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Dans l’ordre actuel des livres du Nouveau Testament, cet Évangile occupe la seconde place, entre Matthieu et Luc les deux autres Évangiles dits synoptiques ; mais on sait aujourd’hui, par l’étude méthodique de leurs relations mutuelles, que Marc fut écrit le premier, puis utilisé par Matthieu et par Luc où se retrouve presque tout son contenu (voir Évangiles synoptiques, introduction générale aux articles particuliers sur chacun de ces Évangiles).
Le plus ancien témoignage connu à son sujet remonte à la préface de l’ouvrage de Papias Explications des paroles du Seigneur (avant 150 ou même 140), telle que la cite Eusèbe près de deux siècles plus tard (Histoire ecclésiastique, III, 39.3 et suivant). Papias dit qu’il avait l’habitude de se renseigner auprès des « presbytres » (anciens) sur leurs souvenirs des propos des disciples du Seigneur, et en particulier des propos de deux disciples encore vivants du temps de ces anciens, Aristion et Jean l’ancien ; puis il déclare tenir de ce dernier lui-même l’information suivante : « Marc, étant devenu l’interprète de Pierre, écrivit exactement, quoique sans ordre, tout ce que celui-ci se rappelait [ou : mentionnait] de ce qu’avait dit ou avait fait le Christ ». Et Papias commente en ces termes l’information de Jean : « Marc, en effet, n’avait pas entendu ni accompagné le Seigneur ; mais plus tard, comme je l’ai dit, il avait accompagné Pierre. Celui-ci donnait son enseignement suivant les besoins, et non point pour disposer avec ordre les paroles du Seigneur ; de sorte que Marc n’a nullement été fautif [ou : ne s’est pas trompé] en n’écrivant ainsi que certaines choses, suivant ses souvenirs [ou : suivant les mentions faites par Pierre] : son unique souci était de ne rien omettre ni rien altérer de ce qu’il avait entendu. »
Cette déclaration capitale, en attribuant l’Évangile à Marc auditeur de Pierre, cadre bien avec les données biographiques du Nouveau Testament sur Marc (voir Marc, paragraphe 2 à 8). Le Juif de Jérusalem Jean Marc, successivement auxiliaire des deux missionnaires Paul et Pierre, était évidemment apte à la tâche d’« interprète » (grec herméneutês) telle qu’elle ressort des lignes de Papias : comme Juif il possédait l’araméen, langue de l’apôtre galiléen Pierre, qui n’était guère comprise à travers l’empire ; mais ayant acquis de plus une culture hellénique dont témoigne son surnom gréco-latin de Marc, il pouvait traduire la prédication et les instructions de Pierre, et par la suite les rédiger de mémoire en grec, la langue courante. Ces circonstances, d’après Papias, justifient le rédacteur de deux reproches : il ne prétendait point faire une œuvre ordonnée, c’est-à-dire sans doute systématique à la façon du 4e Évangile ou peut-être du recueil des Logia ou Discours rédigé par Matthieu (qui a disparu, fondu dans l’Évangile de Matthieu), ni une œuvre complète, c’est-à-dire renfermant le contenu beaucoup plus riche de Matthieu ou de Luc notamment de Luc qui avait eu, lui, pour objectif de raconter dans l’ordre chronologique tout ce dont il avait pu contrôler l’exactitude (Luc 1.3).
Ce témoignage se retrouve, en ses éléments essentiels, chez les chefs de l’Église représentant les principales régions de la chrétienté primitive. Contemporain de Papias, Justin Martyr, à Éphèse, dit que Christ changea le nom de Simon en celui de Pierre, que c’est écrit « dans ses Mémoires », et qu’il surnomma aussi les fils de Zébédée « Boanerges, c’est-à-dire fils du tonnerre » (Dial. Tryph., 106) ; ce dernier fait ne se trouve que dans Marc 3.17, où il est aussi question du nouveau nom de Pierre, et il est fort probable que par le terme « Mémoires », que Justin applique ailleurs aux Évangiles (Apol., 16 6, Dial., 103), il visait ici l’Évangile de Marc en qualité de « Mémoires de Pierre ». Avant 200, témoignage d’Irénée, évêque de Lyon (Adv. Hoer., III, 1.1, cf. 10.6), cité aussi par Eusèbe (Histoire ecclésiastique, V, 8.2, 4) : « Après leur départ [= leur mort : celle de Paul et de Pierre], Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous a lui-même transmis par écrit ce que Pierre avait prêché. » — Le canon de Muratori, notice retrouvée incomplète (Rome, avant la fin du IIe siècle), commence au cours d’une phrase sans doute relative à Marc, qui aurait « établi certains faits, après avoir assisté seulement à certains… » (on doit suppléer : discours de Pierre, plutôt que : faits de la vie de Jésus). Vers 200, Clément d’Alexandrie développe la tradition venue des « anciens » (Hypot., citation d’Eusèbe, Histoire ecclésiastique, VI, 14.5, 7) : « Pendant que Pierre à Rome prêchait et expliquait l’Évangile par l’Esprit, ses nombreux auditeurs demandèrent à Marc qui, l’ayant suivi depuis longtemps, se rappelait ses paroles, de mettre par écrit ce qu’il avait dit. Pierre, l’ayant appris, ne chercha ni à l’en empêcher ni à l’y décider. » — Origène (avant 250) dit que Marc, que Pierre dans son épître appelle son « fils » (cf. 1 Pierre 5.13), écrivit son Évangile sur les instructions mêmes de l’apôtre (Eusèbe, Histoire ecclésiastique, VI, 25.3, 6). Vers la même époque, Tertullien à Carthage l’appelle aussi « l’interprète de Pierre » (Adversus Marcionem, IV, 5) ; Jérôme (fin du IVe siècle) suivra Papias et Clément d’Alexandrie (De Vir. M., S)
L’ensemble des témoignages est concordant ; plusieurs se contredisent sur le moment de la composition de l’Évangile (après la mort de l’apôtre, selon Irénée ; de son vivant, pour les Pères d’Alexandrie), mais cette divergence secondaire peut s’expliquer par les déductions ou conjectures ultérieures de milieux divers, sur des circonstances que la piété des fidèles aurait aimé préciser. L’accord général demeure sur l’origine : Marc rédigea son Évangile d’après la prédication de Pierre entendue par lui. Cette tradition, en l’état actuel de nos connaissances de critique externe, procède principalement de Papias, auquel s’ajoute le témoignage indépendant de Justin ; nous aurons à voir dans quelle mesure elle est confirmée par la critique interne de l’Évangile, c’est-à-dire par l’examen de son contenu et de ses caractères.
Un document reconnu par les premières générations chrétiennes comme conservant les souvenirs d’un des plus proches disciples de l’apôtre Pierre a dû, pensera-t-on, se répandre bientôt dans les églises et y jouir d’un crédit exceptionnel. Telle ne fut pourtant pas la destinée de notre Évangile, qui semble être passé presque inaperçu dans la théologie des premiers siècles. Sans doute, les immédiats successeurs des apôtres préféraient aux écrits les accents de la tradition orale, et il ne faut pas s’attendre à trouver des citations de Marc déjà dans les ouvrages de Clément de Rome ou d’Ignace d’Antioche (vers 100) ; mais même après eux, citations ou seulement allusions sont des plus rares et souvent fort incertaines. On en a relevé chez Polycarpe, l’épître pseudoclémentine, la Didachè, qui peuvent aussi bien ou même mieux se rapporter à Matthieu, Luc ou à d’autres écrits disparus. Pourtant, dans le Pasteur d’Hermas (vers 150), deux passages (Préc, 2.2 ; Simil., 9 20) paraissent viser expressément le texte de Marc (Marc 3.29 ; Marc 10.23 et suivant) et non pas les parallèles de Matthieu ou Luc. Justin, outre son allusion susmentionnée au surnom de Boanerges, dit que Jésus passait pour le charpentier, ce qui ne peut guère s’appuyer que sur Marc 6.3. Son disciple Tatien, qui compose le Diatessaron, harmonie des 4 Évangiles, consacre par là l’autorité de Marc à l’égal des trois autres. Irénée insiste sur leur quatuor définitif, voulu de Dieu ; il cite fréquemment Marc en l’attribuant, comme on l’a vu, à l’interprète de Pierre. Désormais, au point de vue formel, l’Évangile de Marc occupe dans les plus anciennes listes et versions des Évangiles et des livres du Nouveau Testament une place unanimement reconnue par les églises d’Orient et d’Occident ; parmi les hérétiques, plus d’un chef de secte, gnostique ou autre, le citait déjà au cours du IIe siècle : Héracléon, les Valentiniens, Évangile de Pierre, Homélies Clémentines. Son rattachement presque direct à Pierre lui avait gagné l’acceptation générale. Il n’en demeure pas moins qu’au point de vue de son contenu, le plus court et le moins doctrinal des Évangiles fut relativement négligé, sans doute pour ces deux motifs.
Au Ve siècle, l’exégète Victor d’Antioche regrette, en regard de nombreux commentaires sur Matthieu et sur Jean, et de quelques-uns sur Luc de n’en pas connaître un seul sur Marc ! L’attention s’était portée tout d’abord sur Matthieu, tenu pour œuvre d’apôtre, et considéré même par Irénée comme plus ancien que Marc ; celui-ci, beaucoup plus réduit, et qu’on pouvait reconstituer presque entièrement avec Matthieu et Luc passa bientôt pour un résumé du premier : ce devait être la célèbre théorie d’Augustin (Marc abréviateur de Matthieu), erreur qui fausse encore aujourd’hui les perspectives du problème synoptique, et qui éclipsa de bonne heure la légitime autorité d’un écrit venu de l’apôtre Pierre, par l’autorité d’un ouvrage plus volumineux attribué à l’apôtre Matthieu et renfermant les enseignements du Seigneur lui-même. Aussi, dans la plupart des groupements anciens, Marc occupe-t-il la place relativement sacrifiée, soit juste après Matthieu (ordre habituel) comme en étant l’abrégé, soit le 4e ou plus rarement le 3e (ordre des manuscrits occidentaux). Les variations mêmes de la symbolique chrétienne, qui lui assigna tour à tour les 4 emblèmes (voir Évangile, tome I, p. 384), trahissent les hésitations de l’Église à lui reconnaître une personnalité définie. Le point de vue quantitatif a fait méconnaître le qualitatif. La solution générale du problème synoptique a opéré à cet égard un renversement complet, et la valeur fondamentale de Marc est définitivement apparue comme celle de la narration évangélique la plus primitive, la plus spontanée et en général la moins remaniée, parce que la plus proche des faits.
Marc est avant tout une narration. On ne peut guère y trouver un « plan » qu’en dépouillant ce terme de son sens technique, celui de construction de l’esprit, pour y voir un simple exposé des événements. Ce plan est donc chronologique, par définition ; et il est géographique, parce qu’il suit un ministère exercé en divers lieux, au cours de séjours et de déplacements. Il n’y faut pas chercher, comme dans une œuvre littéraire, les divisions proportionnées et symétriques correspondant à des idées ; il suffit de s’en tenir à la marche générale de l’histoire, marquée par les traits dominants des périodes successives.
Cette analyse révèle l’angle même de vision du premier témoignage apostolique, ouvert par Pierre dès le début de l’Église : (Actes 1.21 et suivant) celui des compagnons de vie de Jésus depuis le baptême de Jean jusqu’à l’ascension, et témoins de sa résurrection ; celui de la prédication résumée du même Pierre chez Corneille et qui ressemble fort à un sommaire de l’Évangile de Marc (Actes 10.36-42). Constatations favorables à la tradition sur cet Évangile.
L’analyse met ensuite en relief, comme nous l’avons dit, une ligne générale chronologique et géographique : le ministère du Christ, préparé en Judée, s’exerce largement en Galilée et dans les régions environnantes, se déplace de Galilée en Judée et s’y consomme dans la capitale. Cette suite est logique, non point au sens systématique (ce que Papias justifiait Marc de n’être pas), mais parce que les événements se succèdent suivant les lois internes des causes et des effets. Toutefois, comme il s’agit surtout de causes spirituelles et morales, il vaut mieux dire : suite psychologique, très apparente par endroit et toujours plus ou moins perceptible ; c’est ainsi qu’on voit s’y préciser graduellement : la messianité de Jésus et la nécessité de son sacrifice ; la foi des disciples, d’abord spontanée puis plus tard réfléchie ; la réponse des foules, depuis les acclamations de la Galilée jusqu’aux cris de mort devant Pilate ; l’hostilité des chefs qui aboutit au crime. Mais il serait exagéré d’attribuer à Marc l’esquisse d’une progression ou même simplement d’une évolution. En ce qui concerne les autorités juives, c’est de très bonne heure (dès Marc 3.6) qu’on les voit prendre position contre Jésus dans une coalition de partis décidée à le faire périr. Sa messianité est déjà proclamée en termes exprès au ch. Ier (verset 11, voir verset 24 2.10-28), tandis que la foi des Douze reste jusqu’à la fin inextricablement mélangée de conceptions charnelles intéressées (IIe particle), qui expliquent leur débâcle devant la défaite apparente de leur Maître (Marc 14.50 ; Marc 14.66), même après sa résurrection, le chapitre 16 ne rapporte pas les émotions sans doute triomphales des témoins qui vont en porter la nouvelle, mais il constate chez leurs auditeurs effroi, étonnement, incrédulité (Marc 16.8-13). Seule la dernière phrase (verset 20) parle des exploits dont le Seigneur les rend capables après son ascension ; mais cette remarque, qui relève de la philosophie de l’histoire, appartient à l’appendice dont il va maintenant être question. Incontestablement il y a eu évolution dans les esprits, au cours de tous ces événements ; mais lorsqu’il en note divers moments, l’évangéliste se montre fidèle narrateur et non point créateur d’un système préconçu.
Suivant les manuscrits, l’Évangile a trois fins différentes, quelquefois combinées.
D’emblée cette troisième forme apparaît comme inauthentique. Le style n’en est pas celui de Marc. Elle a visiblement pour objectif de suppléer par une finale triomphante à l’impression de défaite donnée par le verset 8. Sa présence dans la Version latin lui assigne une origine reculée au cours du IIe siècle, peut-être à Rome ; mais elle ne se répandit guère et ne pénétra pas dans les écrits des Pères, sans doute parce que fort inférieure à la conclusion habituelle de nos versets 9, 20.
Ces versets 9 à 20 eux-mêmes peuvent-ils être attribués à l’évangéliste ? On a vu que malgré leur antiquité, attestée par Irénée, les témoignages de l’Église ne leur sont pas très favorables. La comparaison avec les synoptiques ne l’est pas davantage : le parallélisme étroit de Matthieu et de Luc avec Marc cesse brusquement dans leurs parallèle avec ce verset 8 (Matthieu 28.8; Luc 24.6) ; alors qu’ici la peur empêche les femmes de rien dire à personne, Matthieu et Luc les montrent portant la nouvelle du tombeau vide, mais leurs narrations désormais indépendantes l’une de l’autre comme aussi de Marc 16.9 ; Marc 16.20 ont perdu ici la source d’information commune qu’ils avaient en Marc. Le contenu même de ces versets 9,20 les éloigne de Marc. On n’y trouve plus ni ses récits détaillés, ni ses paragraphes et phrases juxtaposés par un simple et, mais une rédaction condensée, une variété plus soignée des transitions : après cela (verset 12), plus tard (verset 15), etc. Le passage ne se rattache pas au verset 8 : son premier verbe, apparut (verset 9), est sans sujet dans le texte grec ; Marie-Madeleine, toute seule, est présentée comme un personnage nouveau (verset 9), alors qu’elle vient d’être mentionnée trois fois (Marc 15.40-47 ; Marc 16.1) et qu’elle est l’une des femmes effrayées du verset 8 ; il n’est plus question ni de Pierre ni d’apparition en Galilée, comme le verset 7 le présageait. Le but du narrateur est surtout didactique : il tend à montrer le lent essor de la foi des disciples (voir 11, 13, 14, 16, 17, 20) et l’historien devient enfin théologien, en montrant le Seigneur Jésus, après son ascension, assis à la droite de Dieu et agissant avec les Onze (verset 19 et suivant). On pense à Jean plutôt qu’à Marc ; du reste on retrouve dans ces versets 9, 20 des réminiscences des trois autres Évangile, des Actes, peut-être même de certaines épîtres et de l’apocryphe Évangile de Pierre. Il est clair que ce fragment n’appartenait pas à Marc et c’est pour cela qu’il est généralement désigné comme « l’appendice » de cet Évangile.
Dut-il être rédigé pour suppléer à son évidente lacune, ou appartenait-il à un document indépendant, ce qui expliquerait mieux la coupure abrupte après le verset 8 ? À l’appui de cette dernière hypothèse on a produit deux considérations.
Le manuscrit W donne l’appendice, mais interrompu, entre verset 14 et verset 15, par une importante addition dont parlait déjà Jérôme (Dial. e. Pel., 2.15) ; après le reproche de Jésus aux Onze pour leur incrédulité, « ceux-ci s’excusèrent, disant : Ce siècle méchant et incrédule est sous le pouvoir de Satan qui, par le moyen des esprits impurs, ne permet pas de comprendre la vérité et la puissance de Dieu ; c’est pourquoi révèle maintenant ta justice. Ils parlèrent ainsi au Christ. Et le Christ leur répondit : Elle est remplie, la mesure des années de la domination de Satan ; déjà s’approchent d’autres choses terribles, et pour les pécheurs j’ai été livré à la mort afin qu’ils se convertissent à la vérité et ne pèchent plus, et qu’ils héritent de la gloire, spirituelle et incorruptible, de la justice qui est dans le ciel ». Suit la mission confiée aux Onze. Ce supplément améliore la continuité du récit, et s’il en avait fait partie primitivement, les autres manuscrits l’auraient conservé ; c’est donc une intercalation ultérieure, comme le confirme du reste le rôle attribué aux esprits et à Satan.
S’il faut donc faire abstraction de ce supplément, ne faudrait-il pas par ailleurs faire état d’une note de l’unique ancien manuscrit arménien (de l’an 989) qui possède les versets 9,20 ? L’Évangile semble s’y terminer, comme dans les autres, avec le verset 8, suivi des ornements en rouge marquant la fin d’un livre ; mais le verset 9 est repris à l’alinéa, sans autre espacement, de la même écriture, et dans l’interligne on lit une surcharge en rouge, de la même main aussi : « Du presbytre Ariston ». On a pensé qu’il s’agit du presbytre (ou ancien) Aristion, disciple direct de Jésus dont parle Papias, auteur de « traditions » et de « récits des paroles du Seigneur » (dans Eusèbe, Histoire ecclésiastique, III, 39.8 et suivant). Les deux formes du nom sont équivalentes, et dans les récits de Papias plus ou moins inspirés d’Aristion l’histoire de Justus Barsabas (cf. Actes 1.23 et suivant) qui aurait bu du poison impunément expliquerait la curieuse prophétie de Marc 16.18. Bien des auteurs, attribuant donc l’appendice de Marc à cet ancien, qui d’après la tradition avait appartenu à l’entourage de l’apôtre Jean à Éphèse, rendent compte aussi par là de son ton quelque peu johannique. Contre l’hypothèse d’un document indépendant milite pourtant le fait que l’appendice est constitué dans sa plus grande partie d’emprunts aux Évangiles et aux Actes ; mais Aristion pourrait être à l’origine d’une de ses sources, par exemple pour les versets 14,18.
Si l’appendice pas plus que la conclusion brève n’appartient à l’Évangile de Marc que penser de sa fin abrupte ? Un accident aurait-il empêché l’achèvement de l’ouvrage ? pas la mort de Pierre en tout cas, car Marc connaissait fort bien son témoignage aux apparitions du Ressuscité ; celle de Marc lui-même eût été une coïncidence bien singulière pour arrêter un ouvrage sur une conjonction car dans le grec, et un Évangile du Messie ressuscité sur la frayeur des visiteuses au tombeau vide. Aussi admet-on généralement que Marc avait bien terminé son livre, et que sa fin authentique se sera perdue de si bonne heure qu’aucune copie n’en aura survécu. Les différences entre les conclusions de Matthieu et de Luc en indiquant que leur source commune, Marc leur manquait ici, nous interdisent tout sérieux essai de reconstitution de sa conclusion ; seule l’indication de Marc 16.7 (cf. Marc 14.28) donne à penser qu’il s’y trouvait l’apparition annoncée de Jésus en Galilée, sans doute à Pierre. Des critiques modernes croient que cette page fut supprimée volontairement, à cause, pensent-ils, de traditions divergentes sur le lieu des apparitions du Ressuscité, soit en Galilée seulement (Marc primitif), soit en Judée seulement (Luc, Jean 20, appendice de Marc), soit en Galilée et en Judée (Matthieu, Jean 21). Mais le procédé radical de la mutilation volontaire semble bien peu conforme aux habitudes de ce temps, plus enclin au contraire à juxtaposer et combiner des traditions différentes, lesquelles, en l’espèce, n’étaient pas inconciliables. La supposition la plus simple paraît encore la plus vraisemblable : ce qui manque de Marc devait tenir sur le dernier feuillet, et il est connu que la dernière feuille d’un manuscrit est toujours la plus exposée à s’abîmer ou disparaître. Il paraît extraordinaire que cet accident ait pu survenir avant toute copie du manuscrit initial ; mais, comme nous l’avons vu, l’Évangile de Marc ne fut pas, aux premiers siècles, estimé à sa juste valeur, et les premières copies qu’on en fit peuvent avoir été relativement tardives.
Dans une large mesure, les caractères de forme de notre écrit sont tels que la tradition pouvait nous les faire présumer. Le style de Marc est le plus souvent un style parlé. Son vocabulaire possède fort peu de termes qui lui soient propres, et ce sont principalement des mots composés avec préposition, des diminutifs dérivés, c’est-à-dire des termes familiers de création populaire. Sa langue est ordinairement dépourvue de toute recherche, et d’une syntaxe simpliste : les propositions se succèdent, à peine reliées entre elles (lorsqu’elles le sont) par la conjonction kaï ( — et), très fréquente, tandis que les autres Évangiles, ont généralement la particule dé, dont l’usage est beaucoup plus nuancé ; certains adverbes de mouvement souvent répétés, comme dans l’animation d’un récit oral : aussitôt, encore, beaucoup, ou le : voici ! au début de certaines phrases, alors que d’autres commencent par la formule : et il arriva que, ou par un participe descriptif : venant, voyant, etc. ; diverses formes de pléonasmes, par doublement de négations ou d’expressions synonymes (Marc 1.32 etc.), par reprise de la racine d’un verbe dans son complément, etc. ; constructions familières, voire gauches et rudes, irrégulières même en stricte grammaire, mais qui dans une conversation passent inaperçues lorsqu’elles correspondent à l’imprévu de la vie ; emploi très varié des temps de verbes, le présent historique particulièrement fréquent (ex. : un lépreux vient à lui, Marc 1.40), et la conjugaison par périphrase, souvent avec participe (ex. : ils étaient montant…, et il était précédant…, Marc 10.32), — autant de traces du style anecdotique, reconnaissable même à travers la traduction quoique la plupart des remarques de ce paragraphe portent obligatoirement sur l’original grec (c’est pourquoi nous n’avons pas cru nécessaire de les illustrer par des exemples). Quelques-unes de ces particularités de forme peuvent s’expliquer dans une certaine mesure par l’influence de l’hébreu et de l’araméen chez un prédicateur et chez son interprète, juifs l’un et l’autre ; mais les analogies des papyrus (voir ce mot) montrent que Marc est surtout écrit dans la manière ordinaire des auteurs non littéraires de son temps.
Bien qu’il soit le plus court des synoptiques, parce qu’il contient beaucoup moins de péricopes que les deux autres (environ 100 contre 160), Marc est généralement plus long qu’eux dans les péricopes narratives (ex. : Marc 5.1 ; Marc 5.20 parallèle Matthieu 8.28 ; Matthieu 8.34; Luc 8.26 ; Luc 8.39), parce qu’il y conserve beaucoup plus d’éléments concrets des scènes et de leur cadre, d’ailleurs avec une sobriété remarquable et sans amplifications oratoires : ce sont les souvenirs réels, objectifs, réalistes, dus à quelqu’un qui raconte dans la langue de tout le monde ce qu’il a vu et entendu. En effet, beaucoup plus que Matthieu et Luc et à peu près comme Jean, Marc manifeste à l’égard d’un grand nombre de faits une connaissance de première main. Même en français la chose est sensible, bien que plus d’un détail disparaisse dans nos versions. Les commentaires incohérents de la foule surexcitée devant les premiers miracles (Marc 1.27), le toit défoncé (Marc 2.4), le coussin de la barque (Marc 4.38), la multitude répartie en rangées (littéralement, parterres par parterres [de fleurs]) sur l’herbe verte (Marc 6.39 et suivant), le geste de Jésus, en deux occasions, prenant dans ses bras de petits enfants (Marc 9.36 ; Marc 10.16), son regard affectueux au jeune riche (Marc 10.21), la chute du manteau de l’aveugle (Marc 10.50), le tableau détaillé de l’ânon attaché (Marc 11.4), l’interdiction des transports à travers la cour du temple (Marc 11.16), l’ordre d’apporter un denier (Marc 12.15) ; puis les descriptions hautement dramatiques du démoniaque (Marc 5.1 ; Marc 5.20), du martyre de Jean-Baptiste (Marc 6.14 ; Marc 6.29), de l’enfant épileptique (Marc 9.14 ; Marc 9.29), etc., — autant de situations picturales, pittoresques, restées gravées dans la mémoire visuelle du témoin oculaire primitif.
Celui-ci se révèle encore par une connaissance personnelle de certaines précisions : Marc seul nous donne les noms du père de Lévi, Alphée (Marc 2.14), de Bartimée et de son père Timée (Marc 10.46), des fils de Simon de Cyrène, Alexandre et Rufus (Marc 15.21). Marc seul a l’épisode du jeune homme qui s’enfuit nu lors de l’arrestation : (Marc 14.51 et suivant) on s’est demandé si ce n’était pas l’évangéliste lui-même ; la même hypothèse a été faite à propos du porteur d’eau de Marc 14.13 (pourtant, d’après Papias, Marc n’aurait pas connu Jésus). Marc est souvent le seul à interpréter des attitudes par les idées, sensations ou sentiments qui les inspirent : la compassion de Jésus puis sa voix sévère (Marc 1.41 ; Marc 1.43), sa conscience d’une puissance sortie de lui (Marc 5.30), quelquefois son indignation (Marc 3.5 ; Marc 10.14), son étonnement (Marc 6.6), des empêchements à sa volonté (Marc 1.45 ; Marc 6.5 ; Marc 7.24 ; Marc 7.36 ; Marc 3.20 ; Marc 6.31), l’effroi des femmes au tombeau vide (Marc 16.8), etc.
Parmi les tableaux les plus saisissants de Marc plusieurs qui n’ont pas encore été relevés vont maintenant nous mettre sur la voie du témoin oculaire qui renseigna l’évangéliste. Trois grandes scènes : la résurrection de la fille de Jaïrus (Marc 5.37 ; Marc 5.43), la transfiguration (Marc 9.2-13), l’agonie de Gethsémané (Marc 14.33-42), n’eurent chacune pour témoins, autour du Seigneur, que trois disciples : Jacques, qui très tôt devait être martyr (Actes 12.2), Jean, de qui dépend par ailleurs la tradition johannique, et enfin Pierre lui-même. Matthieu et Luc rédigés avec l’Évangile de Marc ont gardé l’essentiel de ces tableaux, mais en laissant tomber quelques détails qui avaient frappé l’attention du témoin oculaire informateur de Marc ; par exemple :
Si nous ajoutons à ces trois vivantes scènes le récit du reniement de Pierre lui-même, où le dialogue est plus vif et vraisemblable dans Marc qui est seul à montrer aussi : Pierre se chauffant (Marc 14.54), la servante le voyant en train de se chauffer (verset 67), sa sortie dans le vestibule (verset 68), etc., nous avons là quatre narrations particulièrement bien vues et rendues, trahissant une sorte de coup d’œil photographique et une résonance intime où nous devons évidemment reconnaître le vibrant porte-parole des Douze. Il n’est pas moins significatif qu’en dehors des nombreuses informations sur cet apôtre qui sont communes aux trois synoptiques, plusieurs n’ont été gardées que par Marc en des circonstances que Matthieu Luc auront sans doute estimées secondaires : dans la maison de Simon à Capernaüm demeure aussi son frère André (Marc 1.29) ; ceux qui cherchent Jésus aux environs dès l’aube sont avec Simon (Marc 1.36) ; remarquer ce premier nom de Simon, conservé par Marc jusqu’à la mention du changement que Jésus devait en faire (Marc 3.16) ; c’est Pierre qui « se souvient » et fait remarquer au Seigneur le figuier desséché (Marc 11.21) ; il a son frère André avec lui ainsi que Jacques et Jean quand ils le questionnent sur l’avenir (Marc 13.3 et suivant) ; il est cité nommément par le Ressuscité annonçant qu’on le verra en Galilée (Marc 16.7). D’autre part, on ne peut pas dire que la personne de Pierre soit particulièrement mise en relief chez Marc ; ce n’est pas Marc mais Luc (Luc 5.4 ; Luc 5.11) qui le montre parlant au nom des disciples lors de la première pêche miraculeuse ; c’est Matthieu qui le montre essayant de marcher sur l’eau (Matthieu 14.28 et suivants), chargé de payer l’impôt du culte (Matthieu 17.26 et suivant), et surtout recevant un bel éloge de Jésus pour la déclaration de sa messianité (Matthieu 16.17 et suivants). En cette dernière situation, Marc qui n’a gardé que la simple réponse, réduite au minimum : « Tu es le Christ » (Marc 8.29), et qui tait l’éloge de Jésus, a gardé les remontrances de l’apôtre à son Maître et la foudroyante réplique (Marc 8.32 et suivant). Cela ne suggérerait-il pas une explication ? C’était déjà celle d’Eusèbe (Démonstr. Évangile, 3.3) : Pierre, en prêchant, évitait d’insister sur les faits propres à le faire valoir lui-même ; « ces faits-là, Pierre a jugé bon de les passer sous silence, et c’est pourquoi Marc les a laissés de côté ; mais quant aux faits de son reniement, Pierre les a proclamés à tous les hommes, et c’est pourquoi Marc les a écrits. » Émouvante humilité de l’ancien présomptueux, qui à l’école du Seigneur a bien changé ! Cette discrétion, qui rappelle celle de l’apôtre Jean dans le 4e Évangile (voir article), contraste fortement avec l’ostentation de tant de déclarations des écrits pseudonymes des siècles suivants ; ex., dans l’Évangile de Pierre (IIe siècle) : « Moi Simon Pierre et André mon frère, etc. »
Nous avons exposé précédemment (voir Évangiles synoptiques, tome I, paragraphe IV, 1, 1er A) les considérations qui décidément établissent la « priorité » de l’Évangile de Marc c’est-à-dire son antériorité par rapport aux deux autres synoptiques ; on trouvera dans cet exposé l’accumulation des présomptions et des preuves fournies par :
L’étude des principaux caractères de forme et de fond de l’Évangile de Marc pris en lui-même ou comparé à Matthieu et Luc nous dicte donc des conclusions conformes dans l’ensemble aux données de la tradition. Il faut maintenant serrer de plus près le problème, et chercher dans quelle mesure on peut reconnaître ou soupçonner derrière sa composition une documentation provenant de l’apôtre Pierre.
Il ne faut évidemment pas s’attendre à trouver en notre Évangile une édition pure et simple de mémoires de l’apôtre. Celui-ci déjà ne pouvait manquer, à l’occasion, de compléter son propre témoignage par les souvenirs d’autres compagnons du Seigneur ; à plus forte raison l’évangéliste, soit du vivant de l’apôtre soit après sa mort, a pu et, dirons-nous, a bien dû recueillir des traditions supplémentaires, jugées sûres dans les communautés où elles avaient cours. La question est de savoir si Marc a ramassé, intégré et assimilé ses informations en une composition homogène conservant d’un bout à l’autre son cadre historique et son individualité littéraire, ou bien si son œuvre trahit l’utilisation d’éléments hétérogènes plus ou moins irréductibles à sa documentation première, autrement dit des sources écrites antérieures à sa propre rédaction.
La plupart des critiques modernes affirment l’emploi de sources, tout en différant entre eux quant aux proportions du caractère « composite » de Marc. Et il faut sans doute admettre en effet certains emprunts de l’évangéliste à divers ouvrages ; mais sur la voie glissante de la recherche des sources (voir Évangiles synoptiques, tome I, p. 400), il nous semble scientifiquement permis d’estimer qu’on a construit bien des hypothèses fragiles, au nom d’arguments souvent plus subjectifs que décisifs.
Qu’une page d’un genre aussi isolé que l’apocalypse de Marc 13, bloc erratique dans la littérature évangélique, puisse être considérée comme une partie ou la totalité d’une prophétie chrétienne introduite dans l’œuvre de Marc l’hypothèse est assez probable (Évangiles synoptiques, tome I, p. 399). Par contre, bien fragile est la méthode qui tend à statuer une source particulière pour des passages relatifs à une même donnée ou à une même région ; par exemple une « source de discussions et de conflits » où Marc aurait pris les polémiques des chapitres 2-3 et 12, un « cycle de Béthanie » dans les chapitres 11 et 14. Pourquoi les premiers écrits chrétiens se seraient-ils forcément limités à des collections d’épisodes similaires, ou bien aux scènes situées en un certain lieu ? Pourquoi un évangéliste ne pourrait-il suivre la vie réelle aussi bien dans ses analogies et ses répétitions que dans ses nouveautés et ses diversités ? Il est vrai que l’hypothèse du cycle de Béthanie invoque aussi des considérations d’un autre ordre.
Il se peut que certains éléments se trouvent rapportés deux fois. Ainsi les deux récits de multiplication des pains (Marc 6.30-44 ; Marc 8.1 ; Marc 8.10), tout à fait parallèles dans leur marche générale et ne différant que par des détails, d’ailleurs précis, doivent bien représenter deux traditions écrites distinctes du même extraordinaire événement. Il se peut aussi que la comparaison minutieuse de certains parallèles avec Matthieu et Luc donne à supposer l’emploi occasionnel par Marc d’une édition des Discours de Jésus, les Logia (voir plus loin, 2, 2e), abondamment reproduits plus tard par les deux autres synoptiques. Par contre, nous ne pouvons voir un double emploi révélant deux sources, entre les vocations particulières de certains apôtres (Marc 1.16 ; Marc 2.13 et suivant) et le choix définitif des Douze (Marc 3.13 ; Marc 3.19) ; ni reconnaître un doublet dans le fait que les on-dit populaires à propos de Jésus, tout comme les craintes d’Hérode, évoquent Jean-Baptiste, Élie ou l’un des prophètes : (Marc 6.14 ; Marc 8.28) c’est que les mêmes causes produisent les mêmes effets dans le public. Quand une répétition peut se produire dans la réalité, pourquoi l’attribuer à la systématisation des narrateurs ?
On appelle ainsi des désaccords plus ou moins apparents entre péricopes, dénonçant des sources inconciliables. C’est dans ce domaine que les raisonnements critiques peuvent être les plus sujets à caution. On relève d’abord des incompatibilités dans la narration. Assurément, il est facile d’admettre que Marc 9.38-41, interruption d’un enseignement méthodique, soit mal placé ou interpolé. Mais en quoi seraient contradictoires les deux déclarations progressives de Jésus sur le jeûne (Marc 2.19 ; Marc 2.21 et suivant), ou les mentions de l’apostolat, des noms des Douze et des deux surnoms (Marc 3.14 et suivants), ou le cercle des disciples, celui des Douze et celui des trois ou quatre intimes (pass.), ou le désir de repos de Jésus et l’obligation de faire du bien aux foules (Marc 6.30 et suivants) ? En quoi seraient impossibles, soit la présence de « la foule » après la confession de Pierre, laquelle est placée dans la région des « villages de Césarée de Philippe » (Marc 8.27 ; Marc 8.34), soit l’agitation de la foule réclamant la guérison de l’enfant épileptique (Marc 9.14 et suivants), car la renommée du rabbi eut vite fait de parcourir, sur route, les 45 km (un ou deux jours de marche) qui séparaient ce Césarée de Capernaüm ? Peut-être en effet le début du séjour de Jésus à Jérusalem se présenterait-il plus naturel, et surtout plus conforme aux données de Luc si l’on tenait pour surajoutés les éléments du prétendu « cycle de Béthanie » (Luc 11.11-14 ; Luc 11.20-26 cf. Marc 14.3-9) ; mais cette suppression exige des remaniements, des raccords de temps, dans Luc 11.11 ; Luc 11.15 ; Luc 11.19 ; Luc 11.27) malgré tout beaucoup moins vraisemblables à notre avis que l’ensemble du récit de Marc.
C’est qu’on relève aussi des irrégularités dans la chronologie. Et il se peut que Marc ait incidemment groupé pour leur ressemblance certains matériaux appartenant à des moments différents, comme les deux conflits à propos du sabbat (Marc 2.23-3.6), les conflits en général (chapitres 2-3), peut-être les paraboles (Marc 4.1 ; Marc 4.34) ; mais cet agencement par sujets, qui sera systématique chez Matthieu, demeure trop exceptionnel chez Marc pour y devenir un indice de sources séparées. Il nous paraît particulièrement abusif de conclure de l’incomplet à l’incohérent : si d’après Marc 1.44 Jésus cherche la solitude et aux versets suivants (Marc 2.1 et suivante trouve en pleine ville populeuse, c’est simplement parce qu’il y a là deux périodes juxtaposées sans transition ; sans doute le complot de Marc 3.6 n’est l’objet d’aucune allusion ultérieure, mais sa mention (qui peut être ici fort anticipée) n’implique pas qu’il ait joué plus tard un rôle quelconque, et d’ailleurs ces « hérodiens et pharisiens » malveillants de Galilée se retrouveront à Jérusalem (Marc 12.13). Si Marc relie tels faits particuliers par de brèves notices générales résumant toute une activité du Maître (Marc 1.39 ; Marc 3.7 ; Marc 6.6), il ne les met point par là même en contradiction avec le contexte, et il peut être hâtif de n’y voir que des passages rédactionnels. Constatons qu’il ne raconte pas tout — pas plus que les autres évangélistes ou que l’auteur du livre des Actes —, et qu’il a dû comme eux, et comme le 4e Évangile, laisser certaines périodes sans incidents notables, dans une trame historique trop peu serrée ; mais sa chronologie lacunaire n’en est pas pour autant artificielle, c’est-à-dire factice et fantaisiste : nous la dirions plutôt approximative, c’est-à-dire ordonnée dans l’ensemble et, sous la réserve des exceptions indiquées plus haut, telle qu’il pouvait se représenter la succession des faits.
Ce souci se marque nettement dans ses entrées en matière : le ministère galiléen est tout jalonné de précisions de temps et de lieux (Marc 1.16 ; Marc 1.19 ; Marc 1.21 ; Marc 1.23 ; Marc 1.29 ; Marc 1.32 ; Marc 1.35 ; Marc 1.39 ; Marc 2.1 ; Marc 2.13 ; Marc 2.14 ; Marc 2.15 ; Marc 3.1 ; Marc 3.13 ; Marc 3.20 ; Marc 4.1 ; Marc 4.10 ; Marc 4.35 ; Marc 5.1 ; Marc 5.21 ; Marc 6.1 ; Marc 6.6 ; Marc 6.32 ; Marc 6.53 ; Marc 7.24 ; Marc 7.31 ; Marc 8.10 ; Marc 8.13 ; Marc 8.22 ; Marc 8.27 ; Marc 9.2 ; Marc 9.9 ; Marc 9.28 ; Marc 9.30 ; Marc 9.33). Il est clair que l’auteur de ce jalonnement estime tracer une ligne générale exacte ; lorsqu’un jalon lui manque, il ne l’invente pas (Marc 1.40 ; Marc 2.23 ; Marc 3.7 ; Marc 7.1 etc.). La preuve que s’il s’y trouve des omissions, même pour des intervalles considérables, il s’y glisse peu d’interversions, c’est la gradation même qui s’en dégage, telle qu’elle est apparue ci-dessus à l’analyse (II, 1) : ces étapes progressives du ministère du Seigneur, parmi multitudes, ennemis et disciples, ne sont point construction théorique d’historiographe, mais fidèle succession de tableaux authentiques dont les témoins avaient gardé le vivant souvenir.
Entre la Galilée et la capitale (Marc 10), les mentions de temps et de lieux deviennent plus vagues (verset 1,17-32,46), mais elles reparaissent à Jérusalem (Marc 11.1 ; Marc 11.11 ; Marc 11.12 ; Marc 11.15 ; Marc 11.19 ; Marc 11.20 ; Marc 11.27 ; Marc 12.41 etc.) dans la manière même de la première partie. Pourtant, il se produit un changement de genre qui n’est pas dû sans doute uniquement au changement de sujet : le récit des derniers jours est par sa longueur hors de proportion avec celui des mois ou des années du ministère ; les épisodes deviennent notablement plus longs, plus didactiques, des instructions prolongées se succèdent (Marc 11.23-13.37), les scènes de la Passion s’enchaînent étroitement, par la logique des situations, dans un style qui gagne en variété. On peut soupçonner derrière ces chapitres 11-16 l’utilisation d’une ou de plusieurs sources nouvelles, mais on sent combien la disposition d’ensemble de l’Évangile et sa remarquable unité de langue risquent de rendre chimérique une distinction précise de ses sources.
Nous écartons donc toute rigueur de discrimination quand nous cherchons à nous représenter ainsi qu’il suit la documentation de Marc.
Les éléments essentiels en sont, naturellement, les souvenirs de l’apôtre, que nous avons vus transparaître dans les pages les plus descriptives et mouvementées (III, 2 et 5) : les scènes des Ier et suivant chapitres, plus ou moins rattachées à la maison de Pierre à Capernaüm, à la barque qui doit être la sienne, à sa personne même, dont la vocation apostolique ouvre l’Évangile de Marc (Marc 1.16 et suivants) comme celle de Jean ouvre le 4e Évangile (Jean 13.5), et dont le point de vue est parfois sensible jusque dans le tour de phrase écrite où la 3e personne du pluriel sonne comme une transposition de la 1ère dans les phrases parlées : ils vinrent = nous vînmes, se mirent à sa recherche = nous mîmes, etc. (Marc 1.29 ; Marc 1.36) ; et toutes les scènes où Pierre joue un rôle quelconque, soit comme acteur entreprenant, soit comme témoin observateur. Mais l’apôtre ne se bornait pas à ses seuls souvenirs personnels : il y ajoutait certainement les témoignages de compagnons de la première heure. L’histoire du Maître qu’il avait à répéter souvent, comme instructeur et missionnaire, n’était pas d’un dessin si compliqué que les principaux épisodes n’en pussent être bientôt fidèlement réunis par I’« interprète de Pierre ». Il n’y avait pas lieu, « pour les besoins » immédiats de l’Église primitive, de remonter à l’intimité des souvenirs de famille sur la naissance de Jésus : c’est pourquoi Marc n’a point d’Évangile de l’enfance. Au contraire, sa Passion, sa mort et sa résurrection étaient le fondement de la première expérience chrétienne et du témoignage apostolique ; d’où la place prépondérante qu’elles occupent dans l’Évangile. Peut-être même faut-il reconnaître le tempérament ardent et l’esprit tout pratique, non philosophique, de Pierre, dans la présentation fragmentaire et fort réduite des enseignements de Jésus, dont la doctrine devait dominer plus tard l’Évangile messianique de Matthieu et l’Évangile universaliste de Luc grâce à leur abondante utilisation des Logia.
Marc a-t-il fait aussi des emprunts à cette source des « Paroles du Seigneur » ? Le problème est fort controversé. Nous l’avons dit ailleurs (Évangiles synoptiques, tome I, p. 398), il paraît de prime abord étrange que, pouvant disposer d’une source aussi précieuse, il ne l’eût utilisée qu’en une aussi faible mesure. Il se pourrait toutefois que, sans songer à fusionner avec les mémoires qu’il rédigeait d’après un homme d’action, un ouvrage d’une telle importance dont le genre didactique était si différent, il se fût borné à prendre aux Logia quelques éléments jugés indispensables : soit des déclarations de Jésus (ou de Jean-Baptiste) dont la forme peut bien être chez lui moins primitive que dans les parallèles de Luc ou Matthieu (Marc 1.8 ; Marc 6.6 ; Marc 6.13 etc.), soit des instructions plus développées comme les paraboles du Royaume (Marc 4.1 ; Marc 4.34) ou la discussion sur les traditions juives (Marc 7.1 ; Marc 7.23). La critique attribue en général à cette source plus de 150 versets de Marc et même près de 200 lorsqu’elle y englobe le discours eschatologique du chapitre 13, où d’autres voient pourtant un écrit indépendant, comme la phrase du verset 14 le donne à penser : « Que le lecteur fasse attention ! » (voir Évangiles synoptiques, tome I, p. 399). Ces évaluations sont naturellement des plus conjecturales, surtout si, comme on l’a fortement soutenu, le recueil des Logia connut des éditions successives, revues et augmentées.
Nous avons signalé quelques indices d’une source d’informations particulièrement précises, depuis l’entrée à Jérusalem jusqu’à la découverte du tombeau vide. Puisque ces tableaux du drame suprême jouaient un rôle capital dans la propagation de l’Évangile sauveur, il serait bien compréhensible que l’évangéliste eût complété les mémoires de Pierre, non seulement par ses propres réminiscences d’autres apôtres (Marc avait entendu Barnabas et Paul), mais encore par quelque document écrit, donnant ainsi dans son Évangile un aperçu de la prédication évangélique de sa génération. C’est pourquoi l’analyse risque de faire fausse route, pensons-nous, lorsqu’elle cherche à démêler, dans ces chapitres 14-16, les éléments de la narration pouvant provenir soit du témoin Pierre, soit des femmes, soit de témoignages occasionnels commentés ensuite par des rumeurs diverses, soit enfin du travail créateur de l’imagination des croyants. De très bonne heure les moindres renseignements recueillis parmi les fidèles ne purent manquer de constituer le domaine public de la tradition chrétienne, en perdant bientôt toute indication d’origine ; tenons-nous-en donc à présumer ici, sans prétendre à les reconstituer, une ou plusieurs sources d’informations supplémentaires.
À plus forte raison faut-il redoubler de réserve à mesure que diminuent en importance comme en longueur les sources supposées, lorsque les motifs qui en font tenir les éléments pour secondaires sont apparus quelque peu subjectifs. On ne voit pas pourquoi tels points de repère de l’Évangile, par exemple les prophéties des souffrances du Messie (Marc 8.31 ; Marc 9.30 ; Marc 10.32 et suivants), ou dans Marc 1.12 et suivant la mention de sa tentation (même si celle-ci revêt un caractère symbolique), ne pourraient appartenir à une source principale. Nous avons déjà pris note dubitative d’un document des conflits, d’un autre de Béthanie, etc. ; le terrain devient dès lors trop conjectural pour qu’il soit utile et même de sûre méthode d’y pénétrer plus avant.
Il nous semble qu’au contraire on peut maintenant conclure à l’unité d’ensemble de l’œuvre de Marc œuvre en général homogène même dans son emploi de sources diverses, parce que l’auteur était encore assez proche de son sujet pour pouvoir les employer conformément à la connaissance qu’il possédait de l’histoire de son Héros. Ajoutons que la plupart des critiques ont aujourd’hui abandonné comme inutile l’hypothèse d’une première édition antérieure au Marc actuel, appelée proto-Marc, et qu’ils voient le Marc original dans notre Évangile canonique à peu près sous sa forme actuelle (voir Évangiles synoptiques, IV, 1, 1er B).
L’Évangile se présente donc, dans l’ensemble, non pas comme une anthologie d’anecdotes relatives à Jésus, mais comme le déroulement général de sa carrière unique entre toutes. C’est le plus ancien des témoignages venus jusqu’à nous de l’Église primitive et dont nous avons ailleurs reconnu l’autorité (Évangiles synoptiques, tome I, pages 400, 401). Sans doute l’exactitude historique peut n’en être pas toujours absolue dans le détail, et l’évangéliste a pu grouper certains matériaux par sujets, introduire en certains récits le reflet des préoccupations de l’Église de son temps (comme les amplifications apocalyptiques du discours eschatologique confondant plus ou moins la ruine de Jérusalem et l’avènement du Christ), voire laisser échapper — lui ou quelque copiste — un lapsus facile à rectifier (Abiathar au lieu d’Abimélec, Marc 2.26). Mais d’aussi légères déformations, bien explicables au cours des trois ou quatre décades écoulées entre les faits et leur narration, ne sauraient en entamer la valeur profonde. C’est le simple et vivant exposé, sans prétentions littéraires ni développements théologiques de parti, des faits extraordinaires encore tout récents d’où étaient issues l’Église et la mission chrétiennes, et tout rempli de souvenirs des plus intimes disciples du Seigneur, qui, après avoir participé personnellement, dans l’ignorante candeur de leur noviciat, à cette surhumaine histoire, avaient été rendus capables par l’inspiration divine d’en devenir les humbles et fervents continuateurs. Dans sa spontanéité, sa fraîcheur de souvenir, l’Évangile de Marc est l’écrit le plus proche de la vie de Jésus, le témoin le plus sûr que nous puissions consulter. Lors des premières rédactions évangéliques, ce fut le document le plus consulté et le plus utilisé, puisqu’il entra presque tout entier dans Luc et Matthieu, fut connu de Jean (cf. Marc 6.37 et Jean 6.7 ; Marc 14.5 et Jean 12.5, etc.) et même de l’apocryphe Évangile de Pierre, qui paraît le citer plus directement qu’il ne fait pour Matthieu et pour Luc.
Dépositaire avant tout d’un témoignage apostolique, Marc n’a pas mis son intérêt dans la documentation extérieure, historique et sociale ; mais même à ce point de vue il nous est des plus précieux, par les données fort nombreuses quoique incidentes qu’il fournit en passant, avec son information précise. Il abonde en menus détails de la vie courante, souvent rendus en termes expressifs qui lui sont propres, et dressant en un vivant relief l’entourage de Jésus : agriculture, commerce, pêche, domestiques, malfaiteurs, juges, armées, maladies, médecine, sépulture, cérémonies, alimentation, vêtements, logements, ustensiles, chauffage, monnaies, divisions du temps, animaux, etc. Les deux sections de Marc ont pour théâtre deux régions, Galilée et Judée, avec deux centres, Capernaüm et Jérusalem, quelques villes ou villages (Nazareth, Bethsaïda, Jérico, Béthanie, etc.) et mentions occasionnelles de contrées voisines (Tyr et Sidon, Décapole, Idumée, etc.), au delà de la mer de Galilée, du désert de Judée ou du fleuve du Jourdain. À vrai dire, les déplacements de Jésus sont souvent résumés, avec le minimum de noms d’endroits, et plus volontiers décrits que localisés ; ses tournées au bord du lac pivotent autour de Capernaüm ; les circonstances le décident parfois à se retirer à l’écart, avant de se rendre volontairement à la capitale. Sans définir les conditions politiques dont Jésus a dû tenir compte, le récit confirme pleinement ce qu’on en peut connaître par ailleurs : en Galilée gouvernait le « roi » Hérode (Marc 6.14), le tétrarque hostile, gouverneur païen sous ses dehors juifs ; Jésus était relativement en sûreté dans la tétrarchie de Philippe au delà du lac, dans le territoire de Césarée de Philippe, comme en Phénicie. Il savait du reste que le péril serait beaucoup plus grave à Jérusalem, où les autorités juives le livreraient aux autorités païennes (Marc 10.33), au pouvoir d’un César (Marc 12.17) dont le procurateur le ferait mourir d’un supplice romain. Quant (Marc 8.34) aux pouvoirs ecclésiastiques, ce sont en Galilée les chefs de synagogues (Marc 5.22 ; Marc 5.35-38) à Jérusalem les principaux prêtres (Marc 8.31 ; Marc 14.1 ; Marc 15.1) ; dans les deux provinces, les scribes, instructeurs religieux (Marc 2.6 ; Marc 11.18) ; des deux grandes sectes, les Pharisiens paraissent en Galilée comme en Judée (Marc 2.16 ; Marc 7.1 ; Marc 12.13), les Sadducéens à Jérusalem seulement (Marc 12.18). Au cours de la Passion, les scribes pharisiens se fondent à l’arrière-plan et l’action passe aux mains des prêtres Sadducéens qui dominent le Temple : dès que Jésus y entre, il se heurte à la hiérarchie (Marc 11.18), qui prépare sa mort, lui fait poser par une délégation du Sanhédrin la question de son autorité (Marc 11.27 et suivants), puis par une délégation de Pharisiens et d’Hérodiens (prêtres politiciens) celle de l’impôt (Marc 12.13 et suivants), puis reprend l’offensive au sujet de la résurrection (Marc 12.18), négocie l’arrestation avec Judas (Marc 14.1 ; Marc 14.11), lui fournit une troupe (Marc 14.43) où l’on remarque un serviteur du grand-prêtre (Marc 14.47) ; c’est chez ce dernier que Jésus est amené, jugé par le Sanhédrin, condamné sous la pression de son clergé (Marc 14.53-64), livré au gouverneur romain, et ce sont les prêtres qui portent les accusations (Marc 15.3) ; si le libéralisme du Christ avait scandalisé le conservatisme des scribes, ce sont ses prétentions divines qui lui ont aliéné les prêtres, et ceux-ci l’ont condamné non pour son indépendance à l’égard de la Loi (Marc 14.58 et suivant), mais pour sa prétendue usurpation messianique (Marc 14.63 et suivant). Il y a dans ce déplacement des responsabilités, indépendamment de la condamnation officielle par le tribunal romain, la marque d’une profonde connaissance de la complexe situation religieuse du temps. L’évangéliste se montre aussi au courant de ses conditions sociales : en Galilée, surtout des ruraux, autour des bourgs, travailleurs des champs ou du lac, « la foule » qui est le personnage principal dans les relations de Jésus ; et dans cette foule enthousiaste et mélangée, des péagers, fonctionnaires du poste central de Capernaüm, et des pécheurs en général, foule dont le Christ a compassion (Marc 2.17 ; Marc 6.34), à laquelle il accorde guérisons, simples instructions imagées, alors que les grands sont massés en ville (à Tibériade) autour des plaisirs d’Antipas ; — en (Marc 6.21) Judée et à Jérusalem, où pour la première fois dans l’Évangile apparaissent les pauvres (Marc 10.21 ; Marc 10.46 ; Marc 12.42 ; Marc 14.5-7), Jésus n’a guère avec lui, à part quelques amis nommés ou anonymes, que les pèlerins venus de Galilée ; au procès, la foule est menée par les prêtres (Marc 15.11) ; pour le condamné, le supplicié, objet de moqueries, aucune sympathie du public, hors l’hommage de l’officier romain et la fidélité des saintes femmes… Rapproché (Marc 15.39 et suivants) des autres sources de renseignements qu’on possède sur la Palestine de cette époque, le tableau constitué par tant de traits épars en reçoit et leur apporte d’éclatantes confirmations d’où se dégage l’exactitude historique de notre Évangile.
Dans ce cadre bien déterminé se place désormais avec la plus naturelle vraisemblance l’œuvre brève mais définitive du Christ comme nous l’avons vue ressortir de l’analyse du livre.
Précédé par la mission de Jean-Baptiste, qui accomplit la prophétie messianique (Marc 1.2 et suivants), consacré Sors de son baptême comme « Fils bien-aimé de Dieu » (Marc 1.11), c’est bien en Messie juif que Jésus ouvre son ministère. Il répète la prédication de Jean, mais il l’approfondit : (Marc 1.15) n’attendant pas ses auditeurs dans le désert (Marc 1.5), il va les chercher dans la populeuse Galilée (Marc 1.14-17) ; il confirme ses appels mieux que par un acte symbolique comme le baptême : par sa puissance réelle sur les malades (Marc 1.27), tout en répudiant dès le début les hommages compromettants des détraqués nerveux, considérés comme victimes des démons (Marc 1.34 ; Marc 3.11 ; Marc 5.7). Dès le début il s’applique le titre de Fils de l’homme, qui tout en le solidarisant avec l’humanité (cf. Ézéchiel 2.1-3, etc., Daniel 7.13) le met à part comme l’homme-type, l’homme normal, détenteur de droits divins tels que le pardon des péchés, l’appréciation des règles du sabbat, les rétributions futures (Marc 2.10-28 ; Marc 8.38 et suivant). Mais ses dons extraordinaires demeurent inexplicables aux témoins : son village de Nazareth s’étonne et lui en veut (Marc 6.2 et suivant), sa famille le croit fou (Marc 3.21), les scribes venus de Jérusalem l’accusent de possession satanique (Marc 3.22 et suivants). Il décrit les aspects du Royaume de Dieu en des paraboles que ni la foule ni même les disciples ne comprennent dans leur portée spirituelle (Marc 4.10 ; Marc 4.33). Entre temps, le bruit court que c’est un prophète, égal à ceux de l’Ancien Testament, peut-être Élie lui-même au retour annoncé, ou bien, après le martyre de Jean, sa réapparition miraculeuse (Marc 6.14 ; Marc 8.28 ; Marc 9.11). Les disciples eux-mêmes partagent l’incertitude du public (Marc 4.41) ; tout le long du ministère en Galilée Jésus a souvent réprimé ou fui les acclamations populaires (Marc 1.44 ; Marc 5.43 ; Marc 6.45 ; Marc 7.24 ; Marc 7.36 ; Marc 9.30) on ne l’y voit pas se définir ouvertement comme le Messie, et personne n’en répand la découverte sensationnelle.
C’est aux Douze qu’elle était réservée, mais ils ne devaient la proclamer que sur la question directe de leur Maître relative à sa personne ; la réponse lapidaire de Pierre : « Tu es le Christ ! » (Marc 8.29) marque décisivement l’éveil de leur foi en Lui : désormais ils appartiennent au Christ (Marc 9.41) ; et celui-ci leur parle de sa gloire céleste (Marc 8.38), dont une sorte d’anticipation est révélée aux trois disciples témoins de sa transfiguration : plus grand que les prophètes, même qu’Élie et Moïse, Jésus est le Fils bien-aimé de Dieu (Marc 9.7), à l’avance apparu pour eux dans un rayonnement d’En-haut. Seulement, cette grandiose révélation du ciel se double des tragiques perspectives de la terre : de la confession de foi de Pierre, Jésus a tout de suite tiré les inévitables conséquences, voulues dans le plan de Dieu, en annonçant aux Douze ses souffrances et sa mort (Marc 8.34), sinistre prédiction à laquelle il revient plusieurs fois par la suite, en la complétant de l’assurance de sa résurrection (Marc 9.9 ; Marc 9.12 ; Marc 9.31 ; Marc 10.33 et suivant). Mais le profil de la croix pour leur Maître, qui les entraînerait à sa suite comme eux-mêmes porteurs de croix (Marc 8.34 et suivants), les inquiète sans les convaincre : ils semblent avoir peur de comprendre (Marc 9.10 ; Marc 9.32) ; c’est alors au contraire qu’ils se jettent à l’extrême opposé, vers les espérances de grandeur et de domination, et le Seigneur cherche à les ramener aux lois fondamentales du Royaume de Dieu, celles du service et du sacrifice, dont lui-même va donner l’exemple rédempteur (Marc 9.33-35 ; Marc 10.21 ; Marc 10.24 ; Marc 10.29-31 35-45).
Une fois quittée la Galilée, plus de risques d’engouements politiques en faveur du rabbi populaire ; donc plus de raisons pour garder la réserve sur sa personne révélatrice de Dieu. Sa messianité est connue des disciples et de la grande foule qui les accompagne (Marc 10.46), évidemment les pèlerins de la Pâque. À Jérico retentit pour la première fois le titre messianique de Fils de David (Marc 10.47 et suivant) ; en vue de Jérusalem ce sont les acclamations messianiques des fidèles (Marc 11.10), bientôt suivies des conflits : leçon du temple, leçon du figuier (Marc 11.12 ; Marc 11.25). Au cours des discussions avec les chefs juifs, Jésus se qualifie clairement de Fils bien-aimé de Dieu, et d’Héritier (Marc 12.6), il fait allusion à sa messianité par sa question sur le Christ Fils de David (Marc 12.35 et suivants). À l’adjuration du grand-prêtre : « C’est toi qui es le Christ, le Fils du Dieu béni ? » il répond nettement : « Je le suis », et s’associe aux visions messianiques de Daniel (Marc 14.61). C’est en qualité de Messie qu’il est condamné, comme l’exprime en termes intelligibles au juge romain l’épithète « le roi des Juifs » (Marc 15.2 ; Marc 15.9 ; Marc 15.12 ; Marc 15.26) et les suprêmes outrages des passants contre « le Christ, roi d’Israël », les railleries des témoins à propos du secours d’Élie (Marc 15.32 ; Marc 15.36) montrent à quel point tous les Juifs mêlés au drame le sentaient dominé par l’évocation du Messie que décidément cet homme avait prétendu incarner. Dans le témoignage même de l’officier païen, tout remué par le spectacle de la mort d’un héros (un « fils de Dieu »), l’évangéliste voit sans doute un hommage du paganisme pieux à celui « qui était véritablement le Fils de Dieu » (Marc 15.39).
La fin de Marc s’étant perdue (voir ci-dessus, II, 2), l’Évangile ne mène pas le lecteur jusqu’à l’apparition du Christ ressuscité ; mais le récit de l’ensevelissement du Crucifié et de la visite des femmes au tombeau établit avec une précision absolue le fait qu’au surlendemain du supplice ce tombeau était vide, et que « Jésus de Nazareth » allait être vu par ses disciples, ressuscité, comme il le leur avait annoncé.
Telle est la trame simple et psychologique dans sa dramatique progression, que nous vaut le plus ancien recueil évangélique sur le ministère de Jésus. Aucune âme chrétienne ne la suivra sans ressentir avec une émotion profonde la valeur historique et religieuse de son témoignage.
Le point de vue objectif du narrateur des actes de Jésus ne pouvait donner une grande place au développement de la pensée du Seigneur. Si mince que puisse paraître toutefois la théologie d’un Évangile écrit sans préoccupation dogmatique, les paroles du Maître inextricablement unies à son activité et ses diverses instructions conservées par Marc nous ouvrent des points de vue révélateurs sur l’essentiel tout au moins de sa doctrine.
Le Dieu de Jésus-Christ, dans Marc est tout-puissant (Marc 10.27 ; Marc 12.24 ; Marc 14.36) et, dans l’absolu, il est le seul Être bon (Marc 10.18). La parabole des vignerons le décrit comme Maître, ayant le droit d’exiger le service (Marc 12.2) et le pouvoir de châtier les rebelles (Marc 12.9). Elle montre aussi en Dieu le Père de Jésus, envoyé de sa part aux hommes (Marc 12.6 et suivant) ; trois autres fois le Christ désigne Dieu comme son Père ou comme le Père (Marc 8.38 ; Marc 13.32 ; Marc 14.36) ; une seule fois comme le Père des hommes en général, duquel le pardon est conditionné par le pardon qu’ils s’accordent entre eux (Marc 11.25 et suivant). Il convient enfin de rattacher à la volonté de Dieu l’expression consacrée : « Il fallait… » ; elle établit que les souffrances du Messie et sa victoire (Marc 8.31) faisaient partie du plan rédempteur divin.
Comme nous l’avons noté, le titre de Fils de l’Homme que s’attribue Jésus affirme par là, quoique ce ne fût pas une désignation proprement messianique, son autorité dans le Royaume de Dieu (Marc 2.10 ; Marc 2.28) ; toutefois il l’emploie le plus souvent à propos de sa Passion (Marc 8.31 ; Marc 9.12 ; Marc 9.31 ; Marc 10.33), voulue d’En-haut, de sa résurrection (Marc 8.31 ; Marc 9.9 ; Marc 9.31) et de sa gloire future (Marc 14.62 ; Marc 13.26 ; Marc 8.38), mettant ainsi dans cette expression la relation nécessaire entre lui et le salut des hommes qu’il apportait au monde, telle qu’elle se définit dans son programme de Sauveur : « Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour la rançon d’e plusieurs » (Marc 10.45). L’image de la rançon pour le pécheur est ensuite complétée par le symbole de la communion en son corps et en son sang, sceau de l’alliance avec Dieu (Marc 14.22 ; Marc 14.25). Quant au titre de Fils de Dieu, Jésus ne se l’attribue jamais ; il le reçoit seulement, soit de la voix du ciel, qui le désigne comme l’unique objet de l’amour divin, remplissant sa mission d’En-haut à la satisfaction de Dieu (Marc 1.11 ; Marc 9.7), soit des témoignages de malades démoniaques (Marc 3.11 ; Marc 5.7 ; cf. le Saint de Dieu, Marc 12.4), soit dans l’adjuration du grand-prêtre acceptée par Jésus (Marc 14.61), soit enfin dans le cri du centenier (Marc 15.39) ; la qualité de Fils de Dieu ressort en tout cas des paroles mêmes de Jésus citées au paragraphe précédent, où il désigne Dieu tout spécialement comme son Père. La proclamation du ciel au baptême et à la transfiguration, comme la déclaration rédemptrice de Jésus peuvent renfermer l’idée de la préexistence du Christ, mais seulement implicite (Marc 1.11 ; Marc 9.7 ; Marc 10.45). L’ensemble de ces passages montre d’abord la subordination au Père de Celui qui le prie, qui ignore le jour et l’heure suprêmes (Marc 13.32), puis la conscience en Jésus d’une harmonie profonde entre la volonté du Père et la sienne (Marc 14.36), enfin la remise à Jésus par le Père du droit de juger au dernier jour (Marc 8.38 ; Marc 9.1). Voir Jésus-Christ (noms et titres de).
Cette expression, qu’emploie Marc était la plus générale dans le langage messianique juif. C’est le point de départ des appels de Jean-Baptiste (Marc 1.15). Les conditions d’appartenance au Royaume sont la conduite, l’état d’âme : repentance (Marc 1.4 ; Marc 1.15), renoncement (Marc 9.47 ; Marc 10.23 et suivants), humilité (Marc 10.14 et suivant), amour pour Dieu et pour le prochain suivant le sommaire de la Loi (Marc 12.28 ; Marc 12.34). Mais le mystère du Royaume implique les souffrances, la résurrection et le triomphe glorieux du Christ ; et il faut prévoir le temps nécessaire au développement du Royaume (Marc 4.26-29 ; Marc 4.30-32). Certaines manifestations peuvent en être prochaines (Marc 9.1), et il peut traverser des crises comme en décrivent les tableaux eschatologiques (Marc 13), mais le Seigneur transporte aussi la perspective du Royaume de Dieu dans la gloire du ciel (Marc 14.25). Voir Royaume de Dieu.
Aussi, tout en affirmant certaines sanctions divines déjà dans la vie présente, Jésus reporte-t-il nettement la vie éternelle au siècle à venir (Marc 10.29 et suivant). Les conditions de l’acquisition de ce salut, ce sont les relations personnelles avec lui-même : suivre avec lui la voie du sacrifice, n’avoir pas honte de lui dans le monde pervers (Marc 8.34-38), entretenir sous son influence la repentance et la foi qui obtient le pardon de Dieu (Marc 1.15 ; Marc 2.5 ; Marc 6.12) ; à cet égard, les malades guéris par Jésus grâce à leur foi représentent le pécheur sauvé (Marc 5.34 ; Marc 10.52). La part du Seigneur dans le salut ne se borne point, du reste, aux appels et à l’exemple de Jésus de Nazareth : il faudra le don de sa propre vie en rançon, de son propre sang comme sacrifice de la nouvelle alliance ; le cycle intégral de son œuvre rédemptrice est : service, sacrifice, salut (Marc 10.45 ; Marc 14.24). Quant au jugement futur, il est indiqué dans Marc par la certitude qu’un jour tout sera mis en lumière (Marc 4.22), que le Fils de l’homme aura honte des infidèles (Marc 8.38), que le péché non dominé mènera à la géhenne (Marc 9.43 ; Marc 9.48), que chacun sera salé de feu (Marc 9.49), et que Dieu fera périr les révoltés (Marc 12.9).
On voit combien la valeur religieuse de tous ces éléments doctrinaux réside en ce qu’ils sont inséparables de la personne même de Jésus-Christ ; c’est pourquoi ils constituent déjà un noyau fort important de la doctrine chrétienne.
On est donc loin aujourd’hui des théories critiques qui naguère considéraient Marc comme un ouvrage de théologie polémique soit à l’appui, soit à l’encontre du paulinisme. Même en se contentant d’y déceler des idées tributaires de la pensée de saint Paul, on exagère, bien souvent l’influence du grand apôtre sur l’évangéliste. La nécessité de la mort du Messie n’est point une conception spécifiquement paulinienne : ne suffit-il pas que Jésus l’ait affirmée (cf. Ésaïe 53) ? Les condamnations par Jésus des pratiques juives dans Marc (Marc 2.23-3.6 ; Marc 7.1 ; Marc 7.23) restent sur le terrain pratique des discussions de cas précis, indépendamment de la théorie paulinienne sur le régime de la Loi aboli par le régime de la foi (Galates 3). La citation par Jésus de Ésaïe 6.9 et suivant à propos des paraboles et de l’incompréhension des foules (Marc 4 : et suivant) ne se réduit point à la théorie paulinienne de l’endurcissement d’Israël (Romains 9-11 ; Romains 11.8), car il y a loin de la situation de fait devant laquelle se trouvait Jésus et qui devait le mener au Calvaire, au système de l’apôtre qui doit aboutir à l’évangélisation des païens. Qu’on voie plus simplement dans ce passage d’Ésaïe l’expérience décevante de tout messager de Dieu parmi les hommes, et l’on comprendra pourquoi ce passage se trouve — sans portée théologique particulière — si souvent cité dans le Nouveau Testament (Marc 4.11 ; Marc 8.18 ; Matthieu 13.14; Luc 8.10 ; Jean 12.40 ; Actes 28.28 et suivant, Romains 11.8). On peut sans doute, à la rigueur, tirer argument, en faveur de la mission de Paul auprès des païens, de textes comme (Marc 7.27 ; Marc 9.38 ; Marc 13.10) mais cela n’autorise nullement à y voir une apologie intentionnelle de l’apôtre. On peut relever l’analogie des formules de Marc 11.5 et de Galates 4.4 (le temps accompli), ou de Marc 14.36 et de Galates 4.6 (les seules mentions bibliques du terme : abba), ou de l’opposition de la chair et de l’esprit dans Marc 14.38 et Galates 5.13 et suivant, Romains 8, etc. ; mais ces rencontres occasionnelles de locutions religieuses déjà répandues correspondent en chaque cas à des situations différentes. Les rapprochements les plus intéressants pourraient être celui de la malédiction du figuier (Marc 11.12 ; Marc 11.20) avec la notion paulinienne de la malédiction de la Loi (Romains 7 etc.), ou celui de la déchirure du voile du temple (Marc 15.38) avec le deutéro-paulinisme de l’épître aux Hébreux (Hébreux 10.20) ; mais il s’agit alors de faits qui ont pu influer sur les doctrines, et non de doctrines ayant pu créer les faits. La langue même de Marc est indépendante de celle de Paul ; les termes comme les idées qu’ils ont en commun appartenaient au patrimoine de la chrétienté primitive. L’influence de la pensée de Paul sur la doctrine dans Marc est donc à peu près insignifiante.
Une analogie avec Marc a déjà été signalée, à propos de l’analyse de l’Évangile, dans deux des premiers discours de Pierre (Actes 1.21 et suivant Actes 10.37 ; Actes 10.43) : de Pierre, précisément, informateur de Marc. En dehors de ces passages les résumés des discours de Pierre rédigés par l’auteur des Actes diffèrent du contenu de la prédication du même Pierre d’après son interprète Marc : ceux des Actes, dont la rédaction a subi, elle, à travers Luc, une indéniable influence paulinienne, sont des discussions scripturaires avec des Juifs (sauf justement la prédication chez Corneille), tandis qu’à Rome Marc entendait Pierre parler en témoin devant des auditeurs en majorité païens. Du reste, même dans les discours des 1er et suivant chapitres des Actes on retrouverait quelques idées maîtresses de Marc comme celle du dessein divin relatif à la Passion (Actes 2.23), ou comme la conception de Jésus serviteur (le grec d’Actes 3.13 ; Actes 3.26 dit même : enfant), Saint de Dieu (Actes 3.14, cf. Marc 12.4), pierre de l’angle (Actes 4.11, cf. Marc 12.10), etc. De toutes ces comparaisons, la valeur religieuse comme la valeur historique de notre Évangile ressort de plus en plus apparente et sensible.
L’auteur de l’Évangile est juif d’origine, comme le trahissent ses citations araméennes, fidèles reproductions de celles qu’en faisait Pierre, sa connaissance des habitudes juives et de leurs interprétations (voir plus bas), ses notes explicatives sur la saison des figues (Marc 11.13) ou sur la situation du mont des Oliviers (Marc 13.3), notes destinées à des lecteurs qui ne connaissaient pas la Palestine. On a donc vu, tout le long de cette étude sur la forme et le fond de notre Évangile, s’accumuler de fortes présomptions, dont la réunion peut paraître décisive, en faveur de son unanime attribution par les premiers siècles à Marc « interprète de Pierre », « disciple et interprète de Pierre », qui « longtemps suivit Pierre », etc. Sans doute cette tradition ne retient pas le souvenir de Marc auxiliaire de Paul tel qu’il apparaît dans les Actes et dans quelques épîtres de l’apôtre des païens, mais elle cadre fort bien avec les données de Actes 12 montrant Pierre reçu chez la mère du jeune Marc et avec la mention de la 1ère épître de Pierre de « Marc, mon fils » (1 Pierre 5.13), expression qui pose entre eux une différence d’âge d’environ une génération et qui réunit le disciple et le maître vers la fin de la carrière de celui-ci. Qu’à différentes époques Marc se soit trouvé au service de l’un ou l’autre des deux grands missionnaires, c’est une trace de plus des liens qui rapprochèrent « l’apôtre des circoncis » et « l’apôtre des païens » (Galates 2.7 et suivants), et qui se retrouveront dans la tradition chrétienne postérieure réunissant à Rome la mémoire de « saint Pierre et saint Paul ». On sait que Paul y fut martyr après un ou deux séjours plus ou moins prolongés ; on doit tenir pour à peu près certain que Pierre y partagea le même sort, s’étant rendu dans la capitale de l’empire quelque temps avant la grande persécution de Néron en 64 (voir Simon Pierre, paragraphe III).
C’est donc à Rome tout particulièrement que Marc fut l’interprète de Pierre, et c’est là qu’il écrivit son Évangile. Mais nous voyons par l’épître de Paul aux Romains (voir article) que dans leur Église la majorité était passée de bonne heure des judéo-chrétiens aux pagano-chrétiens ; or il est évident, précisément, que l’Évangile de Marc a en vue des lecteurs d’origine païenne : il n’introduit aucune généalogie du Christ ; il ne cite l’Ancien Testament que lorsque la citation est faite par Jésus lui-même (seule exception : 12 ; quant à Marc 15.28, ce verset manque dans les manuscrits les plus anciens) ; chaque fois qu’il reproduit, d’après la citation textuelle qu’en faisait Pierre, les mots araméens prononcés par Jésus, il en ajoute toujours la traduction (Marc 3.17 ; Marc 5.41 ; Marc 7.11 ; Marc 7.34 ; Marc 14.36 ; Marc 15.22 ; Marc 15.34) preuve qu’il a conscience de s’adresser à d’autres qu’à des Juifs ; il prend soin de définir les us et coutumes, les vocables du culte israélite (Marc 2.26, la parenthèse « pains qu’il est permis aux sacrificateurs seuls de manger » ; Marc 7.2 ; Marc 7.4 ; Marc 7.11, explications significatives ; Marc 14.12, définition du premier jour des pains sans levain, comme, Marc 15.42, du jour de préparation) ; dans Marc 7.21s il semble paraphraser à l’usage des non-Israélites les commandements de la seconde table du Décalogue. Marc paraît même s’adapter quelquefois au langage de Rome, lorsqu’il rend littéralement une locution latine : to ikanon poïêsaï = satis facere = satisfaire (Marc 15.15), ou lorsqu’il transcrit sans les traduire les mots latins eux-mêmes : non seulement ceux qu’on pouvait connaître en Palestine province de l’empire (denarius = denier (Marc 6.37 etc.), legio = légion (Marc 5.9 ; Marc 5.15), proetorium = prétoire (Marc 15.16) et qui se trouvent aussi dans Matthieu ou Luc mais d’autres plus spéciaux pour lesquels l’expression ne manquait pas en grec : krabattos = grabat, pour lit (Marc 2.4 ; Marc 6.55), speculator = bourreau (Marc 6.27), quadrans =¼ d’un sou (Marc 12.42), centurio = centenier (Marc 15.39 ; Marc 15.44 et suivant), xestes (forme populaire de sextarius = vase, Marc 7.4).
On a même généralisé cet emploi du latin, en supposant que l’Évangile avait d’abord été composé dans cette langue ; si l’on devait prendre le terme d’« interprète » au sens strict de traducteur, il pourrait indiquer que Marc traduisait Pierre non pas surtout dans le grec courant, qu’au cours de ses missions Pierre avait bien dû apprendre à parler, mais plutôt dans la langue même de Rome, le latin. Seulement, c’est à coup sûr dans le sens large de secrétaire qu’il faut comprendre le titre de Marc « interprète » ; le grec était compris à Rome, comme le prouvent les épîtres aux Romains de saint Paul et de saint Clément. L’idée d’un Marc original latin ne tient pas à l’examen de notre texte grec, lequel est sans conteste un original et non une traduction (cette observation vaut aussi bien contre l’hypothèse d’un Marc original en araméen).
Il peut encore se trouver un indice de la rédaction de Marc à Rome dans la valeur particulière que semblent lui reconnaître un certain nombre de manuscrits occidentaux comme les plus anciennes versions latines et le codex gréco-latin de Bèze. Ajoutons que la mention, inutile en soi, dans Marc 15.21, des fils de Simon de Cyrène, Alexandre et Rufus, avait son intérêt pour les chrétiens de Rome, qui connaissaient Rufus si c’est le même que Paul salue dans Romains 16.13 (Identification possible, mais non certaine). Enfin le surnom de Jean Marc, Marcus, est un prénom romain.
Quant à l’époque de cette rédaction, malgré les quelques anciens témoignages qui montrent Marc l’écrivant déjà du vivant de Pierre, les autres témoignages sont plus naturels : ce fut certainement quand l’apôtre eut la bouche fermée par la mort, que l’Église éprouva le besoin auquel répondit son secrétaire, d’y pourvoir en reproduisant ses souvenirs par écrit. Si comme il est probable Pierre périt dans la grande persécution de Néron qui suivit de près l’incendie de Rome — lequel éclata le 19 juillet 64 —, la date la plus ancienne possible pour la rédaction de Marc doit être la fin de l’an 64 ou mieux l’an 65. D’autre part on ne peut à notre avis la repousser au delà de 70, car l’évangéliste, qui se borne aux allusions vagues de Marc 13.1 ; Marc 14.58 à propos de la destruction du temple, ne semble pas connaître ce que devait être en cette année-là la ruine irréparable de la ville sainte et du saint lieu. Il parle dans Marc 2.26 de ce qui est permis (temps présent) aux prêtres du Temple. Il est même assez vraisemblable qu’il ne sait rien encore des révoltes juives qui dès 65 ouvrirent en Palestine l’ère des troubles et des implacables répressions. Marc aurait donc été écrit entre 64 et 70, plus probablement vers 64-66.
Les traits généraux qui se dégagent finalement de notre Évangile peuvent être ramenés à ces trois principaux :
Écho des souvenirs d’un apôtre avant tout actif et non spéculatif, Marc est essentiellement un témoignage à des faits, très significativement introduit par une journée fort remplie, le premier sabbat du ministère (Marc 1.21 ; Marc 1.39). L’observation deux fois répétée que Jésus avait tant à faire, avec ses disciples, qu’ils n’avaient même pas le temps de manger (Marc 3.20 ; Marc 6.31), est propre à Marc et bien typique dans son Évangile. Il ne raconte que 4 paraboles (Marc 4), mais rapporte 18 miracles. Dans les formules, il possède souvent la sobriété, la concision romaine : « Commencement de l’Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu » (Marc 1.1) ; « Tu es le Christ ! » (Marc 8.29) ; « Le Roi des Juifs » (Marc 15.26). Son point de vue est celui de l’apologétique moderne : « le fait du Christ ». L’éloquence de sa propagande est toute dans sa simplicité, la plus proche de la réalité.
Aussi est-ce l’Évangile qui met le plus en lumière l’humanité de Jésus, non seulement dans sa nature physique (à peu près également reconnue chez tous les quatre), mais aussi dans la spontanéité de sa nature sensible et mentale. C’est Marc qui ne craint pas de faire connaître ses émotions, indignation, affection, surprise (Marc 3.5 ; Marc 6.6 ; Marc 10.14-21), ses questions posées pour s’informer (Marc 8.5 ; Marc 9.21), ses intentions parfois déjouées et par là ses limitations : (Marc 1.45 ; Marc 6.5 ; Marc 7.24) ignorance et impuissance relatives et conditionnelles sans doute, fonction de son dépouillement, parce qu’« il est venu non pour être servi mais pour servir… » (Marc 10.43), mais qui le montrent à bien des égards « semblable en toutes choses à ses frères » (cf. Hébreux 2.17). Jamais dans Marc les disciples ne désignent Jésus comme le Seigneur (voir ce mot) : ils l’appellent simplement maître (araméen, rabbeï [9.5], grec, didaskalos [4.38]). Marc au plus ancien stade des écrits évangéliques, nous conserve le plus fidèlement l’impression humaine qu’avaient ressentie en vivant avec lui les compagnons de son ministère.
Mais si le Christ est homme, il est l’Homme idéal. « Venu pour servir… et pour donner sa vie en rançon », à titre de Sauveur. Il multiplie les miracles (chapitres 1, 2, 3, etc.), lit dans les cœurs (Marc 2.8), déjoue les pièges (Marc 12.17 etc.), bouleverse les traditions humaines (Marc 2.28 ; Marc 7.9 ; Marc 10.5 et suivants), prévoit l’avenir (Marc 8.31 etc.), pardonne les péchés (Marc 2.10), apparaît et demeure jusqu’à la fin, plus que jamais, un personnage surnaturel, approuvé d’En-haut, envoyé du ciel (Marc 1.11 ; Marc 9.7 ; Marc 12.6). Humain certes, il est de nature divine ; serviteur, il est Seigneur ; condamné à mort, il est Juge éternel. Continuellement à l’œuvre, il triomphe de la souffrance par ses guérisons, du péché par son pardon, de la mort par la résurrection. Tout-puissant autant que compatissant, il est le Maître des démons, de la nature, de l’éternité même : contraste que saint Paul avait magnifiquement dressé peu d’années avant Marc (Philippiens 2.7 ; Philippiens 2.11), et que nous retrouvons à travers toutes les pages de cet Évangile ; car « celui-là », ce personnage nouveau qui dès le début enseignait et commandait avec autorité (Marc 1.22-27), simple charpentier de Nazareth (Marc 6.3), qui après avoir fait toutes choses bien (Marc 7.37) s’est dirigé vers la croix, a subi la condamnation et a versé son sang pour racheter le grand nombre et sceller la nouvelle alliance des hommes avec Dieu (Marc 10.45 ; Marc 14.24), c’est le Seigneur de gloire auquel le chrétien auteur des dernières lignes de l’Évangile a bien raison de rendre l’hommage de sa foi lorsqu’il le montre ressuscité, « enlevé au ciel, assis à la droite de Dieu, agissant avec ses disciples et confirmant leur parole par les miracles qui l’accompagnaient » (Marc 16.19 ; Marc 16.20). La symbolique chrétienne qui représente Marc par le lion (voir Évangile, tome I, p. 384) imagine un imposant emblème de l’autorité souveraine et royale du Seigneur : « Voici, il a vaincu, le Lion de la tribu de Juda ! » (Apocalypse 5.5).
Jean Laroche
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