témoins à la résurrection (femmes, gardes, disciples, Matthieu 28.1-10 ; Matthieu 28.11-15 ; Matthieu 28.16).

Les groupes de paroles sont beaucoup plus nombreux :

  • 3 cas de pratique de la justice (aumône, prière, jeûne, Matthieu 6.1 ; Matthieu 6.18) ;
  • 3 fois la défense : « ne soyez point en souci » (Matthieu 6.25-31 ; Matthieu 6.34) ;
  • 3 œuvres faites « en ton nom » (Matthieu 7.22) ;
  • 3 fois l’encouragement à ne pas craindre (Matthieu 10.36 ; Matthieu 10.28 ; Matthieu 10.31) ;
  • 3 caractères de la maison (vide, balayée, ornée, Matthieu 12.44) ;
  • 3 paraboles de la culture (semeur, ivraie, moutarde, Matthieu 13.1 ; Matthieu 13.32) ;
  • 3 paraboles sur la déchéance des Juifs (les deux fils, les vignerons, le festin, Matthieu 21.28-22.14) ;
  • 3 facultés dans le sommaire de la loi (cœur, âme, pensée, Matthieu 22.37) ;
  • nombreux groupes de 3 dans le discours du chapitre 23 : festins, synagogues, places (verset 6 et suivant),
  • titres de maître, père et directeur (verset 8,10),
  • serments par l’autel, le temple et le ciel (verset 20,22),
  • menthe, anis, cumin opposés à justice, miséricorde, fidélité (verset 23),
  • envoi de prophètes, sages et scribes (verset 34) ;
  • 3 paraboles de la vigilance (serviteur, dix vierges, talents, Matthieu 24.43-25.30),

Enfin – et ceci est très frappant dans la triomphale conclusion de l’Évangile – le dernier message du Christ ressuscité à ses disciples se divise en 3 phrases :

  • une proclamation (toute-puissance m’a été donnée… ),
  • un programme (allez donc… ),
  • une promesse (et voici… ),

Dont la 2e contient 3 devoirs :

  • enseignez,
  • baptisez,
  • apprenez à garder,

Le 2e devoir étant à remplir au nom des 3 personnes divines : Père, Fils, Saint-Esprit (Matthieu 28.18-20).

Les groupes de 5 sont moins fréquents.

Nous avons vu que 5 grands discours sont marqués dans Matthieu par leur formule finale. Le discours sur la montagne renferme lui-même 5 rectifications des conceptions fausses de la loi, avec la formule : « Vous avez entendu…, mais moi je vous dis » (Matthieu 5.21 ; Matthieu 5.27 ; Matthieu 5.33 ; Matthieu 5.38 ; Matthieu 5.43) seulement, comme ce développement traite 6 sujets, l’un d’eux a été privé de la formule (verset 31), afin qu’elle ne fût bien répétée que 5 fois.

Dans les chapitres 21 et 22, au cours des suprêmes débats on compte 5 sujets de discussion : autorité, impôt, résurrection, grand commandement, Fils de David (Matthieu 21.23 ; Matthieu 21.27 ; Matthieu 22.15 ; Matthieu 22.46).

Il se trouve que c’est le seul Évangile qui conserve la parabole des 5 vierges sages et des 5 vierges folles, et celle des talents, où le premier serviteur en reçoit d’abord 5 et plus tard 5 autres (Matthieu 25).

On voit aussi quelques groupes de 7 :

Les paraboles du Royaume (Matthieu 13) ; il y en aurait 8 si Matthieu avait gardé les 3 de Marc portant toutes sur les semences, mais c’est sans doute pour avoir un total de 7 qu’il a supprimé celle de la semence (Marc 4.26 ; Marc 4.29), où peuvent se distinguer quelques traits analogues à celle de l’ivraie (sommeil et ignorance du semeur, croissance constante, différence entre l’herbe et l’épi, moisson et faucille), sans que par ces ressemblances les deux paraboles fassent vraiment double emploi.

Le chapitre 23 énumère non pas 8, mais 7 malédictions (car celle du verset 14 ne se trouve pas dans les plus anciens manuscrits). De même il n’y aurait que 7 béatitudes dans Matthieu 5 si la 3e (Matthieu 5.5 équivalant à Psaumes 37.11) était, comme certains le pensent, une addition postérieure. On peut soutenir aussi que l’oraison dominicale, qui dans Luc 11.2 ; Luc 11.4 a 5 requêtes, en a 7 dans Matthieu 6.9 ; Matthieu 6.13. Enfin, lorsque Jésus parle dans Luc 17.4 de péché suivi de repentir 7 fois par jour, le parallèle de Matthieu 18.21 et suivant lui fait recommander le pardon non pas 7 fois mais 70 fois 7 fois.

Nous avons limité ces citations à des cas indiscutables, faisant abstraction par exemple des modes de division possibles des grands discours en 5 ou en 7 parties, qui peuvent ne correspondre nullement aux intentions de l’évangéliste. Un certain nombre sont évidemment volontaires ; d’autres peuvent être d’ordre simplement oratoire, comme ceux du chapitre 23 ; d’autres, purement fortuits ; enfin quelques-uns représentent un fait réel, comme les 3 appels de Jésus en Gethsémané, qui se trouvent déjà dans Marc ou les 3 tentations, qui se trouvent également dans Luc.

Les 4 évangiles peuvent avoir de ces rencontres non cherchées, tels les 3 exemples d’exaucement du fils (pain ou pierre, poisson ou serpent, oœuf ou scorpion) conservés par Luc alors que par exception Matthieu 11 a gardé que les deux premiers (Luc 11 : et suivant, Matthieu 7.9). Ce qui est à relever chez Matthieu, c’est le grand nombre qu’il en a introduit consciemment : pour avoir 3 termes il enlève à Marc 12.30 l’une des 4 facultés du sommaire de la loi (la force), ou il ajoute sans doute un terme aux Logia qui d’après Luc (Luc 11.42) n’en avaient que 2 (2 fois de suite : rue et menthe, justice et amour).

Les classements numériques, quelque peu fantaisistes et arbitraires, ne risquent pas toutefois d’entraîner à de graves déformations un auteur maître de son sujet et plein du témoignage qu’il veut rendre à son Maître en toute sincérité. Les considérations de ce genre jouaient du reste chez les Juifs un rôle qui sans doute n’avait rien de magique, mais qui pouvait dépendre de certaines spéculations mystiques (voir Nombre) : ils tenaient en honneur, comme du reste tout l’Orient, précisément ces chiffres 3, 5 et 7 : Lévitique 7, nombre premier, imposé à la semaine antique par les phases de la lune, consacré par tout le système sabbatique sacerdotal, paraît souvent comme un nombre typique dans l’Ancien Testament et plus encore dans l’Apocalypse.

Les Israélites eurent d’abord 3 fêtes annuelles, puis plus tard 5, auxquelles correspondaient les 5 rouleaux sacrés : les Megillôt (voir Bible, paragraphe 3) ; leur Loi avait 5 livres (Pentateuque), leurs Psaumes 5 divisions, qui se retrouvent dans leur littérature apocryphe et apocalyptique : Siracide, Apocalypse d’Hénoc, Sentences des Pères. On a supposé — et l’hypothèse nous paraît des plus vraisemblables — que ces classifications par 3, 5, 7 (et 10) contribuaient à faciliter le souvenir des élèves et des maîtres en des temps où presque tout l’enseignement était confié à la mémoire ; si le système des poèmes alphabétiques (voir ce mot) a pu être tenu dans une certaine mesure pour un moyen mnémotechnique, à combien plus forte raison les chiffres ont-ils pu jouer ce rôle utile dans l’instruction des catéchumènes des synagogues juives et par suite des assemblées judéo-chrétiennes.

En conséquence, les préoccupations de classement symétrique et numérique chez notre évangéliste, et peut-être avant lui chez le rédacteur des Logia (voyez par exemple les 3 paires de verbes répétées deux fois, aussi bien dans Luc que dans Matthieu : demandez, cherchez, frappez… Matthieu 7.7 et suivant parallèle Luc 11.9 et suivant), — ce qui s’expliquerait assez bien comme une sorte de pli professionnel de l’ancien receveur d’impôts et teneur de registres Matthieu, — doivent bien nous révéler en lui :

  1. un auteur juif, qui, sans doute intentionnellement, écrit le Pentateuque de la nouvelle alliance, la loi du Royaume en 5 discours, et qui aime en distribuer les éléments suivant des divisions simples, déjà chères aux auteurs des Écritures de l’Ancien Testament ;
  2. un auteur systématique, qui ne prétend pas faire avant tout œuvre chronologique, mais qui, préférant les vues synthétiques à la suite exacte des faits (dans la mesure où il pouvait la connaître), ordonne son Évangile en fonction des enseignements du Messie ;
  3. un auteur didactique, à la fois saisi par la grandeur du Roi, par la splendeur de sa doctrine et par la nécessité de faire connaître l’un et l’autre à ses coreligionnaires égarés, sans doctrine et sans Roi.

IV Caractères

1. La langue

De même que pour établir ses principes de composition, la comparaison de Matthieu avec sa source Marc est capitale pour préciser les caractères particuliers de forme et de fond du plus récent de ces deux Évangiles.

En simplifiant les expressions redondantes celui-ci allège la phrase souvent embarrassée du premier. Il remplace souvent la conjonction : et (haï) de Marc par la particule grecque , beaucoup plus souple et nuancée. L’adverbe caractéristique de Marc : aussitôt (grec euthus ou euthéôs), qui s’y trouvait 41 fois, ne paraît plus que 7 fois dans Matthieu ; l’adverbe : de nouveau (palin), 26 fois dans Marc n’est plus que 16 fois dans Matthieu ; le verbe au présent historique, forme vivante mais populaire, très familière à Marc (150 fois), est 93 fois dans Matthieu, dont 21 sont de Marc ; 228 fois est évité par Matthieu le verbe à l’imparfait, tournure souvent lourde en grec. Pour donner leur valeur réelle à tous ces nombres en contraste, il faut tenir compte de la proportion des deux ouvrages, Matthieu étant plus long que Marc à peu près des 2/3 de celui-ci. D’autres améliorations encore du style spontané mais gêné de Marc (la conjugaison par périphrase, ou avec l’auxiliaire : commencer à… , la reprise de la préposition des verbes composés) contribuent à rapprocher Matthieu de la langue classique.

Dans le même sens il préfère les mots usuels aux expressions souvent pittoresques mais d’un usage exceptionnel qu’il trouve chez Marc ; son vocabulaire particulier emploie davantage de termes du grec ordinaire ou de celui des LXX Dans ces révisions de forme on reconnaît une époque moins proche du sujet traité ; après les auteurs qui, sous le coup des faits extraordinaires de l’Évangile, lançaient l’explosion d’un témoignage, sans considérations secondaires, voici les rédacteurs proprement dits qui estiment le sujet digne de se conformer aux exigences littéraires pour avoir plus d’accès et de crédit auprès du public instruit.

2. Les rectifications

Ce n’est pas seulement la forme que Matthieu corrige chez Marc ; c’est aussi quelquefois le fond, lorsque tel détail du récit lui paraît être une erreur ou une inexactitude. En certains cas, ce sont incontestablement les rectifications justifiées d’un lecteur plus attentif ou mieux renseigné. C’est ainsi qu’il fait disparaître la mention erronée du sacerdoce d’Abiathar là où il aurait fallu lire : Abimélec (Marc 2.26 parallèle Matthieu 12.4) ; qu’il substitue au titre populaire de roi, auquel Hérode prétendait, son titre officiel de tétrarque (Marc 6.14 parallèle Matthieu 14.1).

Au même souci d’exactitude il faut sans doute attribuer la correction de la formule primitive relative à la résurrection : « après 3 jours » (Marc 8.31 ; Marc 9.31 ; Marc 10.34) qui devient : « le 3e jour » dans Matthieu (Matthieu 16.21 ; Matthieu 17.23 ; Matthieu 20.19), ce qui est strictement plus juste pour désigner l’intervalle entre le crucifiement du vendredi soir et l’ouverture du tombeau vide le dimanche matin ; pourtant Matthieu a conservé une fois la locution ancienne (Matthieu 27.63), probablement sans s’en rendre compte.

Dans d’autres cas, ses modifications portent sur des noms propres : « Lévi fils d’Alphée » devient « un homme appelé Matthieu » (Marc 2.14 parallèle Matthieu 9.9), peut-être sous l’influence des Logia œuvre de Matthieu ; au lieu de Géraséniens, nous avons Gadaréniens (Marc 5.1 parallèle Matthieu 8.28) ; au lieu du mystérieux Dalmanutha, le non moins mystérieux Magadan (Marc 8.10 parallèle Matthieu 15.39).

Une quantité d’autres corrections peuvent être signalées ; les principales vont nous apparaître maintenant comme provenant de conceptions religieuses particulières de l’évangéliste.

3. L’accomplissement des écritures

Nous l’avons vu plus haut, Matthieu a rattaché une grande partie du ministère du Messie à des prophéties de l’Ancien Testament, qu’il cite en les introduisant par la même formule : « Ainsi fut accompli ce qui avait été dit par…  » (Matthieu 4.14 ; Matthieu 8.17, etc., cf. Matthieu 1.22 ; Matthieu 2.15 ; Matthieu 2.17 ; Matthieu 2.23). Le programme de Jésus placé par lui à l’entrée de son grand discours : « venu, non pour abolir la loi et les prophètes, mais pour les accomplir » (Matthieu 5.17 et suivants), domine toute la présentation de son Évangile.

Il en a contracté l’habitude de rattacher les incidents aux Écritures qu’à ses yeux ils accomplissent, pour faire mieux ressortir la réalité de cet accomplissement.

Là où Marc ne parle que d’un ânon, il met en scène deux animaux, parce qu’il pense à la prophétie de Zacharie (Zacharie 9.9), qu’il cite expressément ; et la répétition en parallèle poétique relative à l’ânon : « monté sur un âne, sur un ânon, le petit de celle qui porte le joug », s’applique pour lui distinctement à un ânon et une ânesse (Marc 11.2 et suivants parallèle Matthieu 21.2 et suivants).

Là où Marc écrit : « ils promirent de lui donner de l’argent », Matthieu modifie : « ils lui comptèrent 30 pièces d’argent » (Marc 14.11 parallèle Matthieu 26.15), se rapprochant ainsi de Zacharie 11.12. Et un peu plus loin (Matthieu 27.9), à propos du champ du potier, il cite librement Zacharie 11.12-13, mais il les attribue par inadvertance à Jérémie, sans doute influencé par le souvenir de l’achat d’un champ par ce prophète (Jérémie 32.6-9) et de ses images du potier (Jérémie 18.2 ; Jérémie 19.10).

Notre évangéliste semble commettre lui-même une erreur de nom dans une allusion aux Écritures : (Matthieu 23.35) il met dans le discours de Jésus la remarque tragique : « depuis le sang d’Abel jusqu’au sang de Zacharie », c’est-à-dire que les meurtres d’innocents remplissent l’Ancien Testament depuis les premières pages (Genèse 4) jusqu’aux dernières (2 Chroniques 24.20 ; 2 Chroniques 24.22) — car l’Ancien Testament hébreu se termine par les livres des Chroniques — ; seulement la victime mentionnée en ce dernier cas est Zacharie fils de Jéhojada, tandis que l’évangéliste lui donne machinalement un autre patronyme, qui provient du prophète (Zacharie 11, cf. aussi Ésaïe 8.2), « Zacharie fils de Barachie » ; on a cherché d’autres explications à cette anomalie, mais la plus naturelle est bien celle d’un lapsus échappé au rédacteur ou à l’un des premiers copistes de Matthieu, et que Luc de son côté n’a pas commis (Luc 11.51).

Ailleurs, le « vin mêlé de myrrhe » de Marc 15.23 devient dans Matthieu (Matthieu 27.34) un « vin mêlé de fiel », sans doute parce qu’il pense à la plainte du psalmiste : « mes adversaires mettent du fiel dans ma nourriture, et pour apaiser ma soif ils m’abreuvent de vinaigre » (Psaumes 69.22) ; la 2e partie de ce verset se trouvant réalisée dans Matthieu 27.48, l’évangéliste a vu la réalisation de la 1ère dans Matthieu 27.34 ; mais il fait ainsi des deux breuvages présentés au Crucifié des boissons préparées contre lui par la malveillance (comme dans le psaume), tandis que le « vin mêlé de myrrhe » était un stupéfiant, offert au supplicié par miséricorde, et que du reste celui-ci refusa pour garder sa lucidité, et le vinaigre était le mauvais vin aigri des soldats (Jean 19.29).

Cette tendance à trouver dans les Évangiles les accomplissements matériels de nombreux passages de l’Ancien Testament devait prendre un essor extraordinaire chez certains Pères de l’Église ; c’est ainsi que Justin Martyr (Apol., 13 2) affirme que « l’ânon attaché », d’après les Évangiles, ne pouvait l’être qu’à un cep de vigne, car il est écrit de Juda : « Il attache à la vigne son ânon, et au meilleur cep le petit de son ânesse » (Genèse 49.11). On voit par cet exemple que si le rédacteur juif de Matthieu part d’un juste point de vue lorsqu’il appuie la nouvelle alliance sur l’ancienne, il n’en est pas moins vrai que sa tendance à accentuer les interprétations littéralistes de l’Ancien Testament l’éloigné peu à peu des événements historiques, dans la voie de l’allégorie. Il y avait été certainement précédé lui-même par les préoccupations théologiques des communautés primitives, mais c’est celui des Évangiles qui y a le plus prêté.

4. L’autorité des disciples

Il arrive fréquemment aussi que l’évangéliste atténue ou même fasse disparaître, de Marc les traits qui pourraient sembler défavorables aux disciples de Jésus. L’observation que leur fait leur Maître : « vous ne comprenez pas cette parabole ? comment donc comprendrez-vous toutes les paraboles ? » (Marc 4.13) sonne presque comme un reproche, dans sa surprise attristée ; elle a disparu du parallèle Matthieu 13.16 et suivant, où tout au contraire il leur adresse une bénédiction : « quant à vous, heureux vos yeux parce qu’ils voient… ! »

La mention de leur incompréhension du miracle des pains et de l’endurcissement de leur cœur est remplacée par leur adoration prosternée devant le Fils de Dieu (Marc 6.52 parallèle Matthieu 14.33).

Supprimées, au moment de la transfiguration, la remarque que Pierre « ne savait pas ce qu’il disait parce qu’ils étaient effrayés », et l’ignorance des trois disciples se demandant ce que c’était que ressusciter des morts (Marc 9.6 ; Marc 9.10 parallèle Matthieu 17.4-9).

Supprimée de même la remarque analogue, en Gethsémané, qu’« ils ne savaient que lui répondre » (Marc 14.40 parallèle Matthieu 26.43).

La conclusion analogue, après une annonce de sa mort : « ils ne comprenaient point cette parole, et ils craignaient de l’interroger », devient simplement : « ils furent fort affligés » (Marc 9.32 parallèle Matthieu 17.23).

La leçon de Jésus sur l’humilité, provoquée chez Marc par une discussion des disciples sur le plus grand d’entre eux, est amenée chez Matthieu par la question tout impersonnelle qu’ils lui posent sur le plus grand dans le Royaume (Marc 9.33 et suivants, parallèle Matthieu 18.1 et suivants).

La demande intéressée de Jacques et Jean ambitionnant les premières places dans la gloire du Seigneur, est prêtée par Matthieu à leur mère, ce qui épargne les disciples ; mais le réviseur ne s’est pas avisé de modifier aussi le pluriel de la réponse de Jésus, qui s’adresse aux frères, ni la conséquence qui est l’indignation des dix autres non contre la mère mais contre les deux frères (Marc 10.35 ; Marc 10.41 parallèle Matthieu 20.2-24).

À ce souci d’épargner les disciples se rattachent peut-être les passages tendant à mettre en avant l’autorité de Pierre (Matthieu 14.28 ; Matthieu 16.17 et suivants), et que Matthieu ajoute à Marc celui-ci les ayant sans doute passés sous silence parce que Pierre lui-même (d’après qui Marc rédigea son Évangile) évitait de se faire valoir (voir Marc [Évangile de], III, 3).

Cette tendance de Matthieu à rehausser les Douze n’est pas d’ailleurs sans quelques exceptions : il n’a pas supprimé, loin de là, tout ce qui pouvait risquer de jeter un blâme sur leur souvenir ; il en a même conservé que Luc de son côté devait supprimer :

  • les reproches de Jésus pour leur manque de mémoire (Marc 8.17 parallèle Matthieu 16.8 parallèle Luc 12.1),
  • sa dure réprimande à Pierre en qui s’incarne le Tentateur (Marc 8.33 parallèle Matthieu 16.23 parallèle Luc 9.22),
  • le pénible épisode lui-même des deux fils de Zébédée, enfin la fuite générale des Onze après l’arrestation de leur Maître (Marc 14.50 parallèle Matthieu 26.56; Luc 22.53).

La tendance de Matthieu, pour n’être pas absolue, n’en est pas moins générale, et Luc la partage en une certaine mesure. Elle manifeste un respect tout particulier, nous allions dire une sorte de culte, pour les apôtres du Seigneur qui après l’Ascension et la Pentecôte avaient fondé l’Église sous l’action de l’Esprit. Ils ne sont plus présentés ici comme des compagnons familiers avec qui l’on a vécu, mais en eux déjà commencent à poindre des personnages qui prendront figure hiératique par l’association de leur ministère à l’action éternelle de leur Maître terrestre désormais glorifié. Tant il est-vrai que notre Évangile sous sa forme actuelle ne peut avoir été conçu par l’un d’entre eux, par l’apôtre Matthieu de la tradition, mais qu’il appartient à une génération plus récente, élevée dans la vénération de la piété à l’égard des témoins, confidents, successeurs et représentants du Seigneur Jésus-Christ.

5. La majesté du Christ

À plus forte raison son culte pour le Seigneur inspire-t-il à Matthieu une tendance à rehausser son autorité ; et ceci, doublement :

a. Négativement

Il atténue ou supprime bien des éléments qui à ses yeux auraient risqué de rabaisser le Messie dans l’adoration de ses lecteurs. Sur le témoignage oculaire de Pierre, Marc avait retenu, en des tableaux mouvementés et vivants, nombre de traits de physionomie humaine de Jésus de Nazareth.

Mais Matthieu préfère généralement passer sous silence ses émotions :

  • indignation affligée (Marc 3.5 parallèle Matthieu 12.13),
  • étonnement attristé (Marc 6.6 parallèle Matthieu 13.58),
  • soupir (Marc 8.12 parallèle Matthieu 16.2),
  • encore indignation (Marc 10.14 parallèle Matthieu 19.14),
  • affection (Marc 10.21 parallèle Matthieu 19.21)

Il adoucit en « tristesse » le terme de « frayeur » (grec ekthambesthaï, littéralement surprise terrifiée) qui, appliqué au Christ, lui aura paru excessif (Marc 14.33 parallèle Matthieu 26.37).

Il supprime le plus souvent les questions par où Jésus s’informe, paraissant donc ignorer ce qu’il demande :

  • « quel est ton nom ? » (Marc 5.9 parallèle Matthieu 8.29 et suivant),
  • « qui a touché mes vêtements ? » (Marc 5.30 parallèle Matthieu 9.21 et suivant),
  • « combien de pains avez-vous ? » (Marc 6.38 parallèle Matthieu 14.17),
  • « sur quoi discutez-vous ? » (Marc 9.16 parallèle Matthieu 17.14),
  • « combien y a-t-il de temps que cela lui arrive ? » (Marc 9.21 parallèle Matthieu 17.17 et suivant),
  • « de quoi parliez-vous en chemin ? » (Marc 9.33 parallèle Matthieu 18.1),
  • « où est la salle pour la Pâque ? » (Marc 14.14 parallèle Matthieu 26.18).

Combien plus supprimera-t-il donc les indications qui feraient supposer une certaine impuissance du Maître :

  • la désobéissance du lépreux, qui l’empêche d’entrer ouvertement dans les villes (Marc 1.45 parallèle Matthieu 8.4),
  • l’ordre à l’esprit impur qui n’obéit pas immédiatement (Marc 5.8 parallèle Matthieu 8.29 et suivant),
  • sa volonté de rester caché et l’impossibilité de l’obtenir (Marc 7.24 parallèle Matthieu 15.21),
  • la terrible convulsion pendant la guérison de l’enfant démoniaque (Marc 9.25 ; Marc 9.27 parallèle Matthieu 17.1 et suivant).

En modifiant la première réponse de Jésus au jeune riche, il évite l’inférence (qui serait d’ailleurs inexacte) que Jésus ne se reconnaîtrait pas bon (Marc 10.18 parallèle Matthieu 19.17).

Il supprime la tentative des siens de se saisir de lui parce qu’il aurait perdu l’esprit (Marc 3.21 parallèle Matthieu 12.24).

Il juge trop énergique le verbe de Marc : « l’Esprit poussa Jésus au désert », et le remplace par « emmena » (Marc 11.2 parallèle Matthieu 4.1) ; la compagnie des bêtes sauvages lui paraît sans doute incompatible avec la majesté du Seigneur, mais il conserve celle des anges (Marc 1.13 parallèle Matthieu 4.11) ; d’après Marc les disciples « emmènent » Jésus dans la barque, d’après Matthieu 11 l’y « suivent » (Marc 4.36 parallèle Matthieu 8.23) ; le « charpentier » devient le « fils du charpentier » (Marc 6.3 parallèle Matthieu 13.55) ; Matthieu remplace le terme vulgaire et presque choquant de « cadavre » (ptôma), appliqué au « corps » du Crucifié (Marc 15.45 parallèle Matthieu 27.59).

Sa désapprobation des familiarités déplacées lui fait supprimer toutes les mentions de la foule pressant Jésus :

  • Marc 1.33 ; Marc 1.45 parallèle Matthieu 8.16 ; Matthieu 8.4,
  • Marc 3.9 parallèle Matthieu 12.15,
  • Marc 5.31 parallèle Matthieu 9.21 et suivant,
  • l’empêchant même de prendre ses repas Marc 3.20 parallèle Matthieu 12.22,
  • Marc 6.31 parallèle Matthieu 14.13,

Et les guérisons opérées au moyen de la salive, l’une d’elles ne se faisant que sur deux interventions de Jésus (Marc 7.8 ; Marc 7.22). Dans une annonce des outrages qu’il subira, Matthieu seul supprime le détail des crachats (Marc 8.34 parallèle Luc 18.32 ; Matthieu 20.19). Il n’est pas jusqu’au reproche que les Douze osent adresser à Jésus dans la tempête : « Seigneur, cela ne te fait-il rien que nous périssions ? » qui ne devienne l’appel d’une édifiante prière : « Seigneur, sauve-nous ! nous périssons ! » (Marc 4.38 parallèle Matthieu 8.25), ce qui épargne à la fois le caractère des disciples et la personne du Sauveur.

b. Positivement

Matthieu accentue la toute-puissance et la majesté du Seigneur.

Marc disait : « on lui amena tous les malades et les démoniaques… Il guérit plusieurs malades et chassa plusieurs démons » ; Matthieu transpose : « on lui amena plusieurs démoniaques, il chassa les esprits et guérit tous les malades » (Marc 13.22 ; Marc 13.34 parallèle Matthieu 8.16).

Trois fois Matthieu souligne une guérison par la précision « à cette heure même » (Matthieu 9.23 ; Matthieu 15.25 ; Matthieu 17.18), lui qui en d’autres circonstances supprime si souvent l’adverbe « aussitôt », cher à Marc.

Il applique aussi cet adverbe au dessèchement du figuier maudit, alors que d’après Marc cet effet n’est visible que le lendemain (Marc 11.20 parallèle Matthieu 21.19).

Au lieu d’un démoniaque guéri au delà du lac, Matthieu en a deux (Marc 5.2 et suivants parallèle Matthieu 8.28) ; au lieu d’un aveugle guéri près de Jérico, Matthieu en a deux (Marc 10.46 parallèle Matthieu 20.30).

Lui seul fait mention de phénomènes extraordinaires consécutifs à la mort de Jésus (Matthieu 27.51 ; Matthieu 27.53).

Certes, sa foi chrétienne, si humaine et si morale tout ensemble, ne saurait être assimilée aux antiques superstitions qui multipliaient les prodiges accompagnant la mort de César (Virgile, Géorg., I, 466-497) et de ses successeurs (Suétone, pass.) pour consacrer l’apothéose impériale ; il n’en reste pas moins que dans la pensée de notre évangéliste les faits inexplicables survenus au moment où le Seigneur expirait contribuaient à sanctionner pour le public sa divinité glorieuse. Poussant plus loin dans cette voie, l’hagiographie des Évangiles apocryphes — que la chrétienté devait repousser — allait plus tard se donner libre carrière en d’invraisemblables déroulements du prodigieux dans le ministère du Christ ; de ce produit stérile et faux de la pure imagination, Matthieu se trouve encore fort éloigné, dans sa sobriété d’Évangile canonisé par l’Église primitive ; mais son inclination certainement inconsciente à renforcer de traits thaumaturgiques la gloire de son Sauveur trahit le goût d’une certaine piété judéo-chrétienne héritière de celle des Juifs, qui « demandent des miracles » (1 Corinthiens 1.22), et présage l’orientation où s’engageront au siècle suivant tant d’amateurs de merveilleux.

V Valeur historique et religieuse

1. Les faits

Toutes ces particularités de Matthieu, si secondaire qu’en puisse parfois sembler l’intérêt, car elles visent principalement des détails, accusent néanmoins un travail de la réflexion chrétienne sur l’histoire évangélique ; ce sont des notes de réviseur et non plus des précisions de témoin direct. Si notre Évangile était de l’apôtre Matthieu, il ajouterait des souvenirs de première main aux données de seconde main fournies par Marc interprète de Pierre. C’est le cas, précisément, du 4e Évangile (voir Jean [Évangile de]), mais en aucune façon de celui que la tradition a tenu pour le premier. Que par exemple l’on confronte les parallèles de récits aussi importants que ceux de la multiplication des pains, de la Passion ou des apparitions du Ressuscité : alors que Jean apporte toujours des nouveautés essentielles, les adjonctions de Matthieu n’ont guère de portée profonde. Elles consistent souvent en annotations du rédacteur qui relie les faits aux discours, ou réciproquement ; pour ces notes, il a quelques sources propres d’information, et ses inférences personnelles. Un long discours prononcé sur une colline suppose que Jésus y est monté, y a eu un auditoire, en est ensuite redescendu : l’évangéliste accompagne donc le discours de ces indications. Si une prophétie lui paraît appropriée, il s’empresse de la citer et d’en montrer la réalisation telle qu’il la conçoit. Si au matin de Pâques la lourde pierre du sépulcre fut trouvée roulée, la cause dut en être un tremblement de terre, et puisqu’un ange est apparu, c’est lui qui fut la cause du tremblement de terre (Matthieu 28.2). Il ne s’ensuit nullement que ce narrateur ait voulu rien inventer : ses conceptions réfléchies représentent ce que les communautés de son temps considéraient comme certain ou comme le plus probable. Il représente donc un stade évolué des traditions évangéliques : les souvenirs des faits, avec l’éloignement, perdent quelque peu de leur précision, et Matthieu a moins d’autorité que Marc comme historien. À celui-ci, l’on demandera surtout les faits ; chez Matthieu, l’on ira surtout chercher les doctrines.

Il ne faut pas, toutefois, exagérer cette opposition ou, mieux, cette spécialisation entre nos deux Évangiles. Puisque d’une part les enseignements du Christ sont dans Matthieu la substance de l’écrit d’un apôtre qui, de bonne heure, les avait pieusement recueillis, puisque d’autre part l’histoire de Jésus y est aussi la substance vitale, retouchée seulement sur des points limités, des souvenirs d’un apôtre transcrits par un disciple fidèle, notre Évangile tient par des racines trop profondes au terrain de l’Église apostolique pour nous donner autre chose que l’authentique production de son témoignage au ministère du Seigneur.

2. Les idées

Lorsque l’on aborde l’essentiel de ce témoignage chez Matthieu, qui consiste-donc en la doctrine, on s’y trouve aussitôt respirer une atmosphère d’Ancien Testament ; Jésus y est présenté, dans sa personne, dans son Royaume et dans son œuvre de salut, comme le réalisateur des prophéties messianiques, depuis longtemps attendu, s’accréditant par là tout particulièrement auprès des judéo-chrétiens qui l’ont salué comme leur Messie, et des Juifs pieux qui l’attendent encore.

a. Évangile juif, pour les Juifs

Son point de vue et son ton judaïques sont sensibles d’un bout à l’autre. Jésus est « le Christ » (mot grec), c’est-à-dire le Messie (mot hébreu) ; il est « fils de David, fils d’Abraham » (Matthieu 1.1) ; il reconnaît son peuple dans les cités d’Israël (Matthieu 10.23), dans « les brebis perdues de la maison d’Israël » (Matthieu 10.6) ; en une occasion il déclare même à une païenne pourtant croyante qu’il n’a « été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » : déclaration qui n’était pas dans Marc (Matthieu 15.24 parallèle Marc 7.26). Le Dieu d’Israël est son Dieu (Matthieu 15.31), il désigne l’avenir éternel comme « le jugement des douze tribus d’Israël » (Matthieu 19.28). Jérusalem est toujours « la ville du grand Roi » (Matthieu 5.35), « la ville sainte » (Matthieu 4.5 ; Matthieu 27.53) ; cette dernière expression, qui appartient à l’Ancien Testament, ne se trouve dans le Nouveau Testament que chez Matthieu et chez l’autre grand auteur juif de la nouvelle alliance : l’Apocalypse. Matthieu emprunte aux Logia l’idée que Jésus accomplit la Loi, laquelle est imprescriptible (Matthieu 5.7 cf. Luc 16.17). Il ajoute à la règle d’or telle que la donne Luc la remarque que la loi et les prophètes lui sont équivalents (Matthieu 7.12 parallèle Luc 6.31). Il ménage le mosaïsme en ajoutant au récit de Marc sur la question du divorce l’exception : « si ce n’est pour inconduite » (Matthieu 19.9 parallèle Marc 10.11). Il admet certains commandements et usages des scribes et des pharisiens (Matthieu 23.3, et la fin de Matthieu 23.23). Il ajoute à Marc une mention du sabbat qui prouve qu’à ses yeux les réglementations de ce jour n’étaient pas périmées (Matthieu 24.20 parallèle Marc 13.18). Il cite 60 fois les Écritures accomplies par Jésus. Il désigne Jésus de Nazareth 7 fois sous le titre messianique de fils de David, comme le Messie annoncé et préparé en Israël par les prophètes hébreux. Alors que Luc sera « l’Évangile du Grec », Matthieu est « l’Évangile du Juif premièrement » (cf. Romains 1.16).

b. Évangile universaliste

Seulement, le Juif qui l’écrit s’est assigné cette tâche parce qu’il est devenu chrétien et, ainsi, antijudaïsant, non par une aversion religieuse ou une attitude de parti pris brusquement adoptée contre ses frères de la veille, mais par la révélation qu’il a reçue de la déchéance d’Israël. Le peuple juif, en rejetant son Messie, a perdu son droit d’aînesse ; et l’Évangile de Matthieu, redressant sous l’action du Christ et de l’Esprit saint les déviations de la mentalité judaïque : particularisme, nationalisme, ritualisme, se montre largement universaliste.

Le royaume d’Israël (Actes 1.6) est « le royaume », tout court (Matthieu 4.23), ou encore, d’une façon générale, « le royaume de Dieu » (Matthieu 19.24), appelé le plus souvent par Matthieu « le royaume des cieux » : locution de forme plus juive en ce qu’elle évite de prononcer le nom divin, mais équivalant à la précédente. Pour en faire partie, le Juif doit cesser d’être juif comme tel, il doit devenir disciple d’un Christ personnel à tout croyant, sans aucune partialité de race, de pays ni de religion. Matthieu marque ainsi la transition, établie par la révélation de Jésus, entre la notion du peuple élu et celle de la famille humaine du Père céleste. C’est lui qui montre dès l’entrée le Roi des Juifs adoré par les Mages (Matthieu 2), personnification de la science et de la piété païennes. Si dans son discours inaugural à propos du Royaume le Messie s’appuie sur la Loi (Matthieu 5.17 et suivants), son autorité s’oppose à celle des anciens (Matthieu 5.21 et suivants), et bientôt elle se heurtera à l’autoritarisme des chefs juifs (Matthieu 21.23 et suivants). Le régime qu’il ouvre est nouveau et modifie à ce point les perspectives spirituelles, que « le plus grand prophète » qui l’ait précédé est dépassé par le plus petit dans le royaume messianique (Matthieu 11.11 ; Matthieu 11.13). S’il envoie la première mission des Douze aux Juifs seuls, c’est par méthode, non par principe, car il a déjà annoncé, certainement au grand scandale des pharisiens étroits, l’admission d’étrangers d’Orient et d’Occident dans la félicité du royaume et leur fraternisation avec les ancêtres du judaïsme, Abraham, Isaac et Jacob, tandis que « les fils du royaume », qui le sont par la seule naissance mais non par le cœur et la vie, en seront impitoyablement exclus (Matthieu 8.11 et suivant). Matthieu conserve la parabole des vignerons, capitale à cet égard, et déjà donnée par Marc mais il en accentue la conclusion condamnant les dirigeants du judaïsme (Matthieu 21.43 ; Matthieu 21.46 parallèle Marc 12.12) ; il y ajoute les paraboles non moins sévères des deux fils et du festin des noces (Matthieu 21.28-32 ; Matthieu 22.1-14) et les terribles malédictions de Jésus contre l’hypocrisie des chefs religieux officiels (Matthieu 23). Finalement, le livre qui semble s’ouvrir dans l’horizon limité de la pensée juive : « généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham » (Matthieu 1.1), se ferme sur le programme d’évangélisation sans bornes, dans l’espace et dans le temps : « … toutes les nations… ; tous les jours, jusqu’à la fin du monde », confié à ses envoyés par le Christ ressuscité, qui désormais détient la « toute-puissance dans le ciel et sur la terre » (Matthieu 28.18 ; Matthieu 28.20). L’évangéliste est donc un croyant israélite qui a compris la providentielle orientation de l’ancienne alliance, le rôle universel destiné par Dieu au peuple élu comme serviteur de l’Éternel au milieu des nations (Ésaïe 49.6 etc.), la déchéance d’Israël, rebelle et impuissant à remplir ce rôle de témoin consacré, et la valeur enfin révélatrice et rénovatrice de la nouvelle alliance pour le salut de l’humanité.

c. Évangile du Messie

Matthieu a trouvé le titre de Fils de l’homme 14 fois dans Marc : il l’a conservé partout et introduit 19 autres fois, sans doute à la suite du recueil des Logia. Ce titre emprunté à Ézéchiel (Ézéchiel 2ss) et à Daniel (Daniel 7.13), et qui solidarise le Christ avec les hommes tout en le mettant à part comme un exemplaire unique d’humanité, est complété par celui de Fils de Dieu, que Matthieu cite aussi plus souvent encore que Marc. Les Logia sans doute, sinon quelque autre source commune, ont fourni à Matthieu comme à Luc la solennelle déclaration de Jésus, identique chez l’un et l’autre, à propos de la révélation de l’Évangile aux petits et de la connaissance réciproque du Père et du Fils (Matthieu 11.23 ; Matthieu 11.27; Luc 10.21 et suivant) ; déclaration remarquable en sa deuxième partie par son timbre « johannique », où apparaît pour la première fois dans Matthieu la désignation de Dieu par ce titre : le Père (cf. Matthieu 24.36), exprimant ici une parenté unique entre Jésus et Dieu : Dieu est le seul à connaître le Fils, son origine, sa nature, son œuvre, sa destinée humaine et divine, et Jésus est le seul à connaître Dieu, l’Être souverain te ! qu’il se manifeste par l’Évangile que Jésus lui-même est en train de fonder parmi les hommes, ce qui permet au Fils de leur révéler sa vraie nature d’envoyé du ciel comme la vraie nature du Dieu qui l’envoie. Matthieu a été le seul à faire valoir le sens du nom de Jésus, signifiant : Sauveur, en rapport avec sa vocation (Matthieu 1.21) et à présenter ce Fils de Dieu surnaturel sous le nom messianique d’Emmanuel = Dieu est avec nous (Matthieu 1.23, citation de Ésaïe 7.14). Les prophéties dont il souligne l’accomplissement (comme nous l’avons vu) tout le long de son Évangile, sont en effet pour la plupart celles que la piété juive considérait comme messianiques. La mission même de Jésus le Messie est formulée par la magnifique devise déjà donnée par Marc : « Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour la rançon de plusieurs » (Matthieu 20.28 parallèle Marc 10.45) ; elle est pareillement décrite dans les trois synoptiques, à partir de l’épisode du chemin de Césarée, comme la marche volontaire vers le sacrifice de la Passion et de la mort violente : (Matthieu 16 : et suivant et parallèle) dans la deuxième partie de l’institution de la Cène, Matthieu ajoute à Marc les derniers mots : « ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui est répandu pour plusieurs, pour la rémission des péchés  » (Matthieu 26.28 parallèle Marc 14.24), précision qui fait allusion au séculaire système juif des sacrifices expiatoires pour le péché (Lévitique 6.6 etc.) et qui insiste sur le caractère rédempteur de la mort du Messie. Voir Jésus-Christ (Noms et titres de).

d. Évangile du Royaume

Cette expression, qui s’applique fort bien à l’ouvrage de Matthieu, lui est empruntée à lui-même (Matthieu 4.23 etc.). C’est en effet la « bonne nouvelle du Royaume » qui fait le thème central de notre Évangile doctrinal : la venue du Royaume des cieux (Matthieu 4.17), l’instauration du régime du service intégral de Dieu dans l’humanité (voir Royaume de Dieu). Il est déjà en train de s’y établir (Matthieu 24.14), mais il ne se réalisera pleinement qu’au retour glorieux du Fils de l’homme en qualité de Roi (Matthieu 25.31 ; Matthieu 25.34) - Ce retour n’est appelé parousie (voir ce mot) que par Matthieu seul (Matthieu 24.3 ; Matthieu 24.27 ; Matthieu 24.37 ; Matthieu 24.39) dans les Évangiles, mais c’est le terme même de tous les auteurs d’épîtres dans le Nouveau Testament. La venue royale du Fils de l’homme semble promise à la génération même de Jésus : (Matthieu 16.28) s’agit-il d’une prédiction imagée de la transfiguration, de la résurrection ou de la Pentecôte ? ce serait assez vraisemblable dans la version des deux parallèles (Marc 9.1; Luc 9.27), mais l’expression plus précise de Matthieu semble désigner l’avènement du Seigneur, que sa rédaction du discours eschatologique place aussi, par anticipation, « aussitôt » après la ruine juive (Matthieu 24.29 et suivants). Pourtant, Dieu seul connaît le jour et l’heure de cet avènement (Matthieu 24.36). Alors, les apôtres jugeront, sous l’autorité du Roi (Matthieu 19.28). Car un triage sera nécessaire : un ennemi agit ici-bas contre les enfants du Royaume (Matthieu 13.28 ; Matthieu 13.39), les hommes s’opposent à la Parole (Matthieu 13.18 et suivants) ; le Royaume viendra donc lentement, mais sûrement (Matthieu 13.31 ; Matthieu 13.33), et il est la seule valeur qui compte dans le monde (Matthieu 13.44-46) ; d’ici le jugement (Matthieu 13.47 ; Matthieu 13.50), les disciples prêcheront partout l’Évangile du Royaume (Matthieu 10.7 ; Matthieu 24.14). Leur société visible sera l’« assemblée » du Christ : « mon assemblée », dit Jésus ; en grec ekklêsia = Église (Matthieu 16.18 ; Matthieu 18.17). Ces deux textes renferment les seules mentions de l’Église dans les Évangiles ; il est caractéristique qu’elles appartiennent à celui des synoptiques qui met en lumière la ruine de la théocratie juive, infidèle à l’ancienne « assemblée de Jéhovah » (Nombres 16.3 ; Nombres 27.17). Les deux paroles du Seigneur à propos de l’Église suggèrent la nécessité de principes directeurs pour organiser la vie collective des croyants et assurer son avenir. Les fils du Royaume (Matthieu 8.12) dans le sens héréditaire, le peuple juif, l’ayant rejeté (Matthieu 21.32 ; Matthieu 21.42 ; Matthieu 22.7), les vrais fils du Royaume, dans le sens spirituel (Matthieu 13.38), seront les témoins de Jésus-Christ, un nouvel Israël, une nation féconde (Matthieu 21.43), composée de gens de toute origine (Matthieu 8.11).

Leurs qualifications morales et religieuses sont exposées dans la charte du Royaume, le discours sur la montagne, qui donne à Matthieu son coloris particulier et son originalité profonde (chapitres 5-7) : les béatitudes, ou l’état d’âme des sujets du Royaume (Matthieu 5.3-16) ; leurs caractères, soit en contraste avec la tradition juive (Matthieu 5.17 ; Matthieu 5.48) et les pratiques juives (Matthieu 6.1 ; Matthieu 6.18), soit en eux-mêmes, dans la recherche du Royaume et de la justice de Dieu (Matthieu 6.19-7.11) ; la « règle d’or », ou le principe de conduite de la justice et de l’amour : « tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi vous-mêmes » (Matthieu 7.12) ; l’appel au choix décisif entre deux chemins, deux portes, deux arbres, deux maisons (Matthieu 7.13-27). C’est alors qu’on appartient au Seigneur, qu’on est des siens : il a son Église (Matthieu 16.18), son Royaume (Matthieu 16.28), ses élus (Matthieu 24.31), ses anges (Matthieu 13.41), et il jugera les hommes sur leur attitude envers les moindres de leurs frères, qui sont ses frères et le représentent en personne (Matthieu 25.40). Il est le Roi : si dans la parabole de Matthieu 22.2 le roi (parallèle du père dans Luc 14.21) représente Dieu, et le fils est l’époux, comme dans la parabole de Matthieu 25.1 et suivants, dans Matthieu 25.31 ; Matthieu 25.34 en tout cas le Christ prend définitivement position de Roi, au nom de Dieu son Père. Il est bien le Messie-Roi, annoncé aux Juifs, venu pour tous les hommes (Matthieu 21.5 ; Matthieu 27.11 ; Matthieu 27.29 ; Matthieu 27.37 ; Matthieu 27.42), et finalement, vainqueur de la mort, lançant la proclamation royale que tout l’Évangile de Matthieu, par ses actes et par ses paroles, avait admirablement préparée (Matthieu 28.18-20).

VI Origine

Il est donc surabondamment démontré que l’auteur du Matthieu actuel est un Juif d’origine, mais non pas l’apôtre Matthieu, dont l’œuvre avait été le recueil des Discours du Seigneur (voir plus haut, paragraphe I, 2) : le rédacteur final de notre Évangile canonique est pour nous anonyme. Son judéo-christianisme remarquablement large pourrait le faire supposer indépendant des milieux plus particularistes de Palestine ; en ce cas il les aurait quittés, car sa grande connaissance de l’Ancien Testament hébreu semble bien établir sa première éducation palestinienne. Les nombreuses et copieuses citations qu’il en fait, et tant d’autres caractères de son ouvragée relevés ci-dessus, prouvent jusqu’à l’évidence qu’il l’a composé pour des milieux s’intéressant à la fois aux Écritures de l’ancienne alliance et à la révélation de Jésus-Christ : par conséquent — puisqu’il ne s’adresse pas à une communauté particulière — pour les églises judéo-chrétiennes dans leur ensemble, celles de Palestine et de Syrie. Aucune donnée ne permet de pousser plus loin les précisions soit sur sa personne, soit sur ses destinataires ou sur le lieu de la rédaction.

Pour l’époque de cette rédaction, la date la plus ancienne qu’on puisse admettre dépend de celle de Marc. Si celui-ci se place vers 64-66 — comme on le croit possible dans Marc (Évangile de), paragraphe VI —, on pourrait admettre à la rigueur que Matthieu fût antérieur à la ruine de Jérusalem en 70. En effet, il est encore permis, malgré beaucoup d’opinions contraires, de considérer l’apocalypse de Matthieu 24 comme rédigée en termes trop généraux (ainsi que ceux de Marc) pour renfermer des allusions postérieures à l’événement. Mais les arguments de ce genre, pour ou contre une rédaction post eventum, reposent forcément sur des appréciations subjectives. Il n’est pas sûr que Matthieu 22 7 fasse une allusion rétrospective à la destruction de Jérusalem ; c’est un détail descriptif de parabole qui peut avoir été inspiré par n’importe quelle répression sanglante, et l’histoire ancienne n’en manquait pas, ni non plus l’histoire contemporaine du siècle de Jésus-Christ : l’Ancien Testament lui-même, avec la prise de Jérusalem par les armées de Nébucadnetsar, en fournissait un exemple mémorable (2 Rois 25.9 et suivants).

L’emploi isolé dans les Évangiles du terme « Église » (Matthieu 16.18 ; Matthieu 18.17) ne trahit pas nécessairement un long développement de la vie ecclésiastique : le mot grec ekklêsia correspondait alors aux termes sémitiques signifiant : assemblée, et la vie publique le connaissait fort bien et l’employait couramment dans l’empire pour désigner toutes sortes de corporations municipales, politiques, professionnelles ou religieuses ; déjà en 51, saint Paul montre que les chrétiens l’avaient complètement adopté pour leurs propres communautés, « assemblées en Dieu le Père et en Jésus-Christ notre Seigneur » (1 Thessaloniciens 1.1 etc.), tandis que le terme de synagogue (d’un autre mot grec signifiant aussi : assemblée) restait réservé aux Juifs (voir Église) ; la traduction de Matthieu : ekklêsia, pour rendre le terme employé par Jésus, serait donc parfaitement vraisemblable et même toute naturelle vers 70, quand toutes les épîtres pauliniennes, qui font une si grande place à « l’Église » (notamment celle aux Éphésiens), étaient écrites depuis plusieurs années. On pourrait observer encore, dans le même sens, que le rédacteur du discours apocalyptique paraît attendre le retour du Seigneur immédiatement après les malheurs du pays : « aussitôt » (ajouté dans Matthieu 24.29 à Marc 13.29) ; la confusion qu’il laisse voir entre la ruine politique et l’avènement du Christ n’aurait pu se maintenir bien longtemps après la ruine elle-même, non suivie de cet avènement. Pour ces diverses raisons, un certain nombre de critiques assignent à Matthieu une date antérieure à 70, soit 68-70.

D’autres font valoir, par contre, en faveur d’une date moins reculée : les nombreuses allusions aux persécutions (Matthieu 5.11 ; Matthieu 10.18 ; Matthieu 25.36-39 etc.), un certain éloignement du narrateur à l’égard des faits (Matthieu 27.8 ; Matthieu 28.15), peut-être l’indication discrète que le retour du Seigneur attendu tarde à se produire (Matthieu 24.48 ; Matthieu 25.5), etc. On peut estimer que les divers textes opposés entre les deux opinions se contrebalancent à peu près.

Mais un autre ordre de considérations doit intervenir ici : c’est le déplacement de perspective qu’au cours de cet article nous avons constaté entre la génération de Marc et celle de Matthieu ; si rapide et si variable qu’ait pu être l’évolution des esprits à cette époque, le tableau primesautier de Marc n’aurait guère pu être transposé, dès les 4 à 6 années qui auraient suivi son apparition, dans le système à tendances liturgiques et hiératiques de Matthieu ; il serait vraiment paradoxal qu’en passant en si peu de temps de l’Évangile écrit à Rome à l’Évangile palestinien, la tradition écrite se fût éloignée de la fraîcheur des faits alors qu’au contraire elle se rapprochait du théâtre de ces faits. Pour rendre compte de l’écart de leurs points de vue, qui représentent des générations différentes, il n’est point nécessaire de les séparer par trente années, intervalle moyen entre deux générations filles l’une de l’autre (car les générations successives, continuellement imbriquées, sont en réalité plus rapprochées), mais il y faut bien sans doute le tiers ou la moitié de ce laps de temps. D’autre part, Luc et Matthieu s’étant mutuellement ignorés ont dû paraître vers la même époque en des régions différentes ; or l’Évangile de Luc premier volume dont le second est le livre des Actes, est situé par un grand nombre d’auteurs entre 70 et 80, plus près de 80. C’est aussi la date approximative qu’on est amené à supposer pour Matthieu : entre 74 et 80, soit au moins 10 à 15 ans après Marc.

Conclusion

L’Évangile de Matthieu, sorti du milieu juif, si bien que son emblème dans la symbolique chrétienne des quatre animaux devrait être le taureau des sacrifices israélites (voir Évangile, tome I, p. 384), occupe une place significative, après les livres de l’ancienne alliance, à l’entrée du Nouveau Testament. Il déroule les perspectives du Royaume des cieux, depuis le sermon sur la montagne et les paraboles du bord de la mer jusqu’aux tableaux des rétributions éternelles, en passant par la condamnation du peuple élu, en faillite. Cette faillite catastrophique et le plan rédempteur de Dieu se trouvent comme cloués l’un et l’autre avec le Sauveur, sur la croix, dont l’inscription dans Matthieu est en somme le texte central de cet Évangile : « Voici Jésus, le Roi des Juifs » (Matthieu 27.37). C’est l’ultimatum à Israël d’un Israélite qui proclame, sur la ruine de sa nation, le pathétique appel royal du Messie : (cf. Matthieu 23.37-39) la loi nouvelle, la nouvelle alliance, le sacrifice nouveau, la bonne nouvelle pour tous, la présence intérieure du Roi chez ses témoins, jusqu’à la fin du monde. Son point de départ est l’attente juive du Messie ; mais son point d’arrivée, point de départ nouveau, est le programme missionnaire du Sauveur parmi toutes les nations. C’est cette grandiose philosophie de l’histoire, centrée sur le Calvaire, c’est ce magnifique panorama d’universalisme humain et divin à la fois, qui, malgré quelques vestiges de son origine judaïque, a fait considérer notre Évangile, à travers les siècles, et par Renan lui-même, comme « le livre le plus important du christianisme ».

Ouvrages a utiliser (en français)

  • A. Sabatier, Matth (Encycl. Licht., tome IX, 1880) ; Synoptique (1 d., tome XI, 1881).
  • Alexandre Westphal, Jésus de Nazareth d’aprés les témoins de sa vie, 1914 ; les Apôtres, 1918.
  • M. Goguel, Introduction au Nouveau Testament, tome I, 1923 ; Bible du Centenaire, 1918 ;
  • M. Goguel et H. Monnier, Le Nouveau Testament avec introduction et notes, 1929.
  • H. Pernot, Pages chois, des Évangiles, 1925 ; Étude sur la langue des évangiles, 1927.
  • Le P. Lagrange, Évangile selon saint Matthieu ;
  • RR.PP. Lagrange et Lavergne, Synopse des 4 Évangiles en français, nouvelle édition 1929 (catholique).

On trouvera notamment dans l’Introduction de M. Goguel et le Commentaire du P. Lagrange une bibliographie de diverses langues. Voir aussi à la fin de notre article Évangiles synoptiques.

Jean Laroche

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