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La méthode à suivre pour l’étude des problèmes relatifs à Jésus-Christ a été énoncée avec une clarté définitive, il y a soixante ans, par Auguste Sabatier. Pour parler de Jésus, il faut se placer d’abord au point de vue de son humanité. Sans doute, il est le Christ de la foi. Mais il est surtout, ici, le Jésus de l’histoire. Il y a en lui un développement moral, une formation progressive du caractère, dont nous ne connaissons que l’aboutissement, mais qu’il faut entendre de façon humaine.
La difficulté vient de ce que l’histoire est en pleine reconstruction. La critique a beaucoup détruit. Elle a jeté à terre, avec des caducs, bien des matériaux essentiels. Il faut rebâtir aujourd’hui. L’œuvre est commencée (voir Évangiles synopt. ; Jean, Évangile de). Elle est encore loin de son achèvement.
Une école moderne de critique insère entre les récits des Évangiles et la personne de Jésus une période intermédiaire, qui serait celle de la communauté créatrice. Elle attribue à l’Église primitive, née au lendemain de Pâques, sous l’inspiration de Jésus, un travail d’élaboration, grâce auquel les paroles de Jésus auraient été soit transformées, soit complétées, afin de s’adapter aux circonstances nouvelles et de servir à l’édification de l’Église. Ainsi, dans l’espace des trente à quarante ans qui séparent la mort de Jésus de la rédaction des premiers Évangiles, l’âme populaire aurait créé, à l’aide de ses souvenirs, le type de Jésus-Christ, tel que nous le trouvons dans le Nouveau Testament
Inutile d’insister sur l’invraisemblance du système. Quand on parle d’un pouvoir créateur de la communauté, on substitue, comme l’a fortement montré le P. de Grandmaison, « à des forces que l’expérience ne cesse de montrer réelles et agissantes, des puissances vagues, obscures, qui peuvent bien avoir quelque portée à titre d’atmosphère, mais qui ne prennent forme définie que si un cerveau individuel les organise » (Jésus-Christ, tome I, p. 200). On oublie que cette communauté était un groupe de disciples, préoccupés avant tout, comme ceux des rabbins, de garder fidèlement le souvenir de leur Maître, et incapables de créer autrement que par lui. Ces « hommes sans lettres » dont il nous est parlé dans les Actes (4.13), ces disciples dont tout atteste l’incompréhension, auraient-ils donné naissance à l’image de Celui qu’ils adoraient ? Ces pêcheurs de Galilée auraient-ils été, dans l’anonymat, les véritables créateurs de la figure devant laquelle se courbe, aujourd’hui encore, l’élite de l’humanité ? S’il y a en fait, dans l’histoire, des créations de l’âme populaire, il y faut l’intervention du facteur temps (voir par exemple les travaux de M. Victor Bérard sur l’Odyssée). Ici le temps manque. Il faut donc admettre le rôle du génie créateur, cet élément inexpliqué, et sans doute éternellement inexplicable (Voir l’admirable étude de Flournoy sur le Génie religieux. Ce génie est essentiellement celui de Jésus.).
Le rôle du génie, dans les œuvres des hommes, n’est pas diminué par les études sociologiques qui ont mis en relief chez les primitifs le rôle de la société. Ce que l’Angleterre moderne doit à Wesley, ce que l’Allemagne de la Réforme doit à Luther, ce que l’Orient doit à ses grands initiateurs religieux, on le sait clairement. Il serait souverainement injuste et faux de méconnaître le rôle du génie quand il s’agit de Jésus-Christ, et de répartir entre les disciples la puissance créatrice du Maître, sans lequel les disciples n’auraient pas été.
Il est de plus en plus admis que les événements extérieurs n’ont exercé sur la vie de Jésus qu’une influence restreinte. Le développement de sa carrière est le résultat, sans doute, des réactions provoquées par sa prédication, mais aussi, et essentiellement, de sa propre pensée. On peut dire que cette carrière si courte a reflété la personnalité de Jésus, qu’il l’a tracée de sa propre initiative, et qu’en somme, elle a été la conséquence de sa vie intérieure. C’est donc la pensée de Jésus qui importe, beaucoup plus que le milieu et les circonstances.
D’ailleurs, il est impossible, le plus souvent, de distinguer entre les paroles authentiques de Jésus et celles qui auraient été l’œuvre des premières générations. On nous dit qu’une parole est ; sûrement authentique, si elle contredit les idées ou les usages de la chrétienté primitive. Il y a l’application d’une bonne règle de critique ; mais il faut tenir compte aussi de l’incompréhension des auditeurs, qui peut avoir déformé une parole authentique du Maître. Et, surtout, il faut penser que l’Église chrétienne, à ses origines, s’est modelée tant qu’elle l’a pu sur l’enseignement de Celui en qui elle voyait son fondateur. On ne peut pas dire que l’accord d’un texte avec les institutions de l’Église soit, pour ce texte, une marque d’inauthenticité. Tout au plus peut-on soutenir que, si un texte ne s’accorde pas avec les manières de voir des premières générations, il y a là un argument de plus en faveur de son authenticité.
Enfin, il arrive à des critiques renommés pour leur zèle destructeur de dire que, si telle parole n’est pas de Jésus, rien ne s’oppose à ce qu’elle ait été dite par lui.
Il ne faut pas contester la possibilité d’un travail de l’Église, développant la pensée de son Maître, mais nous n’avons aucune raison de croire que cette pensée ait été altérée. Il y a des analogies entre les paroles de Jésus et telle parole réformatrice d’origine juive. Mais tout ce qui était conforme à l’esprit de Jésus, on est en droit de l’attribuer à Jésus.
La rédaction des paroles de Jésus a pu être influencée par les prophéties. Mais ceci est difficile à établir. Jésus s’est nourri des prophéties. Il a eu lui-même le sentiment de les accomplir.
On peut admettre que la tradition relative aux actes de Jésus, ayant été élaborée longuement par l’imagination religieuse des premiers chrétiens, ait eu de bonne heure des caractères légendaires (ce qui n’exclut nullement l’existence des réalités historiques, sous-jacentes). Mais les paroles de Jésus ont été, dans l’ensemble, transmises sous leur forme primitive. Au cours de ces dernières années, on a étudié de plus près le dialecte araméen que Jésus parlait, et les études qui ont été faites du style oral ont permis de se rendre compte de certaines particularités des Évangiles qu’on avait eu quelque peine à expliquer. Les rythmes qu’on a discernés dans la littérature évangélique laissent encore quelque place à l’arbitraire ; mais il y a là des hypothèses d’avenir.
Voir A. Condamin, Le Livre de Jérémie, Paris 1920 ; Loisy, Le Style Rythmique dans le Nouveau Testament (Journ. de Psychol., tome XX, 1923) ; Marcel Jousse, Le Style oral et mnémotechnique chez les Verbo-moteurs, Paris 1923 ; Ch. Burney, The Poetry of our Lord, Oxford 1925.
Il ne saurait être question de donner ici une biographie proprement dite de Jésus. Le temps des « Vies de Jésus » est passé. Ce que les Évangiles nous donnent, avec des éléments biographiques très précieux, c’est un portrait de Jésus. C’est bien le Christ de la foi qui se reflète dans ces écrits qui sont l’œuvre de la foi. Mais s’il y tient partout le même langage, c’est qu’il coïncide avec le Jésus de l’histoire. Et Jésus est tout entier dans chaque parole, dans chaque attitude que lui prêtent les Évangiles.
Nos documents ne portent que sur une période très courte. Un seul récit est relatif à l’enfance de Jésus. Sa carrière se termine à l’époque où tant d’autres commencent. Mais rien ne donne aussi peu que cette courte vie l’impression de l’inachevé. Telle quelle, elle forme un tout, ayant donné tous les fruits qu’elle devait porter (A. Sabatier). Et ses phases essentielles peuvent être, sans grand effort, reconstituées. Mais dans ce qui suit, tout en étant préoccupés de n’utiliser que des matériaux solides, nous ne chercherons pas à retrouver, au creuset de l’analyse critique, quelques parcelles qu’aucun feu ne puisse fondre. Nous comprenons qu’on essaye ce travail. Il n’a pour nous qu’un intérêt secondaire. La tradition relative à Jésus forme un bloc. Elle nous arrive toute pénétrée d’adoration. Elle est un élément du culte primitif. Le fait est que des hommes qui ont mangé avec Jésus et vécu dans son intimité, l’ont adoré. Le fait est aussi que l’action de Jésus se poursuit à travers une civilisation qu’elle anime et dont elle dirige l’évolution vers les sommets. Jésus est aujourd’hui le Christ vivant, le Sauveur du monde. Il nous apparaît grandi de tout ce qu’il est depuis dix-neuf siècles dans les âmes. En interrogeant avec piété les documents qui nous racontent les débuts de cette divine histoire, nous n’aurons garde d’en oublier le développement glorieux.
Les Évangiles s’accordent à placer la naissance de Jésus sous le règne d’Hérode le Grand, donc au plus tard en l’an 4 avant notre ère (la fixation de l’ère chrétienne étant le résultat d’une erreur du moine Denys le Petit).
Voir article Chronologie du Nouveau Testament ; A.W. Zumpt, Dus Geburtsjahr Christi, 1869 ; Ferd. Prat, Recherches de sciences religieuses, janvier 1912, p. 82s.
La seule donnée précise est celle de Luc (Luc 3.1 et suivant). Il place les débuts du ministère du Baptiste en la quinzième année du règne de Tibère. Il y a deux façons de compter les années du règne de Tibère. On peut en dater le commencement de la mort d’Auguste (19 août 14) ou du jour où Auguste a associé Tibère à l’empire (fin de 11 ou commencement de 12). Les historiens romains et Josèphe comptant à partir de la mort d’Auguste, c’est l’hypothèse préférable. Ceci nous amène en l’an 28 ou 29. D’autre part, Luc nous dit que Jésus avait « environ trente ans » lorsqu’il commença son ministère (Luc 3.23). Cette indication n’a rien d’invraisemblable, mais c’est une donnée approximative, sur laquelle on ne peut rien fonder.
On s’est demandé si la guerre déclarée à Hérode en 36 par son beau-père Arétas ne permettrait pas de préciser la date de la mort de Jean, et par conséquent celle du ministère de Jésus. Les contemporains avaient vu dans la défaite d’Hérode un jugement de Dieu, châtiant le meurtrier du prophète. Mais ceci ne prouve nullement que la guerre ait suivi de près le crime d’Hérode. Arétas ne pensait pas au meurtre de Jean. Il attendait une occasion favorable pour venger l’outrage fait à sa fille. Cette occasion ne s’est offerte qu’en 36. Il n’y a rien à conclure de cette date.
On a recouru à Jean 2.20 : « Les Juifs dirent : Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce temple ». Donc, au moment où Jésus chassait les vendeurs, il y avait quarante-six ans qu’on travaillait au Temple. Nous savons que la reconstruction du Temple fut entreprise en 734-735 de l’ère romaine (20-19 avant Jésus-Christ). Les quarante-six ans nous mettraient en l’an 27. Ils s’étendent jusqu’au début de la carrière de Jésus. Il est logique, nous le verrons, d’y ajouter un an ou deux pour la durée du ministère de Jésus. La mort de Jésus doit donc être située au printemps de l’an 29 ou de l’an 30.
Jésus est-il mort le 14 nisan, ainsi que le rapporte Jean, et non le 15 comme l’affirme la tradition synoptique ?
Il nous est dit que le jour suivant était un samedi. Le 14 nisan étant le jour de la pleine lune du printemps, il n’y a, semble-t-il, qu’à rechercher les années où la pleine lune du printemps a coïncidé avec un vendredi. Dans cette période, on ne trouve que l’an 33, ce qui paraît tardif. Il y a bien aussi l’an 30, où la pleine lune de printemps est tombée un jeudi. Cette date (7 avril 30) est généralement admise comme celle de la mort de Jésus. Mais alors, il faut donner raison aux Synoptiques, et admettre que Jésus est mort le 15 nisan, ce qui soulève de grandes difficultés (voir M. Goguel, Notes d’Histoire Évangile, RHR, tome LXXIV, p. 14ss).
Le 15 nisan était le premier jour de la fête de la Pâque, et le lendemain de la pleine lune de printemps. Si Jean a raison, Jésus est mort à l’heure même où l’on immolait l’agneau pascal. L’épisode du coup de lance renferme une allusion à cette immolation (Jean 19.36). Et le dernier repas qu’il ait pris avec ses disciples ne peut pas avoir été un repas pascal.
Si les Synoptiques ont raison, Jésus a célébré la Pâque avec ses disciples : sa condamnation et sa mort sont comprises dans le cadre de la fête. Ceci paraît invraisemblable. Le 15 nisan était un jour où l’on était tenu au repos sabbatique le plus rigoureux. Dans les Synoptiques eux-mêmes, nous trouvons une donnée contraire, qui doit être primitive (Marc 14.2 ; Matthieu 26.5; Luc 22.2). Paul (1 Corinthiens 5.7) assimile la mort de Jésus au sacrifice de l’agneau pascal (voir Turner, Chronology of the Nouveau Testament, dans HDB, X, p. 412). Dans les églises d’Asie, la mort de Jésus a été commémorée originairement, sans conteste, à la date johannique.
Il faut d’ailleurs renoncer à déterminer exactement l’année de la mort de Jésus, étant donné qu’on ne peut faire état du calendrier juif. Les Juifs mesuraient le temps à la fois d’après les saisons et d’après les phases de la lune. On corrigeait le calendrier lunaire de temps à autre, pour le mettre d’accord avec la marche des saisons. On intercalait, quand le sanhédrin le jugeait utile un mois supplémentaire. Les disciples de Basilide disaient, au témoignage de Clément d’Alexandrie, que Jésus était mort le vendredi de l’an 30 qui correspond au 7 avril. C’est une coïncidence intéressante, mais ce n’est pas encore une preuve. Les probabilités sont en faveur de la Pâque de 29. C’est aussi à ce résultat que conduit le témoignage de Thallus (voir article de Maurice Goguel, Un nouveau témoignage non chrétien sur la tradition évangélique, RHR, juillet-décembre 1928 ; publié à part chez Leroux, Paris).
C’est une croyance générale de l’Église primitive que Jésus ait appartenu à la race de David. Paul l’affirme au début de l’épître aux Romains (Romains 1.4, cf. 2 Timothée 2.8 ; Actes 2.30 ; Actes 13.23 ; Apocalypse 5.5 ; Apocalypse 22.16). Il n’y a aucun indice que ce point ait été contesté. Le cas de Jésus, d’ailleurs, n’est pas isolé. Il y avait des rabbins, comme R. Huna et R. Juda I, qui passaient pour des descendants de David.
L’histoire des petits-fils de Jude que Domitien manda (d’après le témoignage d’Hégésippe, relaté par Eusèbe) parce qu’il appréhendait en eux des rivaux possibles, prouve qu’il était notoire dans l’Empire, à la fin du Ier siècle, que la famille de Jésus descendît de David. Jamais Jésus n’aurait pu penser être le Messie s’il n’avait appartenu à la race de David. On a cru pouvoir conclure d’une de ses paroles qu’il ne se considérait pas comme descen-dant de David (Matthieu 22.41-45, cf. Marc 12.35-37; Luc 20.41-44). Ce texte signifie seulement que cette descendance était à ses yeux chose secondaire, l’essentiel étant la relation unique où il se trouvait avec Dieu.
Ceci dit, il faut reconnaître que les généalogies de nos Évangiles ne sont pas ce qu’on appelle juridiquement des documents authentiques. Il ne devait pas y avoir de tels documents. Les archives du Temple, qui contenaient les registres des familles, avaient été brûlées par Hérode (Eusèbe, Histoire ecclésiastique, I, 6).
La généalogie de Matthieu ne s’accorde pas avec celle de Luc. Elle ne mentionne que 42 noms. Elle ne remonte que jusqu’à Abraham. L’autre en contient 77 et remonte jusqu’à Adam. Dans la période qui sépare la captivité de l’ère chrétienne, Matthieu a 14 noms et Luc 19. Ce qui est plus grave, c’est que les noms varient. De David à Salathiel, ils suivent deux chemins différents. De Zorobabel à Joseph, nouvelle divergence. Même sur le nom du grand-père de Jésus, il n’y a pas accord ; Matthieu dit : Jacob, Luc dit : Éli.
On a recouru à de subtiles explications. On a songé au lévirat. Le frère d’un homme mort sans enfants épousait sa veuve. C’eût été le cas pour Jacob et pour Éli. Jacob, frère utérin d’Éli, aurait épousé la veuve de son frère. Il aurait eu pour fils Joseph, lequel aurait été réputé fils d’Éli. Que c’est ingénieux, mais que c’est compliqué ! À ce compte, la loi du lévirat aurait fonctionné à toutes les générations de Zorobabel à David. Quant à voir ici :
Le recensement de Quirinius pose de difficiles problèmes. Hérode était un rex socius, dont les sujets ne pouvaient être recensés par Rome. Or, la naissance de Jésus est mise par Matthieu (Matthieu 2.1) et vraisemblablement par Luc (Luc 1.5) au temps d’Hérode le Grand. Celui-ci ayant régné jusqu’à l’an 6, ce n’est qu’à partir de ce moment que la Judée, désormais rattachée à l’Empire, a pu être recensée. Et, en fait, le recensement de Quirinius, que l’histoire atteste, est de l’an 6-7. Il n’y a que des historiens chrétiens qui parlent d’un recensement général au temps d’Auguste, et ils sont très tardifs (le premier, Cassiodore, est du VIe siècle). Il se peut qu’il y ait eu des recensements dans diverses provinces, mais si le recensement de Quirinius a amené le soulèvement de Judas le Galiléen, c’est donc que cette opération à but fiscal était quelque chose de nouveau et d’extraordinaire, et c’est bien ainsi que Josèphe l’entend. C’était le « premier » recensement (Luc 2.2).
Sans doute, il y a une inscription de Tibur qui se rapporte, semble-t-il, à Quirinius, et d’après laquelle il aurait été légat de Syrie une première fois entre 3 avant et 3 après Jésus-Christ. Mais le recensement dont parle Luc ne peut se placer à ce moment-là (voir toutefois les raisons données dans les articles Chronologie du Nouveau Testament et Luc, pour maintenir l’historicité du recensement).
On peut d’ailleurs garder l’idée de la naissance de Jésus à Bethléhem sans lier l’événement à l’histoire de Quirinius. Il se peut que Joseph, ayant un champ à Bethléhem, y soit retourné pour un recensement fiscal. Et la coïncidence avec Michée 5.1 n’est pas une raison suffisante pour contester l’épisode (voir Usener, Nativity, article de EB ; W.M. Ramsay, Was Christ born at Bethléhem ? 1918).
C’est un des points les plus contestés de la tradition évangélique. Il nous faut donner une idée des objections de la critique.
À considérer l’ensemble des témoignages, on comprend que la plupart des théologiens non catholiques d’aujourd’hui aient cru devoir conclure, quant à la parthénogenèse, dans le sens de la négative. Il se peut qu’il faille voir dans cette tradition une façon populaire de concevoir l’union du divin et de l’humain en Jésus. Il s’y trouve des analogies impressionnantes dans l’histoire des religions. Il faut bien marquer, toutefois, que ce ne sont que des analogies. Les récits de nos Évangiles, que leur pureté et leur simplicité mettent hors de pair, ont une couleur hébraïque trop déterminée pour provenir de là. Dans l’Ancien Testament, il y a la prophétie d’Ésaïe : (Ésaïe 7.14) « La jeune femme (atmah) concevra et elle enfantera un fils ». Les LXX ont traduit alniah par « vierge ». Et il se peut que, dans le texte original, il ait été déjà question de la naissance d’un Messie, fils d’une vierge. Or, il est fait allusion à cette prophétie dans le récit de la naissance de Jésus (Matthieu 1.23). Il y a donc chez Matthieu, semble-t-il, une notion religieuse des événements qui a un fondement biblique, et qui ne doit rien à la mythologie.
On a fait remarquer souvent que la belle histoire des Mages ne pouvait guère être prise à la lettre. Toutefois, ceux qui ne peuvent prendre leur parti de renoncer à l’historicité de cet épisode, où se traduit admirablement l’attente du genre humain, peuvent alléguer de bonnes raisons. En ce temps-là, l’espérance messianique travaillait le monde. On a cru qu’Auguste allait la réaliser en un certain sens. L’inscription de Priène le salue du titre de Sauveur. Des Juifs de Babylone avaient répandu cette espérance en Mésopotamie. Dans cette terre classique de l’astrologie, nombreux étaient, sans doute, ceux qui avaient les yeux fixés au ciel, cherchant à découvrir un astre nouveau, annonciateur de la naissance du souverain qui ramènerait sur la terre l’âge d’or. Il se peut qu’un phénomène astronomique que nous ne sommes pas en état d’identifier ait attiré l’attention de ces sages, avivant en eux l’espérance messianique. Et une démarche d’eux à la cour d’Hérode n’aurait rien d’invraisemblable. Tel serait le fondement historique du récit de Matthieu.
Quant aux récits de l’Évangile de l’Enfance tels que les présente Luc, ils peuvent être considérés comme des traditions qui se sont constituées peu à peu dans le milieu familial de Jésus. Ce milieu était imprégné de messianisme. L’attente de Celui qui devait venir y était familière. Après la résurrection, ceux qui avaient connu Jésus ont revu à la lumière du présent des épisodes auxquels ils n’avaient pas attaché dès l’abord toute leur signification profonde. Ce sont ces souvenirs, transfigurés par la foi, que Luc a recueillis. C’est la poésie de Noël, « l’épopée pastorale du christianisme » (Sabatier).
Il faut retenir particulièrement l’épisode de la présentation au Temple (Luc 2.27-39), avec l’intervention du vieux Siméon et d’Anne la prophétesse, sorte de recluse du Temple. L’âme de Siméon, où revit l’esprit de prophétie, forme la transition entre l’ancienne et la nouvelle alliance. Siméon attendait la « Consolation d’Israël ». Il a vu se dérouler dans sa vision prophétique la destinée douloureuse et sublime de l’enfant. Les termes dont il se sert sont voilés ; leur signification a pu n’apparaître qu’après coup à la mère de Jésus.
La sobriété de nos Évangiles contraste remarquablement avec la luxuriance d’inventions qui se manifeste dans les Évangiles apocryphes (voir article). Il n’y a rien à retirer de ces sottises. L’enfance de Jésus restera toujours dans l’ombre. Nous en connaissons du moins le leitmotiv : « Il croissait en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes » (Luc 2.52). C’est tout ce que nous savons du développement harmonieux d’un être prédestiné.
La première éducation religieuse de Jésus fut l’œuvre de sa mère. Ensuite, il doit avoir fréquenté l’école de la Synagogue. Il y étudia l’Écriture. L’instruction d’alors était uniquement religieuse. Il s’assimila sans effort la substance des écrits sacrés, comme son enseignement le montre. Dans sa formation, l’observation de la nature tint une grande place.
L’Évangile de Luc nous donne seulement le résultat de cette longue préparation. Tout ce qu’on en peut conclure, c’est qu’en Jésus il n’y a pas eu de crise, et que la loi de sa vie n’a pas varié.
Ce qui nous importe par-dessus tout, c’est de savoir à quel moment la conscience du divin s’est éveillée en lui. Or, l’unique épisode qui nous est rapporté de son enfance, nous fournit à cet égard un renseignement précieux. C’est l’épisode du Temple (Luc 2.40 ; Luc 2.52). Il n’y a pas de raison sérieuse d’en mettre en doute l’historicité.
Jésus, à cette époque, n’est pas encore un « fils du commandement » (bar-mitsevah), considéré comme majeur spirituellement. L’âge légal, tel que l’indique la Mischna, est treize ans. Mais dès avant cet âge, un ou deux ans à l’avance, les enfants devaient être amenés au Temple. Ce fut le cas pour Jésus. L’Évangile nous raconte qu’il oublia le temps et ses parents, en écoutant les docteurs. À l’époque des fêtes, les membres du sanhédrin se transportaient sur la terrasse du Temple et y enseignaient. Dès le troisième jour, on pouvait repartir. Joseph et Marie, étant de pauvres gens, l’ont fait. Jésus est resté à Jérusalem. S’apercevant, à la halte du soir, qu’il n’est pas dans la caravane, ses parents retournent le chercher à Jérusalem. Au bout de trois jours, ils le trouvent, non pas enseignant, mais écoutant les docteurs et leur posant des questions. Sa mère lui adresse des reproches. À quoi il répond : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je devais être dans la maison de mon Père ? » (Luc 2.49).
C’est l’instinct religieux qui se manifeste spontanément dans cette parole de l’enfant, faisant pressentir (plutôt que reflétant) l’avenir. Il y a chez lui conscience, non pas d’une existence divine, ni même nécessairement d’un rapport unique avec Dieu, mais d’un lien naturel qui ne se discute pas (La traduction habituelle : « Ne saviez-vous pas que je devais être occupé aux affaires de mon Père », qui semble indiquer que Jésus, dès cette époque, a commencé son ministère, n’est pas exacte.). Ce texte suppose que son amour pour Dieu s’est déjà manifesté, et que Dieu n’est pas pour lui seulement le Père d’Israël, mais Celui auquel il se sent uni par des liens plus forts que ceux de la chair. Intuition religieuse d’une clarté unique, plus intense peut-être à ce moment-là, étant donnée l’impression produite par les fêtes du Temple, mais qui doit avoir été permanente. Tout est naturel en ce récit. Qu’on le compare avec la vantardise de Josèphe racontant que, lorsqu’il avait quatorze ans, les grands-prêtres venaient lui demander des consultations juridiques !
L’amour de Dieu n’est en conflit avec les autres devoirs que de façon passagère. Après cet épisode, Jésus continue d’obéir à ses parents (Luc 2.51).
L’enfance de Jésus s’est déroulée dans la mélancolique bourgade de Nazareth. De sa vie d’atelier, nous ne savons rien. Elle dut être dure. Joseph était mort de bonne heure. Il n’est plus question de lui dans la suite des récits évangéliques (Marc 6.3, Jésus est le « fils de Marie »).
Ici se pose le problème, si souvent examiné, des frères de Jésus (voir article). Sont-ils bien des frères, ou des cousins comme l’affirme l’exégèse catholique (voir Lagrange, Évangile selon saint Marc, Paris 1911, pages 72-90) ? En araméen, comme en hébreu, dit le P. de, Grandmaison, le mot frère signifie certainement, non seulement frère, mais demi-frère (de père ou de mère) et encore proche parent : cousin germain, neveu (voir Genèse 13.8 ; Genèse 14.14 ; Genèse 14.16 ; 1 Chroniques 23.21 et suivant, Lévitique 10.4). Il n’y a pas de mot pour dire cousin. Surtout si ces cousins n’étaient pas nés de la même mère, on ne pouvait en araméen les appeler autrement que des frères. D’ailleurs, dans le monde indo-européen tout entier, les membres de l’unité religieuse et sociale à base familiale sont des frères (Jésus-Christ, tome I, pages 309-310).
À quoi l’on peut répondre ceci : Il n’est pas exact qu’il n’y ait qu’un seul mot en araméen pour frère et cousin. Le terme propre en hébreu pour cousin (ben-dôd, fils de l’oncle) est traduit en syriaque, dans Jérémie 32.8 et suivant, par bar-dôdê ; bin-dôda est courant en araméen rabbinique pour cousin (voir le dict. de Morris Jastrow). Il est vrai que le mot frère, dans les langues sémitiques, peut s’entendre du cousin (par exemple Lévitique 10.4) ou du neveu (Genèse 14.14 ; Genèse 19.2-15), mais toujours au sens général de parent (ce qui se retrouve d’ailleurs chez tous les peuples), jamais quand on veut marquer avec précision le degré de parenté, comme c’est le cas dans les passages des Évangiles où il est question de la famille de Jésus, et où il est fait mention, a côté des frères, soit de la mère (Marc 3.31 et suivant, Luc 8.19 et suivant, Jean 2.1 et suivant, Actes 1.14), soit du père (Matthieu 13.55). La situation exceptionnelle de Jacques dans l’Église primitive ne se conçoit que s’il est bien frère de Jésus. À Nazareth, dans les propos de ceux qui dénigrent Jésus, il est aussi question des sœurs de Jésus, — qui s’y étaient probablement mariées. En quoi la présence de cousines de Jésus aurait-elle pu diminuer, vis-à-vis de ses auditeurs, l’autorité de sa parole ? C’est pourquoi, en dehors de l’exégèse catholique, l’unanimité des auteurs est faite sur ce point.
Fils aîné d’une nombreuse famille (quatre frères et pas moins de deux sœurs : Marc 6.3), Jésus a travaillé pour aider sa mère à élever les siens. Sur son métier exact, on n’est pas très au clair. Charpentier (voir ce mot) ou charron (Justin Martyr, Dial. Tryph., 88, rapporte qu’il fabriquait des charrues et des jougs) ? Peut-être maçon. On sait que le travail manuel était en honneur chez les rabbins. Les maîtres les plus illustres avaient un métier. Hillel était fendeur de bois. R. Jochanan était cordonnier (voir Stapfer, la Palestine, p. 144 ; Jésus avant son ministère, pages 77ss). Le travail manuel était considéré à l’égal du travail de la pensée (voir Schwalm, La vie privée du peuple juif ; Paris, 1910). Jésus continua cette besogne obscure jusqu’au jour où les siens furent élevés, et où, dans la pleine maturité de l’esprit, l’heure fut venue de commencer son ministère.
Quand se répandit en Palestine le bruit de l’apparition d’un prophète pareil à ceux des anciens jours, Jésus se joignit au peuple qui descendait vers les rives du Jourdain pour recevoir le baptême. Que signifiait cette démarche ? Le baptême de Jean était un baptême de repentance. Jésus a pu se solidariser avec son peuple dans cet acte collectif. Mais cet acte de repentance était aussi un acte de consécration. On trouve dans les cérémonies lustrales des mystères ces deux éléments, et, avec la consécration, l’initiation qui en résulte.
Jésus venait se consacrer à Dieu en vue du Règne dont Jean-Baptiste (voir ce mot) annonçait la venue. Il s’offrait ainsi « par les humiliations, aux inspirations ». Le résultat fut la vision illuminatrice du Jourdain. En venant demander à Jean le baptême, Jésus a marqué qu’il reconnaissait l’inspiration divine du prédicateur de repentance. Jean-Baptiste a-t-il eu, en voyant Jésus venir à lui, le geste de recul que lui attribue l’Évangile de Matthieu ? Il n’y a à cela rien d’invraisemblable. Il nous est dit que ceux qui venaient à Jean confessaient leurs péchés (Matthieu 3.6 ; Marc 1.5). L’étonnement du Baptiste en face de celui qui n’avait aucune faiblesse personnelle à lui confesser paraît assez naturel.
Jésus eut une vision analogue à celles qui avaient déclenché l’activité des prophètes (Amos, Ésaïe, Jérémie). Il reçut à ce moment la certitude qu’il était le Messie. Il se savait Fils de Dieu ; il comprit qu’il était son Fils de prédilection, appelé par lui à annoncer à son peuple le salut et à préparer l’avènement de son Règne. La vision du Jourdain n’est pas dans la vie de Jésus un fait isolé. Elle est la réponse divine à un acte de consécration où se ramasse le travail d’âme de trente années. Le rôle du Baptiste a été de fournir l’étincelle qui a fait exploser les matériaux accumulés dans l’âme de Jésus.
On a fait observer qu’entre les vocations de prophètes que décrit l’Ancien Testament, et la vocation messianique de Jésus, il y a une différence : l’appel de Dieu est là, mais non la réponse de l’homme. C’est que l’appel de Dieu était déjà une réponse à la prière de l’homme qui se consacrait a lui. Dans cet épisode, il peut sembler qu’il n’y ait qu’une définition de l’être de Jésus. Mais quand cette définition s’applique au Messie, elle est une vocation.
À ce moment, des énergies divines descendirent en lui. Ce fut comme une nouvelle création (d’après une tradition ancienne, appuyée par le texte « occidental » de Luc 3.22, Jésus aurait entendu la parole du Psaumes 2.7 : « Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui »). Dès lors, Jésus avait reçu la puissance divine, qui faisait de lui « Celui qui devait venir ».
On conçoit que l’Esprit l’ait poussé au désert. Dans la solitude, il a dressé le plan de son ministère. Serait-il le Messie qu’attendaient ses contemporains ? Ce qui s’offrait à lui tout d’abord, c’étaient des visions de gloire, qui contrastaient singulièrement avec sa pauvreté. Devait-il accueillir ces visions ? Il s’est rendu compte qu’il y avait là des suggestions de l’esprit des ténèbres. Il a repoussé comme satanique l’idéal de ses contemporains. Successivement, il a renoncé à se servir de son génie pour l’acquisition des biens de la terre ; il s’est refusé à éblouir son peuple par des prodiges qui auraient été une façon de forcer la main à Dieu ; il a rejeté l’idée d’une royauté messianique qui aurait été intronisée par la force et par la ruse, ces armes de Satan (Matthieu 4.1 ; Matthieu 4.11; Luc 4.1 ; Luc 4.13).
Il est normal qu’il y ait eu au début du ministère de Jésus une telle crise, aboutissant à une victoire, et qu’ensuite, jusqu’à la fin, Jésus ait eu à lutter contre des assauts du messianisme charnel qu’il avait dès l’abord condamné. Il a trouvé dans l’Écriture des secours dont le récit de la tentation renferme le témoignage.
Serait-il donc le Messie transcendant qu’annonçait Jean-Baptiste, l’Être plus fort que Jean qui devait baptiser d’Esprit saint et de feu, le Juge ? Jésus a accepté cet idéal, le plus élevé qui fût. Il croyait à la victoire de Dieu. Il s’est donc identifié avec le Fils de l’Homme, Messie céleste, mais il a accepté résolument l’obscurité de sa condition présente. Et le chemin qu’il a choisi a été un chemin singulièrement paradoxal : celui de l’humilité et de la souffrance.
Que s’est-il passé tout d’abord ? Il semble que Jésus ait commencé par suivre quelque temps la voie tracée par le Baptiste. Il avait conscience d’être sur un plan supérieur. Mais le Baptiste était un prophète : donc un inspiré, et des plus grands qui fussent. Jésus a commencé par baptiser comme lui, et dans son voisinage (Jean 3.22-24). C’est alors, vraisemblablement, qu’il a fait la connaissance de ceux qui devaient être ses premiers disciples (Jean 1.35 ; Jean 1.42). À ce moment-là, Jésus n’est pas disciple de Jean. Comment pourrait-il l’être, après la révélation du baptême ? Aucun texte ne l’a jamais présenté comme tel. Il y a des raisons de croire que d’emblée, tout en baptisant comme Jean, il se soit distingué de lui. Comme Jean, il prêchait la repentance. Et les foules allaient à lui. Bientôt, il a eu plus d’auditeurs que Jean. De là des difficultés auxquelles le quatrième Évangile fait une allusion obscure (Jean 3.25). Une controverse s’était élevée au sujet de la purification (donc des effets du baptême) entre les disciples de Jean et un Juif. On s’est demandé s’il n’y avait pas eu une erreur dans ce texte, et s’il ne fallait pas lire, au lieu d’un Juif, dont on ne voit pas ce qu’il viendrait faire ici, Jésus En tout cas, il semble que les Pharisiens aient exploité les divergences naissantes pour faire naître un conflit. C’est à ce moment que Jésus a quitté la contrée du Jourdain et le voisinage de Jean (d’après les synoptiques, il n’a commencé son ministère en Galilée qu’après l’arrestation de Jean). Le ministère de Jésus s’est dès lors détaché de celui de Jean.
À certains égards, il est un continuateur du Baptiste, puisque d’aucuns verront en lui Jean-Baptiste ressuscité : mais il renonce à l’ascétisme qui donnait à Jean une physionomie si particulière. Il ne se borne plus à attendre les âmes au désert : il va les chercher dans leur milieu habituel. Et le message qu’il leur apporte est un message de joie. De Jean, l’ascète, on dira : « Il est fou » ; mais de Jésus on dira : « C’est un mangeur et un buveur, un ami des péagers et des pécheurs » (Matthieu 11.18; Luc 7.33 et suivant). Sans doute, désormais, il pense que le baptême de repentance ne suffit pas. Que sont les œuvres les meilleures, au regard de ce que Dieu est en droit d’exiger ? Mais Dieu est un Dieu d’amour, et il faut se confier en son pardon. Aussi Jean, qui est le plus grand des prophètes, appartient-il encore au passé (Matthieu 11.9 ; Matthieu 11.11; Luc 7.26-28) Il clôt l’ère ancienne, « la Loi et les Prophètes jusqu’à Jean-Baptiste » (Luc 16.16). Il est au seuil de l’ère messianique. Mais le plus petit, dans le Règne de Dieu, est plus grand que lui. Le départ de Jésus n’attestait pas forcément une rupture avec Jean, mais il prouve qu’une séparation était devenue nécessaire. Il ne fallait pas qu’on pût établir une confusion entre la méthode de Jésus et celle de Jean. Dès lors, pour marquer le contraste, Jésus a cessé de baptiser. Selon toute vraisemblance (et c’est là seulement qu’il est permis de trouver dans sa pensée une évolution), il a considéré le baptême comme un élément de cette religion rituelle qu’il se sentait appelé à remplacer par la religion de l’Esprit.
Ceci pourrait s’entendre sans désavouer le baptême chrétien, qui a un tout autre caractère que le baptême de Jean. Les circonstances feront un jour aux disciples de Jésus un devoir d’établir dans l’Église une cérémonie d’initiation, et ils auront conscience de le faire sous l’inspiration du Ressuscité (Matthieu 28.19). Voir Baptême.
Le Baptiste n’a pas compris la disproportion entre les œuvres de l’homme et l’absolu de la sainteté divine, non plus que l’initiative du Dieu de miséricorde, annonçant son pardon à la créature déchue. Ceci, c’est la révélation propre de Jésus. Le salut, d’après Jésus, est un don gratuit de Dieu, non la récompense de l’effort humain. Il est donc offert à tous et non aux justes seulement. Jésus, en apportant ce message, remplit une mission qui est celle du Messie, puisque le pardon qu’il apporte ouvre aux hommes l’accès du Règne de Dieu. Et ceci confirme la révélation du baptême.
Il ne semble pas que le contraste entre les deux initiateurs ait jamais pris le caractère d’une rivalité. Jésus a tout fait pour l’éviter, et le noble langage que le quatrième Évangile prête à Jean (Jean 3.30) est conforme à tout ce que l’on sait du caractère d’un tel homme. On a quelque peine à comprendre, toutefois, que le Baptiste ait expressément désigné Jésus comme le Messie, ainsi qu’il est dit dans cet Évangile (Jean 1.29-35). L’idée que Jean se faisait du Messie était trop différente de sa réalisation en Jésus.
Est-il inconcevable, comme le pensent certains, que Jean ait envoyé deux de ses disciples demander à Jésus s’il était celui qui devait venir, ou s’il fallait en attendre un autre (Matthieu 11.2-6 ; Luc 7.18-23) ? Cette question, tous ceux qui attendaient la Consolation d’Israël pouvaient la poser. L’attente messianique était devenue fiévreuse, et nous savons qu’il y a eu dans le rabbinisme une doctrine du Messie caché, dont Justin, au IIe siècle, nous apporte le témoignage. Sans doute, Jean devait être moins apte que beaucoup d’autres à se poser une telle question, étant donnée l’image grandiose et terrible qu’il se représentait du Messie (Matthieu 3 : et suivant et parallèle). Mais Jésus lui-même ne s’identifiait-il pas avec le Messie transcendant ? Il y avait des gens qui se demandaient, dans l’entourage de Jean, si leur maître ne serait pas le Messie (Luc 3.15). Jean écartait cette supposition. Quand il a appris dans son cachot que Jésus accomplissait des œuvres divines, la logique de sa conception messianique n’a-t-elle pu être traversée par les lueurs de son intuition religieuse ? Il n’y a pas eu accord complet entre la pensée de Jésus et celle du Baptiste. La révélation de Jésus n’en est pas moins dans la ligne de celle de Jean. Comme le dit son plus récent historien, Jean a été le précurseur du christianisme, mais non son initiateur.
Quel a été le thème de la première prédication galiléenne ? Elle a repris, d’après la tradition synoptique, le motif essentiel de la prédication de Jean : « Le Règne de Dieu s’approche » (Marc 1.15 ; Matthieu 4.17). Il n’est pas certain que Jésus ait ajouté dès ce temps-là : « Croyez à l’Évangile » (Marc 1.15). La foi, dans les Évangiles, se rapporte toujours à une personne, jamais à une abstraction. Le mot Évangile ne semble pas faire partie du vocabulaire courant de Jésus, selon la tradition la plus ancienne. Il se trouve très rarement dans les Évangiles (Marc 8.35 ; Marc 10.29 ; Marc 13.10 parallèle Matthieu 24.14 ; Matthieu 24.14 parallèle Matthieu 26.13). Il s’y rapporte à la prédication future du message chrétien. C’était d’ailleurs un terme d’un usage assez répandu dans le monde contemporain. Dans l’inscription de Priène, il s’applique aux bienfaits de l’empereur Auguste. Il n’a sa pleine signification que dans le christianisme. Il y désigne essentiellement le message qui a Jésus pour objet. Mais dans la prédication de Jésus, il y a eu d’emblée un Évangile au sens où l’a entendu l’Église : un message de pardon, le message par excellence. C’était la parole d’un inspiré, et une parole non d’effroi, comme celle de Jean, mais d’amour, réunissant la terre et le ciel. Voir Évangile.
On ne peut évaluer que de façon conjecturale la durée du ministère galiléen. Il se termine au printemps, l’herbe étant verte où Jésus fait asseoir la foule lors du grand repas (Marc 6.39). Quand les disciples, passant par les blés, arrachent des épis pour s’en nourrir (Marc 2.23), c’est le temps de la moisson. On moissonne de bonne heure en Palestine. Et il est probable que la liberté des disciples suppose une connaissance approfondie de l’enseignement de Jésus. Il faut donc admettre que le ministère galiléen ait duré tout près d’un an.
On peut distinguer dans cette période, d’après le récit de Marc, sept sections.
Son activité a pour champ la contrée de Génézareth. Le pays était populeux et prospère. Mais Jésus ne s’y est pas confiné. Son ministère a un caractère essentiellement itinérant : « C’est pour cela que je suis sorti » (Marc 1.38), dit-il, ce qui signifie : « C’est pour cela que je suis parti en mission ». Il a prêché dans les synagogues, mais aussi sur les rives du lac, sur les hauteurs avoisinantes, dans les maisons, partout où il en trouvait l’occasion. C’était l’essentiel de son ministère : prêcher et guérir. Ce ministère ne semble pas avoir eu pour but d’établir la messianité de Jésus, mais de préparer les hommes à la venue du Règne de Dieu. Les gestes de miséricorde que Jésus accomplissait avaient eux-mêmes pour but de manifester les énergies du Règne de Dieu. Ses prédications semblent avoir été brèves. C’était l’explication d’un passage de l’Ancien Testament, ou une parabole, ou quelque apophtegme dont il développait les applications en ces paroles incisives que nous trouvons dans le Sermon sur la Montagne ou dans les discours relatifs aux Pharisiens.
Le centre de l’activité de Jésus fut d’abord Capernaüm. C’était la ville de Jésus (Matthieu 9.1). Ce ne fut pas Nazareth, parce qu’« un prophète n’est méprisé que dans sa patrie » (Marc 6.4). Capernaüm (voir ce mot) était une petite ville commerçante, très affairée, le grand marché de poisson du lac. Il y avait là un bureau de péage très important à cause de la route qui, de Damas, allait vers l’Égypte ou vers Césarée. Il y avait aussi une garnison, et plusieurs synagogues. Capernaüm commandait la plaine de Génézareth. Le charme de ce pays était alors extraordinaire. Josèphe l’a décrit dans une page célèbre, où il y a d’ailleurs quelque soupçon de rhétorique Guerre des Juifs, III, 10.8. Il est certain que la Galilée d’alors était beaucoup plus cultivée et aisée que celle d’aujourd’hui, qui a connu l’administration turque après tant d’autres calamités. C’est une région où la vie était douce. Les « lis des champs » y donnaient une leçon de confiance plus persuasive qu’ailleurs.
Dans ce paradis, l’Évangile de Marc évoque l’apparition de Jésus. Il passe le long du rivage. Quatre hommes sont là qui, dans leurs barques, raccommodent leurs filets : Simon et André, Jacques et Jean. « Suivez-moi, leur dit-il, je vous ferai pêcheurs d’hommes » (Marc 1.16 et suivant). Cet appel suppose des entrevues antérieures du genre de celles dont il est parlé dans Jean 1. En une telle parole, il y avait une prophétie, qui n’a pu être comprise d’emblée, mais qui s’est éclairée dans la suite. Elle ne se rapportait pas encore, d’ailleurs, à l’activité universelle des envoyés de Jésus. Ils n’ont pas tout laissé, d’abord, pour le suivre (Il ne semble pas que Simon l’ait accompagné dans son premier voyage : Marc 1.39) ; mais Jésus les a attachés aussitôt à sa personne.
Ainsi commence ce qu’on a appelé l’idylle galiléenne. Le premier sabbat où Jésus prend la parole, dans la synagogue de Capernaüm, va déclencher l’enthousiasme de la foule.
Qu’est-ce que Jésus disait ? Il parlait du Règne de Dieu et de sa venue prochaine. Il annonçait la destruction des puissances mauvaises qui tenaient le monde en esclavage. Interrompu à cet endroit par un démoniaque qui saluait en lui le Messie, il le fit taire, et la crise nerveuse qui tordit cet homme à ses pieds s’acheva en un apaisement qui fit l’admiration du peuple (Marc 1.23-27). Il parlait avec autorité (Marc 1.22), donc, comme quelqu’un qui a reçu mandat pour parler au nom de Dieu. C’était un prophète, non un Scribe. Et les esprits lui étaient soumis. Sa réputation traversa la Galilée. On vint lui apporter des malades de partout. Et la demeure mise à sa disposition par son disciple Simon fut assiégée à tel point, que Jésus et les siens n’avaient même plus le temps de prendre leurs repas (Marc 3.20). Le jour, il enseignait ; il chassait les démons. La nuit, il se retirait sur les hauteurs pour prier (Marc 1.35 ; Marc 6.46).
Bientôt les Pharisiens furent jaloux, et l’enseignement de Jésus parut suspect. La liberté souveraine avec laquelle il procédait vis-à-vis du sabbat suscita contre lui la méfiance et la haine (Marc 2.23 ; Marc 3.6). L’idylle ne dura pas longtemps. C’est la période de la prédication au peuple, sur les hauteurs qui dominent le lac, et des guérisons nombreuses. C’est aussi le temps des controverses. Et les Pharisiens insinuent que, si Jésus chasse les démons, c’est par l’aide de Béelzébul, leur prince (Marc 3.22). Toutefois, la popularité de Jésus est immense. On parle de lui à Hérode, dont la conscience hallucinée évoque Jean-Baptiste qu’il a fait mettre à mort (Marc 6.14).
Comme Jean-Baptiste, comme les rabbins, Jésus a groupé autour de lui des disciples. Et, sans doute, en les groupant, a-t-il désiré réagir contre l’opposition pharisienne. La plupart de ses auditeurs conservaient leur domicile et leur genre de vie : certains étaient appelés par lui, et devaient renoncer à tout pour le suivre. Jésus les invitait à ne pas céder aux entraînements de l’enthousiasme, mais à examiner de sang-froid le sacrifice qui leur était demandé (Matthieu 8.19 et parallèle). C’est une question souvent débattue de savoir dans quelle mesure ces disciples se confondaient avec le cercle des Douze. Ceux-ci constituaient-ils, au centre des disciples de Jésus, un groupement fermé ? On aurait quelque peine à en donner les caractéristiques. Quand Jésus dit qu’il faut tout quitter pour le suivre, on se demande ce que les Douze auraient pu faire de plus pour marquer leur fidélité. N’y avait-il que les Douze qui eussent tout quitté pour lui ? Cela paraît probable ; mais on s’est demandé s’il n’y avait pas une catégorie intermédiaire de disciples attachés en principe à Jésus, et le suivant d’habitude dans ses déplacements. Il y a dans les noms des Douze quelques flottements qui semblent indiquer que les limites du cercle des disciples n’étaient pas aussi arrêtées qu’on est d’abord porté à le croire. Les Douze semblent avoir été le résidu de ce ministère galiléen qui devait aboutir à une rupture avec l’ensemble du peuple. Et il semble bien que Jésus les ait choisis, d’accord avec la volonté divine, pour en faire les compagnons permanents de sa vie. Il avait besoin de leur compréhension et de leur sympathie. Il fallait qu’ils donnassent l’exemple de cette justice nouvelle qu’il prêchait. Enfin, il voulait faire d’eux ses envoyés, investis de pouvoirs spirituels semblables aux siens, capables à la fois de prêcher la repentance et de chasser les démons (Marc 6.12 et suivant).
Il se peut que d’autres disciples aient été associés aux Douze dans cette première mission : c’est ce qui expliquerait l’histoire des Soixante-Dix, ou mieux des Soixante-Douze (Luc 10.1-20), qui fait en réalité double emploi avec celle des Douze. De toute façon, le succès de cette première mission fut grand. Au retour de ses envoyés, Jésus leur dit : « J’ai vu Satan tomber du ciel comme un éclair » (Luc 10.18).
Il y a dans les instructions aux disciples une parole très mystérieuse : « Je vous le dis en vérité, vous n’aurez pas achevé de parcourir les villes d’Israël, que le Fils de l’Homme viendra » (Matthieu 10.28). Ceci, qui est certainement authentique, signifie-t-il que Jésus s’attendait, à ce moment-là, à la venue foudroyante du Règne de Dieu ? En tout cas, c’est un temps d’enthousiasme et de ferveur, la période des succès de l’Évangile.
Après l’envoi des disciples, le ministère galiléen touche à son apogée. Mais ces succès ont redoublé l’appréhension et la haine des adversaires de Jésus, Pharisiens et Hérodiens. Si l’on excepte les premiers événements — la journée de Capernaüm, la guérison du paralytique, l’appel des Douze, le Sermon sur la Montagne — il n’est presque aucun épisode des Évangiles qui soit purement lumineux. Les âpres controverses déchaînées par les Scribes semblent avoir été presque contemporaines des premiers jours. Qu’il y ait eu, au commencement, un enthousiasme, cela est certain. Que l’Évangile ait pu tout d’abord être prêché sans susciter de contradiction, cela est vraisemblable. Mais, dès qu’on s’est aperçu que Jésus était l’ami des péagers et des gens sans loi (et on a dû s’en apercevoir très vite), que ses disciples ne jeûnaient pas, qu’ils ne pratiquaient pas d’ablutions avant les repas, qu’ils ne se faisaient pas scrupule d’arracher des épis le jour du sabbat, que le Maître lui-même n’hésitait pas à guérir des malades ce jour-là, l’opposition s’est manifestée. Jésus n’ayant pas hésité à faire ressortir le contraste entre l’idéal de moralité qu’il apportait et le formalisme des Scribes, la haine a commencé de gronder dans ces âmes jalouses. Ils lui reprochaient son genre de vie, ses fréquentations (Marc 7.1), sa prétention de pardonner les péchés, qu’ils jugeaient blasphématoire (Marc 2.7). Sa famille elle-même voulait l’arracher à son ministère, parce qu’on disait qu’il avait perdu l’esprit (Marc 3.21). Et cette opposition, malveillante chez les uns, bien intentionnée chez les autres, aboutit à l’épisode de Nazareth, qui est un échec. La petite ville où il a grandi refuse d’écouter son enfant. Épisode qui tourne au tragique dans le récit de Luc. Mais, avec ou sans tentative de meurtre, l’échec est certain : dans sa ville natale, il n’a trouvé qu’incrédulité (Marc 6.1 ; Marc 6.6, cf. Matthieu 13.53-58 ; Luc 4.16-30)
Cependant, jusqu’à la fin, la popularité de Jésus n’a cessé de grandir. Elle a atteint son apogée le jour de la multiplication des pains (Matthieu 14.13-21, cf. Marc 6.32-44; Luc 9.10 ; Luc 9.17 ; Jean 6.1 ; Jean 6.13 ; Matthieu 15.32-39, cf. Marc 8.1 ; Marc 8.10). Jésus a voulu se retirer avec ses disciples fatigués sur la rive nord du lac. Mais on l’a vu partir : au moment où il atterrit, la foule est là. Jésus en a pitié : ce sont des brebis qui n’ont pas de berger (Marc 6.34). Dans ce peuple, il y a des femmes et des enfants. Jésus, après les avoir exhortés tout le jour, ne veut pas les renvoyer sans nourriture. Or, il n’a que cinq pains et deux poissons. Il les fait asseoir sur l’herbe verdoyante (Marc 6.39) ; puis il prie. Et il se trouve que Jésus aura entre les mains de quoi nourrir ce peuple.
Comment expliquer cette chose prodigieuse ? Un fait certain, c’est que Jésus a toujours refusé de donner à ses auditeurs le signe du ciel qu’ils lui ont demandé. Il n’y aura pas d’autre signe que celui du prophète Jonas, a-t-il dit (Matthieu 16.4; Luc 11.29, cf. Marc 8.12), ce signe étant vraisemblablement l’apparition soudaine d’un messager de repentance. Jésus n’a donc pas accompli de prodige au sens matériel, ni ce jour-là, ni un autre jour. Il semble que nous n’ayons le choix qu’entre deux hypothèses : l’explication rationaliste des arrivages inattendus de poissons, qui sont bien un exaucement de prières et une confirmation de l’acte de foi de Jésus, ou l’explication mystique qui voit ici un des cas extraordinaires où des hommes nourris de la parole « qui sort de la bouche de Dieu » ont été élevés par là au-dessus des nécessités matérielles. Ce repas, effectué avec un minimum de nourriture, serait la première Cène, et une anticipation du Règne de Dieu. Il faut convenir que nous ne pouvons trouver aucune explication satisfaisante ; mais le fait est là, avec ses conséquences, qui furent décisives.
Jésus, ayant congédié le peuple, s’était retiré sur la montagne pour prier. La foule, dans un élan d’enthousiasme, revint le chercher pour le faire roi (Jean 6.14). Mais lorsqu’il entendit leurs acclamations, il s’enfuit. Et bientôt il se retrouva seul avec les Douze dans la contrée solitaire qui avoisine les sources du Jourdain. Là se place l’épisode de la confession de Pierre (Marc 8.27-30, cf. Matthieu 16.13-20; Luc 9.18-21). Au moment où Jésus venait de répudier ce faux idéal d’un messianisme charnel, qui était celui de son peuple, il eut la douceur de se sentir compris de ses fidèles. Dès lors, il leur enseigna que, pour lui, le chemin de la gloire devait passer par la mort.
Six jours après, dit le récit évangélique (cette donnée chronologique est exceptionnelle), Jésus conduisit ses trois intimes sur une haute montagne (Marc 9.2-13 ; Matthieu 17.1-13; Luc 9.28-36). À l’origine de ce récit, où certains voient un épisode des apparitions du Ressuscité, détaché de son contexte primitif, il est permis de distinguer une vision de Pierre, qui, dans un état de demi-sommeil, aperçoit son Maître transfiguré par la prière, et tel qu’il lui apparaîtra un jour. L’utilité de cette vision sera d’aider les disciples à ne pas se décourager quand viendra l’apparent désastre. Il est impossible d’éliminer de l’histoire des âmes l’élément visionnaire. Et comme l’a dit Ed. Meyer, « il n’y a pas dans l’histoire biblique de vision qui soit décrite de façon plus naturelle ; il n’y a point à douter que Pierre ait vécu cet épisode, l’ait raconté, et ait cru fermement à sa réalité » (Urspr., etc., I, 1921, pages 152-157).
Elle a duré environ un an (du repas offert aux foules, à la Pâque de l’année suivante).
Elle ne ressemble pas à la précédente. Il apparaît à Jésus qu’entre le peuple et lui il y a un malentendu. Ils veulent un Messie, ils ne veulent pas se repentir. Et, malgré tant de choses extraordinaires qu’ils ont vues, il ne s’est fait en eux aucun changement profond.
C’est alors que Jésus jette l’anathème aux villes galiléennes, avec une gravité où il n’y a nulle haine, mais un regret infini (Matthieu 11.20-24; Luc 10.13-15). Désormais il lui arrivera encore de passer par la Galilée, mais en s’efforçant d’y garder l’incognito pour ne pas accroître le malentendu qui le sépare de ce peuple. Peu de guérisons, et accomplies en secret (le sourd-muet, Marc 7.31-35 ; l’aveugle de Bethsaïda, Marc 8.22-26). C’est là que se placent des paroles propres à décourager ceux qui auraient des velléités de le suivre : « Si quelqu’un ne hait pas son père, sa mère, jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc 14.26 ; Luc 14.35). « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive » (Marc 8.34). Cette dernière parole, où il est question du supplice romain, a pu recevoir de la tradition sa couleur particulière ; quant à l’idée, il n’est pas douteux que ce ne soit celle de Jésus.
Cependant, Jésus se consacre à l’éducation des siens. Il forme une élite en vue du martyre. C’est à ce moment qu’il faut placer l’appel au jeune homme riche et la constatation mélancolique qui le suit (Marc 10.17-27).
En formant cette élite de disciples, a-t-il eu la pensée de fonder une Église, — l’Église ? On en peut douter. Le terme d’Église (voir ce mot) ne figure que deux fois dans les Évangiles, et les deux textes ont été contestés. Il y a d’abord la parole rapportée par Matthieu : « Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela. Et moi, je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes des enfers ne prévaudront point contre elle » (Matthieu 16.17 et suivant). Ce passage n’est pas primitif dans le contexte où il se trouve, et avec lequel il est en contradiction, puisque Jésus y traite Pierre de Satan (Matthieu 16.23 ; Marc 8.33). Il est ignoré des Pères du IIe siècle jusqu’à Tertullien (sauf le verset 17). Toutefois, la forme en est archaïque. Il se peut que Jésus ait dit quelque chose de ce genre en une autre occurrence. Le surnom donné à Pierre impliquait bien une situation à part. Il devait être, dans la pensée de son Maître, la pierre sur laquelle se fonderait la communauté des disciples. Il est question à plusieurs reprises (Hénoch 38.1 ; Hénoch 46.8 ; Hénoch 53.6 ; Hénoch 62.8), dans les Paraboles d’Hénoch (chapitres 37-71 du texte éthiopien), d’une assemblée des élus, désignée par des termes qui répondent au grec synagogè, à l’hébreu qâhâl, et que les modernes ont rendus par Gemeinde, congrégation, ou rassemblement (voir Léon Gry, les Parab. d’Hénoch et leur Messianisme, Paris 1910). Il ressort de ces textes que le peuple des saints des temps messianiques est qualifié d’assemblée, voire d’assemblée du Juste et de l’Élu, donc du Messie. Celui qui avait conscience d’être le Messie a donc pu dire : mon assemblée, en parlant du peuple de ses fidèles, employant le terme juif de qâhâl, que ses disciples devaient traduire, dans la suite, par ekklêsia. Il est normal qu’il ait envisagé la constitution de cette communauté future. Toutefois, ce n’était encore qu’une perspective lointaine, à laquelle il n’attachait pas son esprit. La législation de l’Église n’est pas son œuvre. L’unique précepte où il soit question du qâhâl (Matthieu 18.17) était sans doute un élément de la discipline des communautés palestiniennes. Sa teneur s’écarte de l’enseignement du Maître.
Ce qui est bien établi, c’est que Jésus, dans la seconde partie de sa carrière, s’est consacré à la formation de ses disciples. Il ne semble pas avoir renoncé définitivement à l’instruction du peuple, mais, désormais, c’est plutôt en Pérée qu’il se tient (Marc 10.1 ; Jean 10.40 et suivant) ; sans doute aussi en Samarie et à Jérusalem. Son activité dans la capitale nous est mal connue, mais elle a été beaucoup plus considérable que la tradition synoptique ne l’affirme. Cette tradition elle-même, qui essaye de faire rentrer l’activité hiérosolymitaine de Jésus dans le cadre trop étroit de la semaine de la Passion, se donne un démenti par le cri de douleur qu’elle met dans la bouche de Jésus : « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes, et qui lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous son aile, et vous ne l’avez pas voulu ! » (Matthieu 23.37). Jérusalem est-elle devenue dès lors, comme on pourrait l’inférer de la tradition johannique, le centre du ministère de Jésus ? Ce n’est pas certain. Mais il se peut que les fêtes auxquelles Jean fait allusion aient été réellement pour Jésus autant d’occasions de prendre contact avec la ville où il devait mourir.
À la fête des Tabernacles (septembre-octobre), Jésus serait venu à Jérusalem. Il aurait pris la parole dans les parvis du Temple, et aurait gagné de nombreux adhérents (Jean 7.2 et suivant). Il se serait retiré pour un temps, et serait revenu pour la fête de la Dédicace (novembre-décembre) : Jean 10.22. À ce moment, il aurait risqué la lapidation. Puis, il se serait retiré au delà du Jourdain, et c’est là que se placerait le séjour en Pérée dont il est parlé dans les Évangile (Jean 10.40 ; Jean 10.42 ; Marc 10.1 ; Matthieu 19.1). Il serait retourné à Béthanie en apprenant la maladie de Lazare. Après la résurrection de Lazare, il s’en serait allé à Éphraïm (Jean 11.11 ; Jean 11.54).
Il faut prendre garde que l’encadrement de la vie de Jésus dans un certain nombre de fêtes peut être une méthode d’exposition ayant pour but de faire alterner les épisodes galiléens et les épisodes jérusalémites. En tout cas, le mouvement de la vie de Jésus semble plus fidèlement rendu dans les Synoptiques.
La mort de Jésus aura le caractère d’un sacrifice volontaire. Ce qui n’ôte rien à la tristesse de ce temps où, les foules l’ayant abandonné puisqu’il n’a pas voulu satisfaire leurs rêves charnels, il mène une existence errante, au milieu des intrigues de ses adversaires. C’est d’alors que doit dater la douloureuse parole : « Les chacals ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’Homme n’a pas où reposer sa tête » (Luc 9.58).
Pourtant, il y a encore des dévouements qui s’offrent. Et il y a les Douze. Les disciples ont retenu de ses discours des lambeaux grâce auxquels on peut se faire une idée de la façon dont il envisageait sa mort. D’abord une définition de son ministère, dont le service est l’élément essentiel. Il s’achèvera dans la mort, et cette mort, Jésus l’envisage comme devant être la rançon de l’humanité (Marc 10.45). Ensuite, l’exemple de son modèle prophétique, le Serviteur de l’Éternel, qui porte sur lui les péchés de son peuple (ou, d’après une autre leçon, les péchés des peuples : cf. Ésaïe 53.8). Ses disciples entrevoient, à travers le mystère de ses paroles voilées, que la mort est pour lui le seul chemin qui mène à la victoire. Sans doute, il y a un feu qu’il est venu jeter sur la terre, et combien il lui tarde que ce feu soit allumé ! Mais cette crise, d’où doit sortir, par l’initiative divine, un monde nouveau, elle ne peut et ne doit se produire que par sa mort. « Il y a un baptême dont je dois être baptisé, et combien il me tarde que ce baptême s’accomplisse ! » (Luc 12.49 et suivant).
Une impatience sacrée de mourir s’est emparée de lui. « Voici que je chasse les démons et que je guéris les malades, aujourd’hui et demain, et le troisième jour je finis », fait-il dire à Hérode. « Mais il faut que je marche aujourd’hui, demain et le troisième jour. Car il ne sied pas qu’un prophète meure hors de Jérusalem » (Luc 13.32 et suivant). La façon dont il traite ce misérable tétrarque de Galilée n’indique nulle crainte. Un chacal c’est une bête de proie si l’on veut, mais c’est un animal faible et lâche, qui s’attaque à la basse-cour et aux cadavres. Jésus n’avait pas quitté la Galilée pour fuir Hérode, puisqu’il était d’abord allé en Pérée, c’est-à-dire dans une région qui était le domaine propre du tétrarque, et où il avait fait arrêter Jean.
Jésus passe donc par Jérico, qui est le chemin des caravanes de Galilée et de Pérée. Dans les rues de Jérico, on s’écrase sur son passage : le péager Zachée, pour le voir, se hisse sur un sycomore (Luc 19.3). L’aveugle Bartimée le salue du cri de « Fils de David » (Matthieu 20.29-34 ; Marc 10.46 ; Marc 10.52; Luc 18.35-43). L’espoir renaît dans le cœur de ce peuple avide de prodiges. Du moment où Jésus s’achemine solennellement vers Jérusalem, c’est que le Règne viendra bientôt (Luc 19.11). La foule grossit sans cesse. Elle approche de Bethphagé (Marc 11.1). Jésus ne va pas s’arrêter à Béthanie. Il continue sur Jérusalem, monté sur un ânon qui n’a été profané par aucun contact (Marc 11.2). Ce n’est pas le cheval de guerre des conquérants ; c’est la monture qui doit être, d’après le prophète, celle du Prince de la Paix (voir Zacharie 9.9). Un enthousiasme s’empare des Galiléens, qui jettent leurs manteaux sur le chemin pour lui faire un tapis triomphal (Marc 11.8 ; Marc 11.10). Jean ajoute à ce détail les palmes qui jonchent la route (Marc 12.13).
Les Évangiles ont marqué la solennité de cette heure. C’est le suprême appel au cœur d’un peuple qui ne veut pas se repentir (Luc 19.40). Il sera vain comme les autres ; et Luc raconte qu’à ce moment, Jésus pleure sur Jérusalem en prédisant la catastrophe (Luc 19.41 ; Luc 19.44). Si les pèlerins de Galilée acclament Jésus, s’ils chantent même, sur son passage, le grand hallel messianique qui doit saluer le Messie à son entrée dans la capitale (voir Hosanna), les Judéens restent froids (Matthieu 21.10 et suivant). Il y en a cependant qui sont venus au-devant de Jésus, d’après le témoignage de Jean (Jean 12.12). Vainement les Pharisiens l’avertissent : (Luc 19.39) Jésus, en cette occasion suprême qu’il offre à son peuple, accepte d’être salué comme Messie. Le seul effet de cette entrée triomphale sera d’attirer sur lui les coups de ses adversaires. Mais il a résolu de mourir.
C’est pourquoi, à cette manifestation publique, il va en ajouter une autre où il accomplira plus nettement encore un geste messianique, en chassant les vendeurs du Temple (Matthieu 21.12 et suivant, Marc 11.15 ; Marc 11.19; Luc 19.45 et suivant, Jean 2.14-16). Ainsi il consommera sa perte, en faisant entrer en ligne une nouvelle catégorie d’adversaires, les seuls dont la haine soit irrémissible, et qui aient le pouvoir d’assouvir leur haine : les Sadducéens, bénéficiaires de la foire du Temple.
Jean, pour expliquer la haine du sanhédrin, se réfère à la résurrection de Lazare. Ce miracle serait vraiment le signe du ciel, que les Juifs ont demandé à Jésus, et que Jésus s’est toujours refusé à faire. La résurrection d’un homme mort depuis quatre jours est un événement dont nous ne devons pas dire qu’il outrepasse la puissance de Jésus, mais qui concorde bien peu avec ce que nous savons de lui. Et c’est un acte qu’il est malaisé de situer dans la carrière de Jésus. Il y a cependant une ingénieuse hypothèse qui permet de tout concilier. On suppose que Jésus, après la résurrection de Lazare, se retire à Éphraïm, à vingt milles au nord de Jérusalem, et que là il attend, pour rentrer à Jérusalem, la venue des caravanes de Galilée (Jean 11.54). Il reviendra alors à Béthanie, qui sera son quartier général pendant les événements de la semaine sainte. Tout cela ne cadre guère avec le récit des Synoptiques. Et les Pères de l’Église placent Éphraïm au nord de Jérusalem, ce qui ne s’accorde pas avec l’itinéraire supposé de Jésus.
Il faut cependant retenir du récit de Jean la parole de Caïphe et la délibération du sanhédrin (Jean 11.47 ; Jean 11.57). La déclaration que le quatrième Évangile met dans la bouche de Caïphe a une certaine vraisemblance. Toute agitation messianique devait inquiéter les Sadducéens, qui ne croyaient pas au Messie, et qui avaient peur que Rome ne prît prétexte de cette effervescence pour retirer aux Juifs les franchises qu’elle leur avait encore laissées. La condamnation de Jésus rentre donc dans la catégorie des crimes qui ont la raison d’État pour excuse. Il est permis d’ajouter que ces craintes ont pris aux yeux des Sadducéens toute leur gravité et les ont déterminés à agir, le jour où leurs intérêts ont été menacés par l’expulsion des vendeurs. Ce haut clergé de Jérusalem passait pour étrangement avide et sans scrupule. Les Sadducéens avaient le pouvoir. Sans eux, on ne pouvait rien entreprendre contre Jésus ; mais, si Jésus avait été soutenu par les Pharisiens, les prêtres, de moins en moins populaires, auraient hésité à sévir contre lui. Par extraordinaire, il s’est trouvé que les Pharisiens étaient d’accord avec les Sadducéens. Il y avait chez eux une jalousie de plus en plus ardente, suscitée par le succès de celui qui leur avait soudainement enlevé l’âme du peuple. Il y avait aussi des motifs plus respectables, tirés de leur amour pour la Loi, dont l’enseignement du nouveau prophète ébranlait l’autorité.
Les manœuvres préliminaires des adversaires de Jésus ont été rapportées par les Évangiles. Il y a eu trois tentatives. D’abord ils ont demandé à Jésus d’où venait son autorité, et qui lui avait donné mandat d’agir comme il faisait. Jésus leur a demandé de lui dire d’où venait à Jean-Baptiste son autorité. Le baptême de Jean était-il d’inspiration divine ou d’initiative humaine ? Ils se sont tus (Matthieu 21.23-27 ; Marc 11.27-33; Luc 20.1-8).
Ensuite, l’attaque directe, menée par un groupe de Pharisiens et d’Hérodiens. « Est-il permis, ou non, de payer le tribut à César ? » La réponse de Jésus devait le perdre : rebelle ou mauvais patriote, c’est la condamnation romaine ou l’abandon. Et ce fut la grande parole qui règle pour tous les temps les rapports de la conscience et de l’autorité : « Rendez à César ce qui appartient à César, à Dieu ce qui appartient à Dieu » (Matthieu 22.17 ; Marc 12.14; Luc 20.22).
On s’est demandé si l’épisode de la femme adultère (Jean 8.1-11) n’avait pas sa place normale dans ces entretiens de Jérusalem. Il y avait là une occasion de mettre l’enseignement de Jésus en opposition avec celui de Moïse, et de le rendre suspect de favoriser le relâchement par sa doctrine de pardon. La réponse de Jésus est de la même venue que les deux autres.
Il a dû paraître clair à ses ennemis qu’ils n’arriveraient à rien par cette méthode. Pour abattre l’autorité de Jésus, il fallait recourir à un coup de force. C’est alors qu’intervint Judas (Matthieu 26.14 ; Matthieu 26.16 ; Marc 14.10 et suivant, Luc 22.3 ; Luc 22.6). La trahison de Judas a été contestée. Cependant, le rôle qu’il a joué était essentiel. Étant donnée la popularité de Jésus, il fallait une arrestation secrète, qui permît de régler l’affaire en mettant le peuple en présence de la chose jugée. On a aujourd’hui tendance à ne pas supposer à la trahison de Judas (voir ce mot) des raisons trop viles. Sans doute, l’avarice est un trait de son caractère, et il s’est vendu. Mais ses ambitions étaient déçues ; sa foi messianique était ébranlée. N’aurait-il pas eu pour but de forcer la main à Jésus, de le mettre en nécessité d’accomplir ce signe du ciel que le peuple attendait, et qu’il s’était refusé à lui donner ?
Elle est attestée par les trois Synoptiques (Matthieu 26.17-29 ; Marc 14.12-25; Luc 22.7 ; Luc 22.23), et leurs relations sont confirmées par le témoignage de l’apôtre Paul (1 Corinthiens 11.23 et suivant). Étant donnée l’ancienneté de ce témoignage, il semblerait qu’on dût s’incliner. Toutefois, il y a des divergences de détail dans les textes, et il y a une version de l’événement chez Luc (D et Syr. Sin.) qui réduit l’élément sacramentel en faisant de la Cène un repas attristé par la perspective de la mort prochaine de Jésus, et éclairé quand même par l’idée de son retour, mais sans l’affirmation que son corps soit la nourriture des fidèles (voir Goguel, l’Eucharistie, pages 59-103). Partant de là, on a contesté le récit de Paul. On y a vu une création inspirée des mystères (voir ce mot). L’apôtre vivait dans un milieu hellénique tout imprégné de ces superstitions dont l’idée centrale était la mort d’un dieu qui servait de nourriture à ses fidèles. Il a appris du Seigneur ce qu’il raconte aux Corinthiens quant au dernier repas de Jésus, ce qui signifie que ce visionnaire en a reçu confidence du Seigneur ressuscité, dans un de ces entretiens mystiques qu’il avait coutume d’avoir avec lui. Le récit de Paul se serait répandu aussitôt dans le milieu hellénistique, tout disposé à écouter des inventions de ce genre. De là, il aurait passé dans la tradition évangélique, où il aurait refoulé et à peu près éliminé la tradition authentique qui circulait relativement au dernier repas du Seigneur. Et ainsi, le sacramentarisme païen se serait infiltré dans l’Église naissante.
Il y a à cela des réponses qui paraissent décisives. On ne voit pas comment une invention de Paul se serait imposée à la chrétienté palestinienne, où il ne semble pas avoir eu un prestige excessif. L’analogie avec les cérémonies des mystères, qui étaient en abomination aux Juifs, n’aurait pas été pour cette fable une recommandation. Mais ensuite, il ressort des éléments les plus anciens du livre des Actes que la fraction du pain, commémoration du dernier repas de Jésus, était pratiquée dans l’Église primitive, qu’elle était un élément permanent de son culte. Faut-il croire que de cette commémoration était banni tout élément sacramentel ? Il paraît impossible d’en exclure l’idée d’un lien permanent créé à travers la mort entre les disciples et le Maître. Enfin, c’est se représenter bien mal l’attitude de l’apôtre Paul vis-à-vis de Celui dont il se déclarait l’esclave, que de le supposer capable d’inventer un tel récit. Quand il dit : « Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Seigneur », il distingue entre son affirmation personnelle et l’enseignement historique du Maître, qui constitue pour lui l’autorité absolue. Nous n’avons aucune raison de croire qu’il ait voulu créer lui-même, tout en la distinguant de sa propre pensée, l’autorité dont il se proclame l’esclave.
Quant à la cérémonie de la Cène, on a contesté la coupe, à cause des variations relatives à ce second élément du repas pascal. Pourtant, le pain et le vin constituent, dans ces temps et ce milieu, le repas-type. Et, s’il était question de la mort, le symbolisme de la coupe était trop parlant pour être négligé.
Dans quelle mesure ce repas avait-il le caractère d’un sacrement, d’une nourriture communiquant au fidèle la vie divine ? Nous ne saurions entrer dans le détail des innombrables explications qui ont été proposées. La grande divergence, comme on sait, pour ceux qui admettent l’authenticité fondamentale du récit, consiste à interpréter les paroles : « Ceci est mon corps », comme une parabole, ou comme l’énoncé d’une vérité concrète. La théologie catholique affirme que le pain de la Cène se change dans le corps de Jésus. Il y aurait transsubstantiation, le pain et le vin gardant leurs propriétés physiques et chimiques, mais la substance elle-même ayant changé. Il est aisé de voir dans quels abîmes de difficultés on s’enfonce en adoptant ces explications artificielles inspirées par une philosophie du passé. Le Christ, dans cette double parabole de la Cène, a affirmé sa volonté de créer entre lui et ses disciples une association permanente. Qu’il ait pensé être leur nourriture, ainsi que le dit l’Évangile de Jean, ceci paraît très vraisemblable. Mais il ne faut pas oublier ce que dit le même Évangile : « C’est l’Esprit qui vivifie ; la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous dis sont Esprit et vie » (Jean 6.63). On ne peut pas éliminer de ce récit, ni de l’institution elle-même, le mystère. Mais il est inutile d’en donner une formule qui n’évoque rien de saisissable dans notre esprit. Il est permis de parler de présence réelle, et cela concorde avec les textes de Paul. Il n’y a pas lieu de parler de transsubstantiation. Voir Cène ; Communion, paragraphe 3.
Le quatrième Évangile ne renferme pas le récit de l’institution de la Cène. Par contre, il montre Jésus lavant les pieds de ses disciples. Et ailleurs, il donne (dans le discours du pain de vie : Jean 6.22 ; Jean 6.58) un commentaire de cette institution qu’il ne relate pas, comme si, pour lui, le repas offert aux foules, sur les rives du lac, représentait la véritable institution de la Cène. Tout ce que l’on peut conclure de son silence à cet endroit, c’est qu’il entend faire de la communion mystique avec le Seigneur une donnée permanente de la vie chrétienne.
Jésus franchit l’enceinte de Jérusalem. Il passe le torrent du Cédron avec ses disciples. Il s’arrête dans un jardin situé sur le versant occidental du mont des Oliviers, Gath-Chamena, signifiant : le pressoir d’olives. C’est son habituel lieu de retraite, où il consacre à la prière ses heures de veille. Il fait appel à l’assistance de ses trois fidèles. Mais eux, vaincus par la fatigue, s’endorment. Ils ont entendu, cependant, les premiers mots de sa prière. Elle est une supplication au Père de lui épargner la coupe du sacrifice, s’il est quelque autre moyen d’accomplir son œuvre de salut. Et elle est un acte de soumission par lequel il unit une fois de plus sa volonté à la volonté du Père (Matthieu 26.36-46 ; Marc 14.32-42; Luc 22.40-46). Sous les oliviers, dans le silence de la nuit et de l’abandon, la lutte se poursuit. Jésus pourrait encore fuir, il ne le veut pas. Il se courbe devant la volonté mystérieuse. Dans cette coupe, qu’y a-t-il donc ? Est-ce la crainte de la mort ? Est-ce l’horreur de finir ainsi, rejeté de son peuple et méconnu ? La foi chrétienne y a vu autre chose : l’angoisse d’une mort qui est la sanction du péché, mais qui ne devrait pas frapper un être innocent ; l’appréhension de cette solidarité qu’il accepte avec le crime des hommes, et qui va faire de ces dernières heures, par la sensation d’être abandonné non plus seulement des hommes mais de Dieu, un enfer. L’histoire ne peut constater que le fait sur lequel elle est documentée : la prière de Jésus, qui comporte de multiples explications.
Il réveille ses disciples endormis pour leur annoncer la venue du traître. Judas est accompagné d’une solide escorte. Il salue son maître ; il l’embrasse ; et par là, il le désigne à ceux qui viennent l’arrêter. Les disciples font un simulacre de résistance. Jésus ordonne à Pierre de remettre l’épée au fourreau : « Tous ceux qui auront pris l’épée, périront par l’épée » (Matthieu 26.52). Et les disciples s’enfuient (Matthieu 26.47-66 ; Marc 14.43-50; Luc 22.47-53, cf. Jean 18.3-12).
C’est un grave problème de savoir si ce sont les Juifs qui ont été les instigateurs et les auteurs responsables de la condamnation de Jésus, ainsi qu’on l’a toujours cru jusqu’à nos jours, ou si ce sont les Romains, comme l’affirment aujourd’hui des historiens autorisés. On allègue en faveur de cette hypothèse :
Il ne faut pas méconnaître la force de ces raisonnements. Mais il semble difficile que les choses se soient passées autrement, quelle qu’ait été la responsabilité des Juifs. On sait que le pouvoir de prononcer des sentences capitales avait été retiré aux autorités juives, suivant le Talmud, quarante ans avant la ruine de Jérusalem. Le sanhédrin était compétent comme juridiction criminelle pour les affaires de peu d’importance. Mais Rome se défiait trop de ses haines pour ne pas lui interdire de mettre à mort. Le récit de l’arrestation, tel que le rapporte Jean, renferme des invraisemblances. L’une d’elles est justement l’intervention de la cohorte. Toute la garnison de Jérusalem — un régiment avec son chef — pour arrêter Jésus la nuit, dans le secret de sa retraite ! Cet excès de précautions supposerait, chez un magistrat aussi averti et résolu à sévir, une étrange ignorance. Et la tentative de résistance des disciples serait alors inconcevable. Il est certain que Jésus a été condamné par un magistrat romain à subir un supplice romain. Là n’est pas l’intérêt de la question. Il s’agit de savoir qui était moralement responsable. Les sanhédristes n’avaient aucun désir de revendiquer la condamnation de Jésus. Ils devaient manœuvrer de façon à laisser aux Romains l’odieux d’une telle mesure. Cependant, ils ne pouvaient pas se borner à dénoncer Jésus à Pilate. Il leur fallait une condamnation religieuse pour détacher le peuple de Jésus. Qu’il fût condamné comme blasphémateur par la suprême autorité de son peuple, c’était pour eux une nécessité. Il est certain qu’entre le procès juif et le procès romain, il n’y a aucune liaison logique. D’une part, Jésus est le Fils de Dieu. De l’autre, il est le Roi des Juifs. Devant le sanhédrin, c’est un procès religieux, dont l’utilité est de mettre la conscience des sanhédristes à l’abri. Devant Pilate, c’est un procès politique. Mais ceci atteste simplement l’habileté des adversaires de Jésus.
La tradition est unanime à attribuer aux Juifs la responsabilité de la mort de Jésus. Sans doute, l’apôtre Paul en fait remonter l’initiative dernière aux puissances mauvaises intermédiaires entre le ciel et la terre auxquelles appartient, selon lui, dans le siècle présent, la direction de l’histoire (1 Corinthiens 2.8). Mais quant aux auteurs humains de la mort de Jésus, il n’a aucun doute. Il en parle très clairement dans la première aux Thessaloniciens (1 Thessaloniciens 2.15). Les discours de la première partie du livre des Actes, dont le caractère archaïque a été souvent mis en relief, attribuent aux Juifs, de la façon la plus expresse, la responsabilité de la mort de Jésus (Actes 3.13-15 ; Actes 4.10 ; Actes 5.30 ; Actes 7.52).
Il n’y a pas un très grand intervalle entre les deux thèses. Car il n’est ni contesté, ni contestable que la responsabilité ait été partagée. Il n’y a de controverse que relativement au degré de responsabilité des uns et des autres. S’il était démontré que Pilate eût pris l’initiative des poursuites et que les Juifs se fussent bornés à lui donner leur avis, ce serait un changement important dans la façon de concevoir l’histoire de Jésus ; mais comment prouver ceci, qui serait en contradiction avec toute la tradition évangélique, et qui ne s’appuie que sur quelques détails du récit johannique, peu vraisemblables par eux-mêmes et qu’on isole pour les mettre en contradiction avec l’ensemble ? Il faut noter que la tradition juive n’a pas songé à écarter la responsabilité de la mort de Jésus. En définitive, nous pouvons tenir pour solide la relation qui est faite par les Évangiles de l’ensemble du procès.
Jésus fut conduit d’abord devant Hanan. C’est une donnée précieuse du quatrième Évangile (Jean 18.13-24). Le vieux Sadducéen, malgré sa disgrâce (Il avait été dépossédé de ses fonctions de grand-prêtre vingt ans auparavant), ou peut-être à cause d’elle, était resté très influent, et Caïphe n’agissait que par son conseil. Sa maison de campagne était située sur le mont des Oliviers. C’est là qu’il avait ses bazars, où il faisait élever des colombes qui alimentaient les sacrifices des petites gens. Il interrogea donc Jésus sur ses disciples et sa doctrine. Ce n’était d’ailleurs qu’un examen préliminaire. Jésus le repoussa en invitant Hanan à produire ses témoins. D’après la loi juive, c’était la condition préalable de toute accusation.
À ce moment, on emmena Jésus devant le sanhédrin, ou du moins devant une commission du sanhédrin qui s’était réunie précipitamment sur la convocation de Caïphe. L’interrogatoire comporta deux phases. La première aboutit à un résultat négatif. Elle portait sur une déclaration relative au Temple, dont il fallait d’abord établir la teneur exacte. Jésus aurait dit : « J’abattrai ce temple et je le reconstruirai en trois jours ». Marc dit que cette parole lui a été attribuée à tort (Marc 14.57). Nous la trouvons cependant, sous une forme un peu différente, chez Jean 2.19, et il y est fait allusion, non seulement dans l’histoire d’Étienne (Actes 6.13), mais dans le récit du crucifiement (Marc 15.39). Il est certain que Jésus a prédit la destruction du Temple. A-t-il dit qu’il l’opérerait ? Cela paraît plus douteux. Jésus a voulu purifier le Temple. Purifier n’est pas détruire. A-t-il parlé du nouveau Temple qui s’élèverait dans la Cité future, à la place de l’ancien ? A-t-il songé à l’économie nouvelle qui allait naître par ses soins, au triomphe de la religion de l’Esprit ? Le propos qu’on lui prêtait était rapporté trop confusément : il garda le silence.
Il fallait en finir. Le grand-prêtre attaqua le chef d’accusation principal : la messianité. Là encore, Jésus garda le silence. Mais le grand-prêtre lui déféra le serment : « Par le Dieu vivant, je t’adjure de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu » (Matthieu 26.63). Alors Jésus parla : « Tu l’as dit. Au reste, je vous le déclare, vous verrez désormais le Fils de l’Homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel » (Matthieu 26.64). Ainsi, Jésus laissait à Caïphe la responsabilité de son dire. Était-il le Messie ? Ne l’était-il pas ? À cette question, il ne pouvait faire de réponse catégorique. En un certain sens, il était bien le Messie ; en un autre sens, il ne l’était pas. Mais puisque le chef de son peuple voulait connaître le mystère de son être, il allait lui révéler son identité avec le personnage glorieux de la vision de Daniel, annonçant par là même à ses juges qu’il leur donnait rendez-vous devant son propre tribunal. Cette prétention étant attentatoire à la majesté divine, ils firent à leurs vêtements la déchirure de deuil que la Mischna prescrit en cas de blasphème (cf. Actes 14.14), et ils votèrent la mort.
Mais il fallait une seconde séance pour que la décision fût ratifiée. Le sanhédrin se réunit donc en séance plénière à la pointe du jour (Marc 15.1). Ce fut d’ailleurs une pure formalité. Dans ce court récit, les incorrections pullulent, au point qu’on a mis en doute la réalité d’un tel procès, mené à l’encontre de toutes les règles du droit juif. La Mischna multiplie les précautions pour sauvegarder la vie humaine. Sauf le recoupement des témoignages, aucune d’elles, ou peu s’en faut, n’a été observée. Au cours de ces fiévreux débats nocturnes, on retrouve partout l’impatience de la haine et de la peur. L’accusation aurait dû être notifiée au préalable à l’accusé. Elle devait être appuyée par des témoignages concordants. Nul ne devait être condamné à mort sur son propre témoignage. Pour qu’il y eût blasphème, il fallait que le nom de Dieu eût été prononcé. La condamnation ne pouvait être prononcée qu’un jour après les débats. Il y fallait la présence de 23 juges sur les 71 membres du sanhédrin. Enfin, un crime capital ne pouvait être jugé la veille d’un sabbat ou d’un jour de fête. La condamnation peut avoir été conforme à la loi juive (voir Salvador, Histoire des Institutions de Moïse, 3e édition 1862); le procès lui-même n’a comporté aucune des garanties qui, dans tous les temps, ont été données aux accusés.
Au vrai, d’ailleurs, le verdict du sanhédrin n’avait qu’une signification morale, puisque seuls les Romains avaient le droit de condamner à mort. Ce que les sanhédristes avaient cherché, c’étaient des prétextes qui leur permissent de livrer Jésus en bonne conscience. Ils avaient toutes les raisons de faire endosser à Pilate la responsabilité de la condamnation de Jésus. Ils en laissaient l’odieux au procurateur. Mais Jésus allait être condamné sur une équivoque. Une accusation politique, qui était fausse, allait être substituée à une accusation religieuse. Si Jésus était le Messie de l’espérance prophétique, il n’était pas le Roi des Juifs qu’un procurateur pouvait redouter, et les sanhédristes le savaient bien. Or, d’après le récit des évangiles, ils ont incité le peuple à demander la mort de Jésus et la grâce d’un agitateur, Barabbas (Matthieu 27.20-26 ; Marc 15.6-11 ; Luc 23.18 et suivant, Jean 18.40), le poussant ainsi à arracher à la justice romaine un malfaiteur politique qu’elle pouvait redouter, tout en la pressant de sévir contre celui qui ne pouvait lui donner nul sujet de crainte. Car Pilate ne pouvait pas percevoir dès ce temps-là le conflit qui s’élèverait un jour entre la conscience chrétienne et l’autorité romaine.
Devant Pilate, Jésus observa la même attitude que devant le sanhédrin, car l’admirable dialogue de Jean (Jean 18.33 et suivant) est une interprétation inspirée qui dégage le sens profond de l’événement, et non le compte rendu sténographique d’un entretien qui n’eut pas de témoins. Jésus garda le silence. On s’est étonné parfois des scrupules de Pilate : on y a vu une invention de la tradition chrétienne, désireuse de noircir les Juifs et d’innocenter le représentant de Rome. Il faut se représenter pourtant que Pilate, si mauvais magistrat qu’il fût, était justement un Romain, qui, à son tribunal, devait agir suivant la loi. La justice romaine était une réalité dans le monde d’alors, comme la paix romaine. Or, Pilate n’avait pas l’habitude de voir défiler à son tribunal des accusés de ce genre. On peut admettre qu’il ait hésité avant d’envoyer à la croix un rebelle comme Jésus. Ce qui devait le troubler, c’était la haine des prêtres contre cet homme en apparence inoffensif, comme le zèle étrange et inattendu qui enflammait soudain ces Juifs à l’égard des intérêts de Rome. Il se dit que Jésus devait être populaire, et que ses adversaires étaient jaloux de lui. Il offrit donc au peuple la grâce de Jésus. Il fit ce qu’il put pour le sauver; et cette hésitation, chez l’homme sceptique et cruel qu’était Pilate, est l’épisode le plus honorable de sa carrière. Mais elle ne dura pas longtemps. Devant les menaces des Juifs, cet homme qui avait tant à se faire pardonner n’insista pas. Ce fut d’abord la flagellation, puis la mise en croix, avec, au-dessus de la tête du condamné, l’écriteau indiquant le motif de la sentence : Le Roi des Juifs (voir Inscription de la croix).
Le rôle du sanhédrin était terminé. Il n’avait plus à se mettre en peine de rien. Il y avait chose jugée. Jésus, désormais, était un vaincu.
Le supplice de la croix (voir ce mot) était destiné par les Romains aux esclaves et aux rebelles. Il inspirait l’épouvante, non seulement par l’atrocité des souffrances, mais par leur caractère ignominieux. La loi d’Israël ne disait-elle pas : « Maudit est quiconque est pendu au gibet » ? (Deutéronome 21.23) Cette exposition au pilori, sous un soleil de feu, avec la morsure des clous, les mouches qui venaient irriter les blessures, les courbatures intolérables des membres maintenus dans l’immobilité, la fièvre, la soif ardente, et, dans le cas de Jésus, la torture morale que représentaient l’abandon des uns, les sarcasmes des autres, les regards de haine qui se repaissaient de ses douleurs, le ciel envahi par des nuages de plus en plus lourds : ces ténèbres dont un historien non chrétien, Thallus, a confirmé la réalité, tout concourt à faire de l’agonie de Jésus une souffrance à laquelle on a pu rapporter l’apostrophe des Lamentations : « Vous qui passez, regardez et voyez s’il est une douleur pareille à ma douleur » (Lamentations 1.12).
Les évangiles nous ont rapporté sept paroles que Jésus aurait prononcées sur la croix. L’Église chrétienne y attache un prix immense. Elles ont été contestées. Il y avait assez de témoins pour les garder et les transmettre : le centurion qui se tenait tout près de la croix, Simon de Cyrène, qui ne devait pas être loin, d’autres peut-être parmi les passants. Ceci ne fait pas de difficulté. Ce qui est plus malaisé, c’est d’expliquer les divergences entre les récits. Comment se fait-il que, sur ces sept paroles, aucune ne soit rapportée par l’ensemble des témoins, alors que la moindre parole tombée des lèvres de Jésus, à ce moment, a dû être si avidement recueillie par les disciples ? Cependant il ne faut pas trop se presser de tirer argument de cette diversité.
Jésus a-t-il dit : « Père, pardonne-leur : ils ne savent ce qu’ils font » ? (Luc 23.34) Il y a des manuscrits très anciens (B, D) qui ne contiennent pas cette parole, et c’est troublant. Elle manque dans la Syriaque du Sinaï, dans les versions coptes. Mais elle est attestée par Justin Martyr. Et dans l’histoire d’Etienne, on trouve comme un rappel des mots que la tradition place dans la bouche de Jésus : « Seigneur, ne leur impute pas ce péché », dit Etienne en expirant (Actes 7.59). L’excuse donnée par Jésus en faveur de ses bourreaux (car ils ne savent ce qu’ils font) n’a-t-elle pu faire hésiter certains copistes ?
Il est plus malaisé de comprendre pourquoi l’épisode du brigand crucifié se trouve seulement chez Luc (Luc 23.39-43). Sans doute, c’est cet évangile qui met en relief les épisodes où il est question de la pitié de Jésus envers les méprisés. Mais les disciples de Jésus n’auraient-ils pas dû retenir avidement ce témoignage suprême de l’action de leur Maître ? Disons toutefois que la forme de ce récit est particulièrement archaïque, que le contraste entre la requête du brigand et la réponse de Jésus est bien frappant, et qu’enfin on a pu mettre en circulation des versions différentes auxquelles on tenait trop pour avoir le souci d’uniformiser.
Il est plus difficile d’admettre la présence de la mère de Jésus auprès de la croix, malgré l’émotion qu’inspire un tel épisode (Jean 19.25-27). Car les évangiles synoptiques n’en savent rien. Même, ce qu’ils disent des saintes femmes semble exclure la présence de Marie (Matthieu 27.55 et suivant, Marc 15.40 et suivants ; Luc 23.49 est moins formel). Cependant, Marie n’était-elle pas venue à Jérusalem pour les fêtes de Pâque ? Le fait est que nous la trouvons dans la société des fidèles de Jésus, dès les premiers jours (Actes 1.14). Il y a là un mystère qu’il n’est pas aisé d’éclaircir.
Par contre, l’accord se fait aisément pour affirmer l’authenticité de la parole qui est l’expression suprême de la douleur : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27.46 ; Marc 15.34). Les auteurs qui y ont vu un désaveu suprême donné sur la croix à toute son œuvre par celui qui constatait alors que tout était vide, n’ont pas songé, d’abord, que l’abandon pouvait être un élément du sacrifice accompli par le Christ; ensuite, que cette parole, dont il ne faut pas vouloir atténuer l’angoisse, n’en est pas moins le commencement d’un Psaume (Ps 22) qui s’achève en affirmation de foi triomphante et dont il faut évoquer l’ensemble pour interpréter les sentiments de celui qui le récitait dans son agonie. Ce qui est certain, c’est que la dernière parole de Jésus a été un cri de victoire, qui a arraché au centurion ce témoignage : « En vérité, cet homme était Fils de Dieu ! » (Marc 15.39).
L’intervention de Joseph d’Arimathée n’aurait pu être inventée par une tradition qui rapportait que la condamnation prononcée par le sanhédrin avait été unanime (Marc 14.64). Les auteurs qui ont contesté sur ce point le récit des évangiles ont poursuivi un but très clair : supprimer la sépulture honorable de Jésus, afin de pouvoir dire que son corps avait été mis à la hâte dans un des innombrables tombeaux qui parsemaient les environs de Jérusalem, ou qu’il avait subi le sort qui était habituellement celui des cadavres des condamnés. Il n’est pas très naturel de croire que ces femmes qui étaient venues de Galilée, et qui devaient tout à Jésus, n’aient fait aucun effort pour ravoir le corps de leur Maître. On n’a jamais refusé à ceux qui pleuraient les corps qu’ils voulaient ensevelir. De toute façon, il est certain que Jésus a reçu une sépulture. L’épisode de Joseph d’Arimathée n’était pas nécessaire. Et c’est une grave raison d’en admettre l’authenticité. Mais il est sûr que ce sépulcre neuf, qui devait être (l’évangile ne le dit pas, mais il ne faut pas un grand effort d’esprit pour le supposer) celui que Joseph se destinait à lui-même, rend difficile de trouver des causes naturelles auxquelles serait due la disparition du corps de Jésus. De toutes les suppositions qu’on a faites à cet égard, il n’en est aucune qui satisfasse l’esprit.
Il n’y a pas de doute, dans les textes, quant à la résurrection le troisième jour. Cette donnée ne concorde pas avec les prophéties mises dans la bouche de Jésus, où il est dit qu’au bout de trois jours il ressuscitera (Matthieu 12.40). a conservé une tradition où il est question du signe de Jonas , et qui suppose un séjour de trois jours et trois nuits dans l’Hadès Il n’y a aucun texte de l’A.T, qu’on puisse invoquer à l’appui de la résurrection le troisième jour. Il serait vain de recourir à l’analogie du mazdéisme, d’après lequel l’âme d’un mort reste auprès du corps jusqu’au troisième jour Vendidad 19.28 : Darmes-teter, Zend-Avesta, t. II, p. 269, Paris 1892. Les textes mazdéens, comme les textes juifs Moé’d-qaton, 826 dans le Talmud Jér., Sabbah 1516 dans le Talmud Bab., signifient que l’âme reste auprès du corps jusqu’à ce que le corps se soit modifié, et ceci suppose une durée de trois jours : cf. Jean 11.39. Donc, la résurrection le troisième jour n’a aucun point d’appui dans le folklore, ni même dans les textes de Marc. Les seuls textes des évangiles, où il en soit parlé sont Matthieu 16.21 ; Matthieu 20.19 ; Luc 9.22 ; Luc 18.33. C’est un argument solide à l’appui de l’authenticité de la tradition relative aux événements de Pâques.
L’Église chrétienne s’est fondée sur la foi à la résurrection, c’est-à-dire sur la croyance à la réalité des apparitions de Jésus. Il n’y a aucune incertitude dans l’esprit des premiers chrétiens, quant à la survie de leur Maître et à la manifestation de cette survie.
Les apparitions qui sont narrées par l’apôtre Paul (1 Corinthiens 15) sont au nombre de six :
Les évangiles ajoutent : à des femmes, au moment où elles revenaient du tombeau (Matthieu 28.8-10); à Marie-Madeleine (Jean 20.11-18, cf. Marc 16.9-11); aux disciples d’Emmaüs (Luc 24.13-35, cf. Marc 16.12 et suivant); aux Onze, le même jour, à Jérusalem (Luc 24.36-49, cf. Jean 20.19-23); aux Onze, une semaine plus tard, à Jérusalem (Jean 20.26-29); à quelques disciples, dont quatre des Onze tout au moins, au lac de Galilée (Jean 21.21-23); aux Onze, renforcés probablement d’autres disciples, sur une montagne en Galilée (Matthieu 28.16-20); aux Onze, à Jérusalem, avant l’Ascension (Actes 1.4 ; Actes 1.9). Enfin Luc fait allusion, dans les Actes, à des apparitions multiples qui peuvent déborder le cadre, en somme restreint, des manifestations précitées (Actes 1.3).
Il est vraisemblable que certaines de ces apparitions coïncident avec celles aux Douze, aux Cinq Cents et à tous les apôtres qui figurent dans l’énu-mération paulinienne. Si Paul laisse de côté certains témoignages, c’est sans doute qu’il les considère comme moins probants. Il faut remarquer que l’apparition du chemin de Damas est mise par l’apôtre sur la même ligne que les autres, et qu’elle doit avoir, dans sa pensée, le même caractère. Elle doit donc être distinguée des visions dont il est parlé dans 2 Corinthiens 12.1 et suivants.
Il y a des difficultés dans le récit de la Résurrection. Elles résultent d’abord de la présence de deux cycles d’apparitions. Il y a une tradition galiléenne et une tradition jérusalémite. Laquelle est la plus ancienne ? Les critiques varient de sentiment sur ce point.
La plupart des auteurs penchent à admettre que les premières apparitions ont eu lieu en Galilée, dans le cadre habituel des souvenirs des disciples. Ceux-ci se seraient rendus en Galilée pour reprendre leurs tâches familières, se souvenant de l’invitation que leur Maître leur avait faite de le retrouver en Galilée (Marc 14.28). Là, soustraits à l’impression horrible de la défaite et de la mort, ils auraient vu revivre celui qu’ils aimaient.
Cette explication semble artificielle à d’autres. Ceux-ci pensent que la tradition galiléenne pourrait bien être née d’un malentendu sur le sens de la parole de Jésus faisant allusion à un retour en Galilée (Matthieu 26.32 ; Marc 14.28 ; Marc 16.7). En tout état de cause, il leur paraît impossible d’exclure les apparitions à Jérusalem. Elles font corps avec l’histoire du tombeau vide. L’apparition à Pierre a été, d’après la tradition (Luc 24.34), presque immédiate. Elle ne s’identifie pas avec celle dont il est parlé dans l’épilogue du quatrième évangile, étant, d’après le témoignage de Paul, une apparition à Pierre seul. D’autre part, l’état d’âme des disciples, après la mort de Jésus, n’est nullement celui de gens hallucinés, ou prêts à l’être. Croire à son triomphe sur la mort ? Ils en sont bien loin. Ce sont des vaincus. « Nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël ! » (Luc 24.21). Maintenant tout est fini : il n’y a plus de place dans leur cœur que pour une immense déception. Si Jésus leur a annoncé à la fois sa défaite imminente et sa victoire future (Matthieu 16.21 17.22 20.17-19 et parall.), la catastrophe a rejeté dans l’ombre ces espérances de triomphe qui faisaient partie de la foi à la messianité de Jésus, et auxquelles la croix est venue donner un démenti. Sans doute, une foi héroïque aurait pu triompher du découragement, mais la foi de ces disciples apeurés et fugitifs n’avait rien d’héroïque. Comment une telle déception a-t-elle pu se transformer en enthousiasme ? Comment sont-ils devenus les conquérants du monde ? Les prophéties n’y ont été pour rien. Il eût fallu d’abord les découvrir dans l’A.T. Ce fut le labeur ingénieux des témoins de la résurrection. Le tombeau vide n’a pas été tout d’abord à leurs yeux une preuve de la survivance de leur Maître. Ils ont cru que, si le corps n’y était plus, c’est parce qu’il avait été enlevé (Luc 24.4 et suivant, Jean 20.13). Leur sincérité est hors de doute. Elle a fait d’eux des martyrs. « J’en crois des témoins qui se font égorger… », a dit Pascal. Aucune des explications qu’on a données de ces choses extraordinaires ne résiste à l’examen.
Pour expliquer la naissance de la foi à la résurrection, il faut admettre qu’il y ait eu des apparitions, et des apparitions à Jérusalem. Ce qui n’exclut nullement la possibilité d’un retour temporaire des disciples au pays natal. Mais ils n’ont pas tardé à se convaincre que ce n’était plus l’heure de reprendre les travaux coutumiers : leur poste était désormais à Jérusalem.
Comment faut-il concevoir l’événement de la résurrection ? Il y a une dualité apparente dans les textes. Tantôt le Ressuscité traverse les portes fermées (Luc 24.36 ; Jean 20.19), tantôt il se nourrit des mêmes aliments que quand il était sur la terre (Luc 24.41 et suivant, Jean 21.9-13).
Y a-t-il moyen de concilier ces deux états du corps du Ressuscité ? Peut-on concevoir qu’un être désincarné se soit matérialisé sous les yeux de ses fidèles pour leur donner la certitude qu’il était vivant ? Il ne semble pas que ceux qui ont eu des apparitions du Ressuscité l’aient jamais envisagé comme un pur esprit. Le corps dont il était revêtu pouvait s’être transformé ; c’était bien le même qui avait été enseveli. C’est ce qui résulte encore de l’affirmation de l’apôtre Paul — qui croyait pourtant à l’existence d’un corps spirituel et glorieux. Il y a un lien certain entre ses deux affirmations : « Il a été enseveli… Il est ressuscité le troisième jour » (1 Corinthiens 15.4).
On a supposé parfois que les relations spirituelles du Christ avec ses disciples, subsistant à travers la mort, avaient suffi à créer entre eux la certitude qui s’est objectivée dans les apparitions. C’est méconnaître l’infécondité d’une hallucination. Comme le dit le P. de Grandmai-son, « ou bien elle tend à devenir habituelle et, sous ce stigmate morbide, l’équilibre de la vie mentale et morale fléchit peu à peu, ou, restée à l’état d’incident sans lendemain dans une vie normale, elle n’y exerce pas d’influence durable » (O.C., t. Il, p. 427). La relation spirituelle dont on parle ne se fût jamais établie sans un contact réel. Il paraît difficile de distinguer entre la revi-vification originelle et la glorification qui s’ensuivit.
On s’est demandé s’il n’y aurait pas lieu de s’inspirer de la définition que le Vocabulaire de la Société Française de Philosophie donne de l’hallucination (p. 318s). Il y aurait eu une perception sensible éprouvée à l’état de veille, sans objet réellement présent; mais ceci n’exclurait pas la présence d’une cause spirituelle. Il s’agirait, en somme, d’une hallucination véridique. Hypothèse séduisante. Mais s’harmonise-t-elle avec les récits de la résurrection ? N’a-t-il pas fallu, à l’origine, des apparitions concrètes d’un corps identique à celui qui avait été déposé dans le tombeau ? Apparitions sans lesquelles ces réalistes qu’étaient les premiers chrétiens n’auraient pu croire. C’est à l’école de ces relations intermittentes, de ces matérialisations temporaires du Christ, que se sont élaborées les relations permanentes qui ont fondé l’Église chrétienne. Les apparitions du Ressuscité se sont prolongées le temps nécessaire pour affermir ces relations spirituelles, qui étaient seules appelées à durer. On a pu dire qu’elles étaient la seule manifestation apparente du monde invisible qui fût vraiment certaine. Normalement, l’Invisible atteste son existence au cœur, non aux sens.
Ce qui complique le problème, c’est la disparition du corps de Jésus. Mais il fallait que le corps du Maître disparût : sans quoi il eût été un obstacle irréductible à la foi des disciples. Comment a-t-il disparu ? S’est-il transformé ? S’est-il évanoui ? A-t-il été enseveli par des amis ? Enlevé par des adversaires ? Aucune hypothèse ne tient. Mais ce qui importe, ce n’est pas la survivance momentanée d’une matière appelée à disparaître : c’est l’identité personnelle du Christ, se maintenant à travers la mort.
Quel est, au point de vue spirituel, le rôle de la résurrection ? Quels en sont les effets ? Que son importance soit unique, personne ne le conteste. « Sans un acte divin intervenant dans la chaîne fatalement solidaire des générations, nous ne comprenons pas l’anneau qu’y forme la grande et sainte vie de Jésus, comme, sans résurrection, nous ne comprenons pas le développement historique du christianisme. » Ainsi s’exprime Auguste Sabatier (Encycl., art. cit.). « Il a été, dit l’apôtre Paul, livré pour nos offenses, il est ressuscité pour notre justification » (Romains 4.25). Est-ce un balancement littéraire, sans plus ? Calvin ne l’a pas pensé. Il montre en un raccourci saisissant que les deux termes sont inséparables : « Pourtant nous par-tissons tellement la substance de notre salut entre la mort du Christ et sa résurrection que nous disons : par la mort, le péché avait été détruit et la mort effacée ; par la résurrection, la justice établie et la vie remise au-dessus; et ce en telle sorte que c’est par le moyen de la résurrection que la mort a son efficace » (Inst. Chrét., II, 16.13). Pour comprendre ce raisonnement, il faut insérer un moyen-terme qui est la foi. Nous sommes justifiés par la foi. La résurrection déclenche la justification de l’homme parce qu’elle fait naître la foi dans son cœur. Si le Christ n’est pas ressuscité, la foi est vaine ; l’apôtre le dit : vaine, c’est-à-dire illusoire quant à son objet. Mais la résurrection du Christ est son élévation sur le plan mystique. C’est pourquoi Paul a pu dire : « Si nous avons connu le Christ selon la chair, ce n’est plus ainsi que nous le connaissons désormais » (2 Corinthiens 5.16).
Les Évangiles ne renferment pas moins de quarante et un miracles ou groupes de miracles. En les examinant de près, on a pu y pratiquer certaines réductions. L’oreille de Malchus, d’abord : guérison attestée par une source orale peu sûre (Luc 22.51). Puis les doublets de Matthieu Ici, il y a quatre aveugles au lieu d’un seul. Le démoniaque muet et le possédé aveugle et muet (Matthieu 9.33 ; Matthieu 12.22), qui tiennent chez Matthieu la place du démoniaque muet de Luc font double emploi. De même l’hydropique de Luc 14.2, et l’homme à la main sèche de Luc 6.6 et suivants. Il reste un nombre considérable de récits. Ils racontent toutes sortes de guérisons, et des plus extraordinaires qui soient, allant jusqu’aux guérisons de lépreux et aux résurrections.
D’abord les guérisons de démoniaques. Satan apparaît dans les Évangiles, comme l’auteur de maladies : des maladies nerveuses en particulier. Il est responsable de la paralysie (Luc 13.11 ; Luc 13.16), mais aussi du mutisme (Matthieu 12.22) ; de la cécité ; et même, de la fièvre en général (Luc 4.39). C’est une époque de terreur, où il semble que le démon ait tout envahi. Jésus considère que sa première tâche est de combattre Satan en libérant ses victimes. C’est un fait à l’abri de toute conteste. L’accusation des Pharisiens : « Il chasse les démons par Béelzébul » ne répondrait à rien si Jésus ne chassait pas les démons. Et l’histoire de l’exorciste qui chasse les démons au nom de Jésus (Luc 9.49 et suivant) prouve à quel degré de notoriété avaient atteint les guérisons de démoniaques opérées par Jésus. Les rabbins pratiquaient largement l’exorcisme. Il y avait là une thérapeutique très en vogue au temps de Jésus.
Exclure l’hypothèse du démon n’est pas aussi raisonnable qu’il pourrait le sembler, quand il s’agit d’un phénomène de double personnalité comme celui du démoniaque de Gadara (« Je m’appelle Légion, car nous sommes plusieurs » Marc 5.9). On conçoit très bien que des maladies mentales à crises intermittentes, sans lésions apparentes, aient été attribuées au démon, et que le malade lui-même en ait eu la persuasion (voir l’histoire de Gottliebin Dittus dans la Vie de Jean-Christophe Blumhardt : celui-ci a eu le sentiment d’une lutte, d’un véritable corps à corps, avec l’esprit du mal). Cette persuasion d’être l’esclave de Satan donne au malade des pensées infernales. Il y a là une obsession démoniaque, qui peut être chassée par l’intervention d’une personnalité forte et pure.
Il est certain que Jésus a voulu s’attaquer à ces maladies plus qu’à d’autres. Il y voyait une manifestation de l’esprit du mal, auquel il venait arracher son empire. L’action qu’il exerçait sur les démoniaques consistait d’abord à provoquer leur rage, dont les accès s’entremêlaient parfois de déclarations qui attestaient la clairvoyance subite de ces cerveaux en délire. « Tu es le Messie ! » criaient les démoniaques. Ils étaient seuls à le savoir. Ce témoignage des démoniaques a été contesté par certains critiques ; il n’a rien pourtant qui doive étonner. Ce mélange d’attraction et de répulsion qui caractérise l’attitude des démoniaques vis-à-vis de Jésus, atteste l’action qu’exerçait sur eux une personnalité supérieure absolument saine et unifiée.
Les Évangiles racontent en détail la guérison du démoniaque de la synagogue, à Capernaüm (Marc 1.23-28), celle du fou de Gadara (Matthieu 8.28 ; Matthieu 8.34 ; Marc 5.1-20; Luc 8.26-39) ; celle de l’enfant épileptique, à propos de qui Matthieu prête à Jésus ce propos : « Cette sorte de démon ne se chasse que par la prière et le jeûne » (Matthieu 17.21).
Jésus a guéri également, au témoignage des Évangiles, des maladies de la locomotion ou des organes des sens qui étaient mises parfois, elles aussi, de façon expresse sous la dépendance de Satan.
Notons la perte de sang guérie (Matthieu 9.20 ; Marc 5.25), la fièvre de la belle-mère de Pierre (Matthieu 8.14 ; Marc 1.30) et encore les guérisons des lépreux. Sur cette terrible maladie (dans sa forme nerveuse ou anesthésique), Jésus a exercé une influence. Des ulcères ont disparu en un instant sans laisser de traces. L’action de Jésus a provoqué le processus de guérison, avec le concours de la foi du lépreux.
Restent les résurrections. Dans le cas de la fille de Jaïrus, Jésus dit : « Elle n’est pas morte : elle dort » (Matthieu 9.24 ; Marc 5.39; Luc 8.52). On peut parler aussi du cas du fils de la veuve de Naïn (Luc 7.11 ; Luc 7.17). Reste l’histoire de Lazare.
De toute façon, l’extraordinaire tient une place considérable dans la vie de Jésus.
Le miracle, dans la tradition synoptique, n’est pas envisagé sous le même aspect que dans la tradition johannique. Celle-ci considère les miracles comme des signes de la puissance divine qui était en Jésus. Ce sont des moyens dont Dieu se sert pour accréditer Celui qu’il envoie. Par ces actes de puissance, le Christ manifeste sa gloire. Jean n’en raconte pas beaucoup ; mais ils ont tous une signification spirituelle et un caractère merveilleux. Pas de guérisons de démoniaques. Un aveugle-né ; un paralytique qui est là depuis trente-huit ans (Jean 5.5) ; un mort qui est depuis trois jours au sépulcre ; enfin, des transformations de substance : les noces de Cana, la multiplication des pains. À la lumière de ces actes, Jésus apparaît comme le roi de la nature, l’Être divin qui, dans son humilité apparente, continue de manifester sa gloire. Il en est autrement de la tradition synoptique. Celle-ci laisse de côté les leçons spirituelles qu’on peut retirer de tel ou tel miracle. Ce ne sont pas des symboles, des illustrations de vérités spirituelles. Ce sont des actes de charité.
Jésus a une puissance divine qui est en lui, qui peut même se manifester sans qu’il l’ait voulu, comme un simple rayonnement de son être (Marc 5.30). Cette puissance, il se refuse à l’employer pour lui-même. S’il la fait servir généreusement à soulager la souffrance humaine, c’est par pure charité, sans aucun dessein d’utiliser ses guérisons à fonder sa royauté. Au contraire, il fait ce qu’il peut pour que les bénéficiaires de son initiative miséricordieuse gardent le silence sur son intervention, quand celle-ci est particulièrement extraordinaire (guérison d’un lépreux, rappel à la vie de la fille de Jaïrus). Sauf dans le cas du possédé de Gadara, il ne songe pas à prendre de telles précautions quant aux guérisons de démoniaques. Elles sont un élément normal de son ministère. Elles sont dans la ligne de son programme, puisqu’il vient combattre Satan. Et, sans doute, elles ont contribué à lui amener les foules ; mais ce n’était pas le but qu’il poursuivait.
Il y a encore d’autres miracles de Jésus : des manifestations d’une force qui contredit apparemment la nature, et qui l’oblige à servir ses desseins. Il y a notamment la tempête apaisée (Marc 4.35 ; Marc 4.41), la multiplication des pains (Marc 6.30-44), la marche sur les eaux (Marc 6.47 ; Marc 6.52). Quant aux miracles de guérison, la réponse de Jésus aux envoyés de Jean-Baptiste semble indiquer qu’il leur attribuait parfois une valeur apologétique (Matthieu 11.2-6; Luc 7.18-23). Certains auteurs ont essayé de spiritualiser cette énumération des œuvres de miséricorde accomplies par Jésus. Sans doute, on peut entendre métaphoriquement ce qui est dit des sourds qui entendent et des aveugles qui recouvrent la vue. Mais quand il est question des œuvres du Messie, il est malaisé de ne pas entendre les choses au sens littéral. Les choses extraordinaires dont Jésus parle font songer à la prophétie d’Ésaïe (Ésaïe 61.1). Il annonce donc au Baptiste :
Les frontières du réel, en ce temps-là, ne sont pas rigoureusement circonscrites. On vit dans la croyance au merveilleux. La foi peut à tout instant se développer sans être contrariée par la froide raison. Et cette acceptation de l’extraordinaire fait reculer les limites du possible. À cela, il faut ajouter l’action d’un être saint.
Si des personnalités consacrées à leur idéal, et agissant avec la force que leur donnait la communion du Sauveur, telles que Jean-Christophe Blumhardt, le curé d’Ars, le P. Jean de Cronstadt, ont pu au siècle dernier accomplir des guérisons miraculeuses, comment ne pas admettre que Jésus ait possédé un tel don ? Il ne guérissait pas d’après un plan prémédité. Parfois, il semble qu’il n’ait guéri qu’à regret, et comme contraint par les requêtes dont il était assiégé. Ses miracles étaient des actes d’amour, qui manifestaient sa charité humaine et non sa gloire divine. En général, il agissait sans le secours de remèdes matériels, par sa seule volonté, et au besoin à distance : ainsi dans le cas du serviteur du centurion (Matthieu 8.5; Luc 7.2), dans celui de la fille de la Cananéenne (Marc 7.24-30). Parfois cependant, il a employé des remèdes d’aspect matériels : ainsi, la salive, pour guérir l’aveugle (Marc 8.22 ; Marc 8.26) et le sourd-muet (Marc 7.31-37). Avec ou sans remède apparent, c’était la foi qui agissait. Il nous est dit qu’à Nazareth, il ne put guérir personne « à cause de leur incrédulité » (Marc 6.1 ; Marc 6.6). Là-bas, il était le « fils de Joseph ». Il lui est arrivé de guérir à cause de la foi de ceux qui assistaient un malade. Mais il n’est pas dit que le malade n’ait pas partagé la foi des siens.
Il est remarquable que la critique rationaliste admette aujourd’hui la possibilité de guérisons merveilleuses, du moment où la confiance du malade y peut jouer un rôle. Les guérisons des démoniaques (en désignant par ce nom des malades atteints d’affections nerveuses et de troubles cérébraux) ne font de doute pour personne.
Le terme de parabole est employé sans explication dans les Évangiles, à propos de l’enseignement de Jésus. Marc dit, par exemple : « Il leur donnait beaucoup d’enseignements en paraboles » (Marc 4.2).
Le mot grec parabole est une traduction de l’hébreu mâchai
Le machal est une forme de discours dans laquelle on fait une comparaison ; parfois une sentence très courte, comme celles que nous trouvons dans les Proverbes. Salomon, nous dit le livre des Rois, en a prononcé trois mille (1 Rois 4.32). Or, les évangélistes ont confondu la parabole grecque, qui est une énigme, avec le machal. Ceci apparaît clairement chez Jean, où l’on voit Jésus s’exprimer d’une façon symbolique et les disciples lui dire : « Maintenant, tu parles ouvertement, tu ne dis pas de paraboles » (Jean 16.29).
Déjà, chez Marc, nous trouvons le refrain : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! » et la terrible parole : « Afin qu’en voyant de leurs yeux, ils ne voient point, qu’en entendant de leurs oreilles, ils n’entendent point » (Marc 4.12) Quand il est dit que Jésus, après avoir exposé publiquement sa doctrine en forme de paraboles, expliquait tout en privé à ses disciples (Marc 4.34), ceci montre bien que les paraboles sont considérées comme des allégories, c’est-à-dire comme des discours figurés qui présentent à l’esprit un sens caché sous le sens littéral (définition de Darmesteter-Hatzfeld).
En réalité, les paraboles sont tout autre chose. Ce sont des comparaisons, des exemples, qu’il faut prendre dans leur sens naturel. Elles font intervenir des personnages, des situations qui peuvent être réels. La leçon a en tirer est en général spirituelle.
Les fables, au contraire, peuvent faire intervenir des animaux, des végétaux, et les faire discourir dans des situations imaginaires. La leçon a en tirer est en général morale. Le type de l’allégorie, c’est le Voyage du Chrétien, ou encore le Roman de la Rose, où les vertus et les vices sont figurés par des personnages. Les allégories ont besoin d’explication. Or, nous comprenons les paraboles sans explication. Deux paraboles seulement sont expliquées dans les Évangiles : le Semeur et l’Ivraie ; et l’explication est superflue.
L’allégorie est chose savante et artificielle. On s’y donne beaucoup de mal pour peu de résultat. Jésus n’avait pas le temps de composer des allégories. L’image, pour faire son effet, doit être comprise : au sens propre dans la parabole, au sens impropre dans l’allégorie. En style allégorique, il sera parlé du levain des Pharisiens ; en style parabolique, du levain qui fait lever toute la pâte. La parabole n’a pas à être résolue comme une énigme. Elle a pour mission de faire pénétrer une idée en la rendant en quelque sorte sensible. Elle n’a pas à être interprétée, mais appliquée.
On distingue, dans les Évangiles, trois sortes de paraboles.
Il y en a une trentaine qui sont de simples comparaisons ; l’aveugle qui veut conduire un autre aveugle (Matthieu 15.14) ; la lumière sur le chandelier (Marc 4.21) ; l’œil qui est la lumière du corps (Matthieu 6.22), les vieilles outres et le vieil habit (Marc 2 : et suivant) ; l’arbre et les fruits (Matthieu 7.16-20 ; Matthieu 12.33-37), etc.
Viennent ensuite les paraboles proprement dites. Ici, il ne s’agit plus de choses qui arrivent constamment, mais d’histoires composées dans un dessein didactique. Le principe fondamental dont elles s’inspirent, c’est l’unité du monde spirituel et de la nature. Les lois de la vie trouvent leur explication dans l’ordre religieux. C’est ce qui fait la supériorité des paraboles de Jésus sur celles des rabbins et même sur celles de l’Ancien Testament (cf. 2 Samuel 12.1 ; Ésaïe 5.1 ; Ésaïe 5.7). Les paraboles ont été prononcées dans des circonstances déterminées que nous ignorons, d’où certaines obscurités. La tâche du lecteur est de dégager l’enseignement central, au lieu de se perdre dans des détails qui sont là pour encadrer la leçon et non pour disperser la signification de l’histoire.
Ceci étant, les paraboles proprement dites sont :
En troisième lieu, nous trouvons dans les Évangiles une série de récits dont les données sont déjà d’ordre religieux, et qui sont propres, tels quels, à servir d’exemple. Ils démontrent une vérité générale en racontant une histoire particulière.
Il faut mentionner enfin les allégories de Jean (Jean 10.1-16 ; Jean 15.1).
Les premiers chrétiens ont tenu les paraboles pour des allégories. C’étaient des Juifs. L’endurcissement de leur peuple, qui avait persisté malgré l’enseignement si populaire de Jésus, leur sembla un tel mystère, qu’ils ne purent se l’expliquer que par une intention divine (c’est la théorie de l’apôtre Paul dans Romains 11.7 ; Romains 11.10). Ce qui était une conséquence non voulue devint une fin poursuivie, conforme à l’ordre providentiel. C’est ainsi qu’on a entendu une parole de Jésus sur le mystère du Royaume de Dieu Elle a été mise en rapport avec une parabole qui n’avait rien de mystérieux : le Semeur.
Que l’allégorie se soit glissée de très bonne heure dans les paraboles, que Jésus lui-même y ait eu recours, c’est ce dont on ne peut guère nier la possibilité. On sait l’opinion très catégorique de l’homme le plus compétent en la matière, Adolf Julicher. « Jésus, dit-il, n’a négligé aucun moyen de faire pénétrer la Parole de Dieu dans le cœur de ses auditeurs ; seule, l’allégorie, qui ne révèle pas mais qui cache, qui n’unit pas mais qui sépare, qui ne convainc pas mais qui repousse, — le plus clair, le plus puissant, le plus simple de tous les orateurs ne pouvait l’utiliser pour ses fins. »
C’est très juste en principe ; un peu exagéré toutefois. Même dans la parabole du Semeur, il n’est pas absolument nécessaire que des graines tombent parmi les épines, d’autres sur le sol pierreux. C’est déjà l’allégorie qui commence. Les invraisemblances que renferment certaines paraboles sont le résultat de l’allégorisation du thème initial. Ainsi, quand le roi de la parabole fait la guerre aux gens qui ont décliné son invitation, et brûle leur ville (Matthieu 22.7) ; ou quand l’homme qui n’a pas d’habit de noces est jeté dans les ténèbres du dehors, parmi les pleurs et les grincements de dents (Matthieu 22.13). C’est être trop puriste que de dire : Jésus n’a pu raconter cela.
Quoi qu’il en soit, la valeur esthétique des paraboles est incomparable. S’il s’y trouve des traces d’adaptation à l’usage catéchétique, ou des ornements qui sont le fait des traducteurs, ce que le travail de la critique en dégage, c’est un pur diamant. Le genre littéraire existe ailleurs ; mais il n’y a qu’à comparer les paraboles chrétiennes aux fables du Lotus, produit de l’imagination démesurée du monachisme bouddhique, ou aux froides allégories des rabbins, pour apercevoir le caractère unique des paraboles de l’Évangile.
Il ne paraît pas indiqué de grouper les principaux thèmes de l’enseignement de Jésus autour de la rubrique générale du Royaume de Dieu (voir article). Ce terme n’est pas nouveau à l’époque (sans être d’une application courante), et il n’est pas ce qu’il y a de plus central dans l’Évangile. Sans doute, Jésus a parlé de la royauté de Dieu. Il l’a appelée de ses prières. Il a considéré que c’était sa tâche d’en préparer la venue. Mais cela, Jean-Baptiste l’avait pensé avant lui. Pourtant, Jean-Baptiste appartenait encore au passé. En quoi consistait donc l’ère nouvelle ?
Devait-elle apporter à l’humanité un Dieu nouveau ?
Oui et non (voir Goguel, Le Dieu de Jésus, Paris 1929). L’apologie d’autrefois attribuait à Jésus, sans aucune réserve, la révélation du Dieu Père. Il y avait là une grosse exagération. Le mot Père est familier au rabbinisme tout comme à l’ancien Israël. Toutefois, dans le langage des Juifs, il comporte une idée de souveraineté qui paraît étrangère à l’Évangile, ou du moins, qui reste à la surface des choses. Le Père, dans le judaïsme, c’est le monarque divin. « Un fils honore son père, dit Malachie ; un serviteur, son maître. Si je suis Père, où est l’honneur qui m’est dû ? » (Malachie 1.6). Les termes de Père et de Roi alternent dans la grande prière juive, le Chemoné Esré. Sans doute, l’individualisme religieux a fleuri chez les prophètes et dans les Psaumes. On trouve chez eux l’expression classique de la foi et de l’amour pour Dieu. Toutefois, chez les plus grands, la note dominante est celle de la vision d’Ésaïe : l’effroi devant le mystère ; et c’est plutôt, pour emprunter le langage d’un théologien d’aujourd’hui, le mystère qui fait trembler que ce n’est le mystère qui fascine. Le Dieu des prophètes, c’est le Dieu personnel et saint.
Tel est aussi le Dieu de Jésus. Et, en ce sens, Jésus est bien l’héritier de l’Ancien Testament. Mais il ajoute une note d’intimité qui le caractérise. Il n’y a pas, dans les Évangiles, une doctrine de Dieu, bâtie suivant les règles de la logique. Il y a Dieu. Élaborer une théodicée ? À quoi bon ? Jésus vit de Dieu. Et son Dieu, le Dieu proche, le Dieu qui est amour, est autre chose encore que le Dieu personnel et saint. Dieu est le Père. Cette expression a perdu tout caractère national. Elle ne comporte plus aucune limite ethnique. L’amour de Dieu s’étend à toutes ses créatures. Il déborde les cadres de l’humanité : il s’intéresse aux moineaux et aux fleurs des champs. À plus forte raison Dieu se soucie-t-il des êtres faits à son image, et ceci, sans aucune restriction. Évidemment, il y a la parole : « Je ne suis envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » (Matthieu 15.24). Il y a l’avertissement aux envoyés de Jésus : « N’allez pas chez les païens. N’allez pas chez les Samaritains » (Matthieu 10.5). Question de méthode, de sage division du travail, économie des forces qui ne doivent pas se disperser en vain ; mais sans rien qui vienne circonscrire l’horizon de Dieu et limiter ses ambitions aux possibilités actuelles de son Envoyé.
Il y aura des étapes dans la conquête du monde par Dieu. Le premier objectif, c’est Israël. Les enfants d’Abraham ont dans le cœur du Père un droit de primogéniture. Mais la foi des païens efface tous les intervalles. « Il en viendra d’Orient et d’Occident, du nord et du Midi, qui seront à table avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des Cieux » (Matthieu 8.11). Cette foi, Jésus l’a constatée chez la Cananéenne (Marc 7.26 et suivants) comme chez le centurion de Capernaüm (Matthieu 8.5 et suivants). Il l’a admirée, et sans doute elle a découvert devant lui les perspectives de l’avenir missionnaire. L’Évangile de Jésus n’accorde, dans son principe, aucune place aux considérations ethniques. Celui qui fait la volonté du Père montre par là qu’il est un enfant du Père et un frère de Jésus (Matthieu 12.50 ; Marc 3.35). Et si le Père est bien le Berger qui cherche sa brebis perdue, n’est-ce pas faire entendre qu’à ce droit de primogéniture succède une préférence accordée à la souffrance humaine, et même au péché de l’homme, sur la justice des satisfaits ?
L’unité de cette doctrine est si forte, que l’occasion de pécher, la tentation elle-même, se trouve dans la dépendance de ce pouvoir dominateur, à la fois saint et aimant, d’un Dieu qui conserve en toutes choses l’initiative souveraine. Mais toutefois, cette unité n’est qu’apparente, car Dieu est l’Être saint qui a horreur du mal. Il est le Berger qui va chercher sa brebis au désert : ce n’est pas lui qui la mènerait aux abîmes. Son initiative s’exerce dans le sens du salut de l’homme : elle est incompatible avec un entraînement au mal. Sans doute, il faut admettre ici la possibilité d’une permission. Dieu peut permettre que l’homme tombe dans la tentation, comme il peut permettre que le moineau tombe du nid. Son action s’exerce toujours dans le sens du bien. Il peut laisser libre cours au mal ou à la souffrance ; ce n’est pas qu’il les veuille. Sa volonté se confond avec celle de Jésus qu’il envoie. Jésus lui obéit : or, son obéissance le porte à combattre la souffrance sous toutes les formes. C’est sa mission.
On voit ce qu’il faut penser de l’« optimisme » évangélique. Sans doute, Jésus montre l’amour de Dieu se révélant dans la nature. Au règne du caprice ou de la fatalité se substitue le règne de l’amour. Jésus retrouve les traces de la sagesse et de l’amour du Père dans l’éclat des lis des champs, qui sont les anémones rouges des printemps galiléens, comme dans l’humble existence des oiseaux du ciel, que le Père céleste nourrit. « Deux moineaux, demande-t-il, ne se vendent-ils pas un sou ? et il n’en tombe pas un seul à terre, sans votre Père… Ne craignez donc rien : vous valez plus que beaucoup de moineaux » (Matthieu 10.29-31). Si Jésus ne retient ici que l’aspect lumineux des choses, c’est qu’il interprète la nature qui l’environne à la lumière de sa propre vie intérieure. Mais il n’ignore pas les aspects sombres de la réalité. Son optimisme est fait non d’ignorance, mais de confiance en Dieu, dont l’amour aura le dernier mot. Le monde des paraboles nous montre Lazare agonisant sur les marches du palais du riche ; ou encore, le serviteur à qui son maître a remis sa lourde dette, prenant à la gorge son compagnon de service, et lui disant : Paye ce que tu dois ! Il y a dans ce monde des scandales, et d’une telle portée, qu’il faudrait mettre une meule au cou de l’auteur du scandale, et le jeter au fond de la mer (Matthieu 18.7). Il y a des cambrioleurs qui percent les maisons (Matthieu 24.43; Luc 12.39), et des attaques à main armée, le long des routes (Luc 10.30). On y voit des tyrans, qui exigent de ceux qu’ils oppriment le titre de bienfaiteurs (Luc 22.25 et suivant). C’est un monde où les oiseaux ne tombent pas du nid sans l’intervention du Père ; mais dans ce monde, on emprunte de gré ou de force (Matthieu 5.42), on trompe, on vole, il y a entre proches des conflits d’intérêts ; les faits-divers sanglants s’y multiplient (Luc 13.3 et suivant). Même les transformations apparentes des âmes ne préservent pas des rechutes (Matthieu 12.43-45). Mais c’est un monde derrière lequel Dieu est à l’œuvre. Il ne préserve pas les siens de la souffrance : au contraire, les persécutions seront leur lot ; mais ils ne doivent pas craindre ceux qui peuvent tuer le corps et ne peuvent tuer l’âme. Le seul qu’il faille craindre, c’est celui qui peut perdre l’âme et le corps dans la géhenne (Matthieu 10.28). Les adversaires de Jésus pourront torturer ses disciples : ils ne les sépareront pas de Dieu.
On s’est demandé si Jésus considérait la filiation divine de l’homme comme d’ordre naturel ou s’il l’envisageait comme un état surnaturel, auquel on arriverait par le libre choix de Dieu. Est-on fils de Dieu par grâce ou par nature ? Les penseurs qui font de l’homme un fils de Dieu sont les représentants de la sagesse grecque. Le judaïsme n’envisage pas ainsi les choses : il place Dieu trop haut et trop loin. Et Jésus, qui vit de cette réalité immédiate qu’est la présence de Dieu en lui, reste sur le terrain du judaïsme en affirmant le choix de Dieu qui fait de l’homme son fils (Luc 10.20). Ici, ce n’est pas la nature de l’homme qui intervient ; c’est le pardon de Dieu.
Quelle opinion l’Évangile a-t-il de la nature humaine ? Il la met aussi haut que possible. L’enthousiasme de Jésus, quand il parle de l’homme, surpasse celui du psalmiste s’écriant : « Tu l’as fait à peine inférieur à Dieu : tu l’as couronné de gloire et de magnificence » (8.6). « Que servirait à un homme de gagner le monde entier, demande Jésus, s’il perdait son âme ? Que peut donner un homme en équivalent de son âme ? » (Marc 8.36 et suivant). Si l’équivalent de l’âme n’existe pas, c’est qu’elle est fille de Dieu.
Ceci ne s’accorderait guère avec cette extrême dépréciation de l’homme qui est impliquée dans la doctrine du péché originel. Et de fait, cette doctrine ne se trouve pas dans l’Évangile. Jésus dit : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (Matthieu 9.13 ; Marc 2.17; Luc 5.32). On s’est demandé si ce n’était pas ironie. Mais ce qui, sûrement, n’est pas une ironie, c’est cette autre parole : « L’homme de bien tire de bonnes choses de son bon trésor ; mais le méchant tire de mauvaises choses de son mauvais trésor » (Matthieu 12.35). Il y a donc des gens de bien. C’est que l’Évangile ne fait pas sur la nature humaine des théories abstraites. Il observe les faits. Il constate qu’il y a des actes de vertu. Il admet l’existence d’un œil intérieur (Matthieu 6.23), qui n’est pas nécessairement obscurci. Il ne dit pas, comme le dira l’apôtre Paul, que la Loi est là pour donner la connaissance du péché. Il croit à la possibilité de satisfaire, dans tel cas déterminé, aux exigences de la Loi. À celui qui l’interroge sur les conditions de la vie éternelle, Jésus dit : « Fais ceci, et tu vivras » (Luc 10.28). Il envisage même la possibilité, pour ses disciples, de surpasser la justice des Scribes et des Pharisiens (Matthieu 5.20).
Mais il n’excepte personne de la nécessité de la repentance. Il reprend l’enseignement qui était celui des prophètes, et auquel le message du Baptiste a donné un relief nouveau. Il y a entre sa personne et celle de Jean un contraste extérieur ; mais vis-à-vis de l’âme, il a les mêmes exigences. Il est venu sauver ce qui était perdu, et il dit à ses auditeurs : « Si vous ne vous repentez, vous périrez tous » (Luc 13.2 ; Luc 13.5). On ne voit nulle trace dans l’Évangile d’une morale fadement sentimentale, annonçant un pardon sans repentir. Jésus vient dans des temps tragiques, et sans doute, pense-t-il, à la fin des temps. C’est pour son peuple la dernière occasion de se convertir avant la ruine. Sa prédication se rapporte toute à la repentance. Ses guérisons elles-mêmes ont pour but de remuer dans les âmes le regret de leurs fautes et de leur communiquer une terreur sacrée, en leur donnant la sensation que le divin s’est approché d’elles. Si Tyr et Sidon avaient été témoins de ces choses, « elles se seraient repenties en prenant le sac et la cendre » (Matthieu 11.21).
Jésus veut qu’on passe par la porte étroite et le chemin étroit. Et il insiste sur le petit nombre de ceux qui y passent (Matthieu 7.13; Luc 13.23). Son optimisme se résout ici en pessimisme. Mais il exerce sur ceux qui l’écoutent une action thérapeutique, au sens moral comme au sens matériel. Il pardonne les péchés. Et dans ce pardon, il y a plus qu’une simple façon d’absoudre le péché. Il le guérit par la parole de pardon elle-même. Ainsi, il sauve (le mot araméen akhi, que Jésus a employé, signifie donner la vie : soit celle du corps, soit celle de l’âme). En tout ceci, il y a une foi puissante en l’humanité, même morte : Jésus affirmant qu’il peut promouvoir, effectivement, ceux auxquels il s’adresse, à la dignité de fils de Dieu.
Dans cette phase de sa prédication, Jésus ne subordonne à aucune condition la réconciliation de l’homme avec Dieu. Il fait entendre aux hommes l’appel de l’amour divin, et cela suffit. Mais il faut passer par une crise. Et cette crise est une mort. Il faut mourir à soi, pour renaître. Le commentaire naturel des Synoptiques, c’est la parole que le Christ johannique adresse à Nicodème : « Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le Royaume de Dieu » (Jean 3.3). Il n’y a ici aucune complaisance envers le mal. La vie humaine est un drame où le ciel et l’enfer s’affrontent.
La repentance dont il est question dans l’Évangile, la techoubâ, était envisagée par les rabbins comme la condition du salut. Le judaïsme n’avait pas une doctrine formelle du péché originel. Il considérait que le cœur de l’homme était le théâtre d’un conflit entre le bon penchant (jézer hattôb) et le mauvais penchant (jézer hâra). Mais, étant donnée la faiblesse invétérée de l’homme, l’instinct mauvais dominait. Le judaïsme, dès lors, percevait le tragique de la vie. Seulement il y associait la pénitence, qui, selon lui, préexistait au monde, et pouvait restituer à l’homme sa gloire perdue. La synagogue concentrait son effort de pénitence sur la fête de Kippour. Là, par le moyen de la confession et du jeûne, le peuple effaçait ses péchés. À cette nécessité de la repentance, Jésus n’a rien changé. Mais il a intériorisé la pénitence. Loin d’en faire un ensemble d’actes extérieurs, il y a vu l’acte initial et essentiel par lequel l’âme se tourne vers Dieu. S’il ne confirme pas le rite ancien, c’est qu’il se met d’emblée sur un autre terrain. Ce qu’il veut provoquer, c’est un sentiment plus qu’un acte rituel, et il n’attend pas pour cela la fête de Kippour.
La pénitence, d’ailleurs, ne saurait suffire. La dette contractée par l’homme vis-à-vis de Dieu est de telle nature, qu’elle ne peut être réglée par des prestations. Il y faut le pardon de Dieu. Ce pardon laisse subsister l’offense dans sa gravité tragique. Elle ne saurait être réparée par la bonne volonté de l’homme : il faut pour l’effacer un miracle de la grâce. Mais le pardon que Dieu offre au pécheur est instantané et complet. Il est gratuit. Si l’enfant prodigue a offert de réparer sa faute en acceptant d’être traité comme un journalier de son père (Luc 15.19), on ne voit pas que le père ait songé à accepter cette réparation. Le pardon divin apparaît illimité. Tel doit être, pratiquement, le pardon que l’homme accorde à l’homme. Or, le repentir de l’homme est déjà une réponse à l’initiative divine, c’est une décision que l’homme prend de se confier à la grâce d’un Dieu de miséricorde. « Ta foi t’a sauvé ». Dans cette déclaration de Jésus aux malades de l’âme comme aux malades du corps, tout est contenu. La délivrance vient de Dieu : il a la volonté de guérir, comme il a celle de pardonner. Cette loi du pardon, que Jésus va proclamer comme devant régir désormais les relations humaines, elle est valable pour Dieu avant de l’être pour l’homme.
Ainsi, Jésus n’affaiblit rien des exigences divines. Il affirme l’universelle obligation de la pénitence. Mais ce n’est pas sur elle qu’il compte pour sauver, c’est sur la miséricorde infinie qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants et qui, lorsque l’homme répond à son initiative, fait de lui un fils de Dieu, le rétablissant dans sa dignité perdue. L’Évangile n’a rien de cette fadeur souriante que lui attribuaient volontiers ceux qui ont parlé de l’idylle galiléenne. C’est un appel à la conscience, poussé en des temps tragiques. Il faut que l’âme se décide pour ou contre Dieu. L’alternative, c’est la mort ou la vie. L’enseignement des deux chemins existait dans le judaïsme. Mais ici, nous n’avons pas affaire aux exhortations d’un moralisme assez plat. Nous sommes devant la révélation d’un Dieu de pardon. Elle emprunte sa solennité aux catastrophes pressenties du peuple élu. Le pardon de l’homme prend modèle sur le pardon de Dieu. La dette humaine est sans limites. Ce sont les dix mille talents (Matthieu 18.24), c’est la somme que le débiteur ne trouvera jamais. Mais Dieu consent à se contenter du repentir. L’Évangile constate que la faiblesse humaine est sujette à des rechutes. Il ne place pas l’homme devant un pardon unique, mais devant une volonté constante de pardonner (Matthieu 18.21, cf. Luc 17.3). Toutefois, l’acte initial de pardon produit une guérison. Et Jésus dit au malade comme au pécheur : « Ta foi t’a sauvé. » « Tes péchés te sont pardonnes. » (Matthieu 9.22 ; Marc 5.34 ; Marc 10.52; Luc 7.48 ; Luc 7.50 ; Luc 17.19).
Jésus demande à ses auditeurs, pour que son œuvre de salut s’accomplisse, la foi. C’est elle qui rend la repentance efficace ; car il n’est pas de repentance sans la croyance à la possibilité de la guérison, et c’est cette croyance qui est la foi. La foi suppose-t-elle de plus un élément purement intellectuel ? On l’a contesté, en se fondant sur l’histoire de la pécheresse pardonnée (Luc 7.36-50). Il est certain que Jésus, en principe, ne demande pas à son disciple autre chose que de croire au pardon. Mais c’est beaucoup. Croire au pardon, au sens où Jésus l’entend, c’est croire à un pardon qui est une guérison de l’âme : c’est affirmer un miracle de Dieu. Et ceci suppose une grande confiance en Jésus, qui assure l’homme de son pardon. Jésus dit que, si l’on a de la foi gros comme un grain de moutarde, et qu’on dise à cette montagne : « Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer », elle s’y jettera (Matthieu 17.20; Luc 17.6). On ne voit pas comment une foi qui développe une telle puissance se passerait d’éléments intellectuels. Cette foi suppose, non que l’on entende manœuvrer Dieu à sa guise, mais qu’on s’appuie à la volonté divine considérée comme sage et aimante, et qu’on ait, en somme, Dieu derrière soi. La foi de l’Évangile qui a Jésus pour sujet, disent certains, est distincte de la foi de l’Évangile qui a Jésus pour objet. Mais lorsqu’il est question de la foi, elle a toujours pour objet Jésus, ou Dieu à travers Jésus.
Comment cette relation entre Dieu et l’âme va-t-elle s’affirmer dans la vie quotidienne ? L’exemple de Jésus le montre. Si le christianisme est, comme l’a dit un théologien, « la religion de la prière », c’est l’œuvre de Jésus. Il n’y a pas de point où il ait davantage innové. Partout ailleurs (sauf dans le Psaume 73), la prière tend à utiliser la puissance divine pour l’accomplissement des desseins de l’homme. Elle se sert du Dieu qu’elle sert. Pour agir plus efficacement sur lui, elle multiplie les « vaines redites ». Il en est ainsi, très particulièrement, en Israël. Qu’on songe au Chemonê Esré, la grande prière de la Synagogue, dont les dix-huit demandes sont répétées trois fois par jour… « Celui qui fait de longues prières, disait un rabbin, ne reviendra pas à vide ». La prière juive est une œuvre méritoire. L’Oraison dominicale, par sa brièveté même, traduit admirablement la relation filiale que Jésus est venu créer entre l’homme et Dieu.
Ce ne sont pas les paroles qui sont nouvelles. Elles ont des parallèles dans les prières de la Synagogue. C’est l’attitude qui est nouvelle. Tous les éléments artificiels de la prière juive ont disparu. La prière est une adhésion à la volonté du Père. Elle élève l’âme sur le plan divin ; elle la met à l’unisson des intentions du Père ; et par là, elle fraye la voie au Règne de Dieu. Hoeffding a pu dire que la prière de Gethsémané était la parole religieuse la plus profonde qui ait jamais été dite. Ce n’est pas seulement à Gethsémané que Jésus a dit cette parole. Elle est un élément de l’Oraison dominicale. Celle-ci est donc bien la prière personnelle de Jésus. Il a pu demander, en communion avec la race humaine qu’il venait sauver, et pour elle, le pardon. Avant tout, il est question ici de Dieu et de son Règne. Mais on voit bien que ce n’est pas la révolution cosmique qui est au premier plan. C’est la souveraineté actuelle et intérieure du Père céleste, qui doit s’achever par la transfiguration de l’univers. L’Oraison dominicale n’est pas seulement adhésion à la volonté divine. C’est une requête. La prière peut modifier les desseins de Dieu ; elle entre en ligne de compte dans ses délibérations. C’est le paradoxe de la prière chrétienne que, tout en faisant à Dieu le sacrifice de ses désirs, elle lui demande de les exaucer. Elle est une requête, et une requête ardente, comme le montrent les paraboles de l’ami importun (Luc 11.6-8) et de la veuve qui supplie le juge inique (Luc 18.1-5). Mais elle est une requête filiale, où l’imploration se soumet d’avance à la volonté mystérieuse du Père.
La prière est donc autre chose, encore, qu’une méditation sur l’amour de Dieu. Assurément, l’oraison d’union y tient une grande place. Marie a choisi la bonne part (Luc 10.42). Mais la prière peut être aussi une demande, et qui va jusqu’à l’importunité (Luc 11.8 ; Luc 18.5). Cette demande, toutefois, est déjà intercession. Elle est une force active au service du Règne de Dieu. Et il n’y a pas de doute que Dieu ne veuille se servir de la requête des hommes pour hâter son intervention dans l’histoire. Il ne s’agit donc pas de soumettre la volonté de Dieu à celle de l’homme, mais de faire collaborer l’homme à la réalisation des plans de Dieu. La prière ainsi entendue crée entre Dieu et l’homme un accord, qui est décrit dans la parabole de l’Enfant prodigue. « Mon enfant, dit le Père au fils aîné, tu es toujours avec moi, et tout ce que j’ai est à toi » (Luc 15.31). Telle est la situation de l’homme vis-à-vis de Dieu. Il n’y a pas moyen d’en concevoir une plus haute.
Quel est maintenant le rôle du culte, selon l’Évangile ? Dans la religion de l’Esprit, telle que la professe Jésus, le Temple tient-il encore une place ? L’entretien avec la Samaritaine ne laisse guère d’avenir aux sanctuaires terrestres ; et il est permis d’y voir l’interprétation légitime des sentiments de Jésus. Il a prédit la ruine du Temple, s’abîmant dans la catastrophe qu’il voyait prête à fondre sur son peuple, et le seul crime qu’on ait pu lui reprocher avec quelque fondement, semble-t-il, c’est d’avoir annoncé l’édification d’un sanctuaire nouveau qui serait son œuvre et dont l’établissement coïnciderait avec sa manifestation glorieuse.
Toutefois, l’histoire de Jésus commence dans le Temple, par une profession d’attachement enthousiaste à la maison du Père. Ensuite, les seuls points d’attache auxquels on puisse agrafer les phases du ministère de Jésus, ce sont les fêtes religieuses. Évidemment, les Évangiles, ne nous disent pas que Jésus soit venu au Temple en pèlerinage. Ils ont fait crédit en cela à l’intelligence du lecteur. Dans l’épisode où Luc montre Jésus pleurant sur Jérusalem (Luc 19.41 et suivants), le Temple domine le paysage, et il n’y a pas de doute que la vue du splendide édifice, dont Jésus entrevoit la destruction, ne lui fasse verser des larmes. Jamais il n’a désavoué le Temple. Il n’a combattu nulle part la religion du sacrifice ; il a seulement dit, reprenant un thème de la religion prophétique, que la miséricorde valait mieux (Matthieu 9.13 ; Matthieu 12.7). Il a fréquenté le Temple, et, s’il a attiré sur lui la mort, c’est pour avoir voulu purifier la maison du Père du commerce impie qui en faisait une caverne de voleurs (Marc 11.17).
En tout cela, il est resté un fils pieux de la grande tradition d’Israël. Mais pour lui, qui trouvait Dieu sur la montagne solitaire, et à qui le spectacle des foules donnait plus de sujets de scandale que d’édification, le culte du Temple était à la périphérie de la religion, au lieu d’en former le centre. Désormais, la présence divine n’est plus réalisée exclusivement dans le Temple. La chambre dont un enfant de Dieu ferme la porte avant de prier est un sanctuaire du Dieu vivant (Matthieu 6.6). Ce n’est donc pas une religion nouvelle qui se crée, en hostilité à l’autre. C’est l’axe de la religion qui se déplace. Le sacré n’est plus extérieur à la VIe sociale ; il en devient l’âme, étant associé à toutes ses manifestations.
Comment la sainteté va-t-elle se réaliser ? Y faudra-t-il employer des moyens extérieurs ? Jésus ne méprise pas les œuvres prescrites par ses contemporains. Il n’ordonne pas le jeûne à ses disciples, et ils ne le pratiquent pas (Matthieu 9.14). Lui-même ne le pratique pas davantage (Matthieu 11.19; Luc 7.34) ; mais il admet qu’on y ait recours comme à une méthode d’hygiène spirituelle, à condition de ne penser qu’au bien de son âme et de se refuser systématiquement à se servir de ses pratiques d’ascétisme pour faire impression sur les hommes (Matthieu 6.16 ; Matthieu 6.18). De même Jésus prescrit l’aumône, mais il la veut discrète, ignorée des hommes, connue de Dieu seul (Matthieu 6.2-4). Il fait une place, et quelle place ! à la prière, mais en lui ôtant tout ce qu’elle a d’extérieur, et jusqu’à l’apparence d’une contrainte exercée sur la divinité (Matthieu 6.6-8).
Ce qui caractérise la religion de Jésus, c’est qu’elle élimine tout mérite. L’homme n’a aucun droit à faire valoir devant Dieu. Ayant fait tout ce qui lui était prescrit, il doit encore se tenir pour un serviteur indigne, qui n’a fait que ce qui lui était ordonné (Luc 17.10). La parabole des ouvriers loués à des heures différentes (Matthieu 20.1 et suivant) a la même signification. À travail différent, salaire identique : c’est l’économie divine, où tout se fait par grâce (voir ce mot). Ceci dit, il faut se garder de voir dans l’Évangile un idéalisme intransigeant. Jésus admet que le bonheur soit la sanction de la vertu. Mais c’est un résultat qu’on ne doit pas envisager. Il faut perdre sa vie pour la sauver (Matthieu 10.28 ; Matthieu 16.25 ; Marc 8.35; Luc 9.24 ; Luc 17.33). Il est impossible que le don de soi ne s’épanouisse pas en vie éternelle. Si c’était le but qu’on poursuit, on ne l’atteindrait jamais. C’est simplement une conséquence de l’action désintéressée. Le ciel sera la revanche de la terre. Les Béatitudes (voir ce mot) font briller devant l’homme la félicité céleste ; mais celle-ci n’est accessible qu’à ceux qui se sont donnés. Quant au but à atteindre, il est clair. « Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait » (Matthieu 5.48). Il n’y a aucune limite à l’effort humain. La perfection consiste dans l’amour. Aimer Dieu, d’abord, à qui l’on doit tout : l’aimer de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée. Ensuite, aimer ses frères comme soi-même, l’amour que l’on porte à ses frères étant la conséquence de l’amour que Dieu porte à ses enfants (Matthieu 22.34-40 ; Marc 12.30 et suivant, Luc 10.25-27). Le Sermon sur la Montagne (voir article) montre jusqu’où doit aller l’amour fraternel, quand il prêche la non-résistance au méchant et l’amour des ennemis (Matthieu 5.38 ; Matthieu 5.48; Luc 6.27-35).
Quelle sera, dans cette moralité nouvelle, l’attitude de Jésus vis-à-vis de la Loi ? Ici, nous sommes sur un terrain moins solide qu’ailleurs. Les problèmes de la Loi ont été d’abord discutés entre Jésus et les Pharisiens ; mais ensuite, ils ont été le thème de controverses prolongées entre les fidèles du judaïsme et les premiers chrétiens. C’est un domaine où l’Église naissante a pu interpréter ses souvenirs, les prolonger, y ajouter peut-être, et, dans une certaine mesure, créer. Il y a de la casuistique dans de telles controverses, et la casuistique nous éloigne peu à peu de l’Évangile.
La base de l’enseignement, pour Jésus comme pour ses adversaires, c’est l’Écriture Sainte. Il argumente constamment au nom de l’Écriture (Marc 2.25 ; Marc 7.9-13 ; Marc 12.24-37). S’il s’élève contre une tradition qui est l’œuvre des hommes, c’est au nom de l’Écriture, révélation de Dieu. Mais la révélation de l’Ancien Testament n’est pas pour lui la lettre dont on accepte d’avance l’autorité. C’est la parole vivante de Dieu, qui agit et se renouvelle dans la conscience. Il interprète la doctrine ancienne à la lumière de la révélation nouvelle. Dès lors, il ne faut pas s’étonner si Jésus reste un adorateur selon la Loi. Il ne condamne pas indistinctement tous les Scribes. Il y en a qui peuvent devenir disciples du Règne de Dieu (Matthieu 13.52). Ceux-ci tirent de leurs armoires du vieux et du neuf. Le neuf, c’est l’Évangile ; le vieux, c’est la Loi. Il faut conserver ce qui est bon dans le passé, mais le vieux est transformé par le neuf. Il n’y a pas juxtaposition entre le vieux et le neuf : il y a unité organique. Jésus songe bien à un achèvement de la Révélation, mais qui se fait en prolongeant la pensée de la Loi : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Matthieu 5.17). On a dit que cette parole supposait tout l’âge apostolique. Elle est plutôt un résumé admirable de la pensée de Jésus. Il semble d’ailleurs que Jésus soit entré en conflit presque aussitôt avec les interprétations pharisaïques. Il est difficile de croire qu’il ait dit, à propos des Pharisiens : « Faites et observez tout ce qu’ils vous disent » (Matthieu 23). Mais il a dit, avec l’autorité de celui que Dieu inspire : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens… Moi, je vous dis… »
Il y a une parole de lui où l’on retrouve l’écho des livres sapientiaux d’Israël : « Chargez-vous de mon joug, et soyez mes disciples, je suis doux et humble de cœur. Et vous trouverez le repos de vos âmes. Car mon joug est aisé, et mon fardeau léger » (Matthieu 11.28-30). On ne voit aucune raison sérieuse pour que Jésus n’ait pas repris, en se l’appliquant et en l’approfondissant singulièrement, un thème de la prédication inspirée d’Israël. En tout cas, cette parole correspond parfaitement à l’impression de la plus ancienne communauté. Mais en quoi le joug de Jésus était-il léger ? Il l’était en ceci, qu’il délivrait ses disciples de cette scrupulosité paralysante sous laquelle les Pharisiens tenaient l’âme juive, ligotée par des exigences toujours plus minutieuses. Il envisageait la Loi comme une institution salutaire, qui perdait sa raison d’être dès qu’elle devenait oppressive. « Le sabbat est fait pour l’homme, disait-il, et non l’homme pour le sabbat » (Marc 2.27). Ce qui importait à Jésus, c’était le principe de vie nouvelle, déposé au fond du cœur, et qui devait produire de lui-même ses conséquences sous l’inspiration de Dieu. Il affranchissait l’homme des terreurs de la Loi. Il le libérait de la contrainte des autorités extérieures et le laissait en tête-à-tête avec sa conscience. En ce sens, son joug était léger.
On a remarqué qu’il l’était moins pour ces êtres faibles qu’accable le sentiment de leur responsabilité. Entre la catégorie du défendu, très vaste, et celle de l’obligatoire, la casuistique pharisienne intercalait la catégorie de ce qui est permis. Il y avait là matière à concessions, et il arrivait aux Pharisiens de composer avec la faiblesse humaine. On ne retrouve point trace de cette casuistique dans l’Évangile. L’obéissance, aux yeux de Jésus, n’avait pas un caractère fragmentaire : on n’était pas quitte envers Dieu pour avoir mis en pratique un certain nombre de commandements ; il fallait, en toute circonstance, faire la volonté de Dieu, et c’était une volonté de perfection. C’est pourquoi, dans l’Évangile, la loi morale s’intériorise, et ce n’est plus l’acte seulement qu’elle condamne, c’est l’intention coupable. Jésus affranchit son disciple des hommes. Il le remet à sa conscience. Mais celle-ci ne lui accorde aucune atténuation. La loi divine est un absolu.
Mais il faut songer à ce que représentait le joug des Pharisiens. Il y avait d’abord les 613 ordonnances de la Loi écrite. Et les Pharisiens y ajoutaient sans relâche des prescriptions nouvelles. L’Israélite qui voulait être fidèle devait recourir à des ablutions sans nombre pour se purifier des souillures qu’il contractait tout le long du jour. Le sabbat, avec ses 42 interdictions, créait une perpétuelle inquiétude. Les relations avec les païens étaient à ce point prohibées, qu’elles faisaient surgir sans cesse de nouveaux cas de conscience. L’observation de la Loi était, d’ailleurs, fort onéreuse. Et le clergé y tenait la main. Il fallait acquitter dans leur intégralité les dîmes prescrites par la Loi, autant de fois qu’elles reviennent dans les textes (On n’avait pas encore de clartés sur les sources du Pentateuque et les répétitions qu’elles engendrent.). Il fallait payer l’impôt du Temple. La Loi prescrivait des voyages à Jérusalem, à l’occasion des grandes fêtes. Ces voyages, avec les sacrifices qui en étaient le complément, coûtaient cher. On a compté qu’un bon Israélite devait donner, bon an, mal an, le tiers de ses revenus. Si l’Israélite transgressait la Loi, il tombait sous la réprobation de ses coreligionnaires : il devenait un homme du commun, un am-haarez, avec tout ce que le mot comportait de mépris. Il faut se souvenir de cela quand on lit la réponse de Jésus aux envoyés du Baptiste : « L’Évangile est annoncé aux pauvres » (Matthieu 11.5). Il est question de ces pauvres dans les Béatitudes. Ailleurs, Jésus parle dans le même sens des enfants (Matthieu 11.25; Luc 10.21) ou des petits (Matthieu 18.6-10 ; Matthieu 25.40 ; Matthieu 25.45). Parmi ces pauvres, il y avait des cœurs pieux, descendants spirituels des Psalmistes, qui attendaient la consolation d’Israël, et qui souffraient dans leur conscience, lasse de la tyrannie pharisaïque, ou en révolte contre elle. La situation des pauvres était intolérable. Les saints n’étaient plus en règle avec la Loi. Ils étaient devenus, bien malgré eux, des pécheurs. Aussi le judaïsme d’alors tenait-il la pauvreté pour une malédiction. Pour ces pauvres, l’Évangile fut une libération. Jésus les appela à lui. Devant les Pharisiens, il se solidarisa avec eux. Et il dit : « Heureux les pauvres en esprit ! » entendant par là ceux dont l’indigence consistait dans l’ignorance des finesses de la casuistique légale, et qui, pour ce motif, étaient exclus en bloc par les Scribes du Royaume de Dieu.
Par ailleurs, Jésus a maintenu la Loi. « Au vin nouveau, des outres neuves », a-t-il dit (Marc 2.21 et suivant). Il semble qu’il y ait là un mot d’ordre qui doive s’appliquer à toute la vie du disciple de Jésus. Mais ce mot d’ordre anticipait sur l’avenir. Pour le moment, Jésus se bornait à mettre une âme dans les formules anciennes, en remplaçant la pureté lévitique par la pureté de l’âme, et l’autorité de la lettre par celle de l’Esprit. Il acceptait la Loi ; il en était le commentateur ; il faisait fonction de rabbin dans les synagogues. L’heure n’était pas venue où le vin nouveau ferait craquer les outres vieillies. Mais le principe de la religion nouvelle était posé. Au nom de cette religion, Jésus condamnait une dévotion sans moralité. En cela, rien d’antinomien. La liberté selon Jésus n’est pas le rejet de la Loi. Jésus en a donné une interprétation très large, véritablement humaine : il ne l’a pas abrogée. Il n’est pas exact de dire qu’il ait été un « Pharisien libéral ». Son enseignement ne ressemble pas à celui de Hillel. Il n’adoucit pas la Loi, en principe, pas plus qu’il ne l’abolit. Loin de reculer devant ses exigences, il les porte à leur point de perfection. Il veut que la justice de ses disciples surpasse celle des Scribes et des Pharisiens (Matthieu 5.20). Dans l’épisode où se trouve le Sommaire de la Loi, Jésus, selon Luc (Luc 10.27), adhère au résumé des exigences divines que lui présente son interlocuteur. D’après les textes parallèle (Matthieu 22.37 ; Marc 12.29 ; Marc 12.31), c’est lui qui formule le Sommaire de la Loi. Même si l’on admet l’autre façon de voir, il se peut que le légiste d’Israël renvoie à Jésus l’écho de son enseignement ; ce qui est vraisemblable, étant donné que le Sommaire réunit deux paroles qui se trouvent dans des régions différentes de la Loi, et qui sont, dans le texte de l’Ancien Testament, très disparates. De toute façon, Jésus dégage de l’accumulation des ordonnances ce qui en fait l’esprit, en plaçant dans une situation dominante l’amour pour Dieu et pour les hommes. Et il invite le Scribe à dépasser la formule de la Loi en entendant par le prochain non plus le compatriote, ni l’étranger domicilié, le ger, mais l’ennemi, le Samaritain.
Plus caractéristique encore est l’entretien avec le jeune homme riche. « Il te manque une chose », dit Jésus (Marc 10.21). Pourtant, son interlocuteur a conscience d’avoir accompli la Loi. Il faudra qu’il fasse davantage, car il ne suffit pas d’obéir à la lettre d’un code, et l’appel intérieur peut obliger au sacrifice sans limite. C’est dans le même sens qu’il faut entendre la parole sur ceux qui se sont faits eunuques en vue du Règne de Dieu (Matthieu 19.12). L’homme, dans certains cas, doit renoncer au mariage.
Jésus peut dispenser ses disciples de l’observance extérieure de tel ou tel détail de la Loi. Il ne les libère d’aucune de ses exigences morales. Et, toujours, il accomplit la Loi. C’est dire que, remontant au principe éternel du commandement, il en déduit toutes les conséquences, dussent-elles entrer en conflit avec la lettre de la Loi. Mais il ne combat la loi rituelle que lorsqu’elle entre en conflit avec les devoirs d’humanité ; il ne réagit contre elle, par les libertés qu’il octroie, que dans la mesure où elle risque de favoriser la négligence quant aux devoirs de l’âme. S’il attache peu d’importance à ce qu’on entretienne soigneusement la coupe et le plat (Matthieu 23.25), c’est qu’il ne veut pas qu’on se serve des apparences pour dissimuler la corruption de l’âme. « Vous payez, dit-il aux Pharisiens, la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, et vous négligez ce qu’il y a de plus grave dans la Loi : la justice, la miséricorde et la fidélité. Il fallait faire ceci sans négliger cela » (Matthieu 23.23). Il faut rapprocher de ce texte l’épisode rapporté dans le Codex D, à la suite de Luc 6.6 : Jésus voit un homme qui travaille le jour du sabbat ; il lui dit : « Si tu sais ce que tu fais, salut à toi ! mais si tu ne le sais pas, tu es maudit : tu es contempteur du sabbat. »
Aucune préoccupation, en tout cela, de libérer ses auditeurs des ordonnances rituelles. Celles-ci lient la conscience, tant que la conscience ne s’est pas élevée au point de vue supérieur d’où l’on apprécie l’importance des choses suivant le rapport qu’elles soutiennent avec le service de Dieu.
Les antithèses du Sermon sur la Montagne permettent de saisir sur le vif l’originalité de la morale nouvelle. Il y a là une surenchère du bien que le disciple de Jésus opposera aux forces du mal. « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un veut te forcer à une lieue de corvée, fais-en deux » (Matthieu 5.40 et suivant). Aux anciens, on disait : « Tu ne tueras point ». Et Jésus condamne l’injure. Il condamne la colère. Il condamne le sentiment secret de haine, qui est le principe de tout cela (Matthieu 5 : et suivant). Aux anciens, il avait été dit : « Tu ne commettras point adultère ». Mais désormais, c’est le regard même de convoitise jeté sur la femme du prochain qui est condamné (Matthieu 5.27 et suivant). Pensée, geste, parole, et jusqu’aux plus obscurs sentiments du cœur, rien n’échappe à la justice éternelle. Aux anciens, on avait dit de ne point se parjurer. Jésus renchérit sur l’interdiction du parjure par l’interdiction du serment (Matthieu 5.33 ; Matthieu 5.37). Il ne faut rien ajouter à l’affirmation pure et simple : ce qu’on y ajoutait, pour la fortifier en apparence, était un manque d’égards envers le Dieu souverain : que peut-on prendre à témoin qui ne soit une part de lui ?
Enfin, le divorce. Ici l’opposition est flagrante entre l’enseignement de Jésus et celui qui fut donné « aux anciens ». Et Jésus n’hésite pas à entrer en conflit avec Moïse lui-même. Au nom de la pensée divine qui institua le mariage, il écarte les concessions que Moïse faisait à la dureté du cœur de l’homme (Matthieu 19.8 ; Marc 10.5). Il n’admet le divorce d’aucune façon : (Matthieu 5.32) a été, elle aussi, insérée par la tradition dans la parole authentique de Jésus, par égard pour la dureté du cœur humain. Paul, relatant le commandement du Seigneur, n’admet aucune exception au principe de l’indissolubilité du mariage (1 Corinthiens 7.10 et suivant). Ainsi, Jésus a été formel dans son interdiction.
Les rabbins avaient élargi singulièrement la facilité que leur donnait le texte primitif de la Loi (Deutéronome 24.1), en permettant à un mari de renvoyer sa femme sous n’importe quel prétexte. « S’il en a trouvé une plus belle, disait R. Aqiba, ainsi qu’il est écrit : Et si elle n’a pas trouvé grâce à tes yeux » (voir Guittin, IX, 10). À la casuistique misérable où se complaisaient les Pharisiens, Jésus oppose l’absolu des exigences divines, la volonté de Dieu, manifestée à la conscience individuelle.
Le judaïsme poussait jusqu’à la manie le souci de la pureté rituelle. Il assimilait à un adultère la négligence en fait d’ablutions rituelles. À un régime d’ablutions et de purifications ininterrompues, Jésus oppose l’unique souci de la pureté du cœur (Marc 7.18), ruinant ainsi toute la distinction du sacré et du profane, et abattant la barrière qui séparait les Juifs des païens. Logiquement, c’était toute la législation lévitique qui se trouvait condamnée. Jésus n’est pas allé jusque-là : il s’est borné à combattre la tradition pharisaïque. Mais de son point de vue, cette parole : « le vin nouveau dans les outres nouvelles », ne doit pas nous étonner. Peu importent les analogies avec son enseignement qu’on peut trouver çà et là dans la littérature rabbinique. Le judaïsme qui dégénère est en conflit mortel avec le prophète qui est sorti de lui. À sa morale rituelle se substitue une morale intérieure adaptée aux intentions secrètes qu’elle juge, et en défiance à l’égard de tout ce qui, étant fidélité tout extérieure au précepte, est propre à illusionner sur ce qui se passe à l’intérieur des âmes.
Jésus va plus loin lorsqu’il démasque une dévotion qui invoque les devoirs envers Dieu pour se soustraire aux devoirs de l’humanité. Il en est ainsi lorsque des vœux rituels viennent priver de vieux parents de l’appui filial sur lequel ils étaient en droit de compter. Ceci, dit-on, est un présent fait à Dieu (Corban) : on n’en dispose plus. Ainsi, le rite s’oppose aux plus élémentaires devoirs (Marc 7 : et suivant). On pressent le conflit mortel qui va opposer à la Loi et au Temple l’enseignement nouveau.
Mais cette justice nouvelle a-t-elle vraiment un caractère définitif ? N’aurait-elle pas été promulguée à titre intérimaire seulement ? L’intervention de l’eschatologie a paru utile à expliquer certaines outrances de la morale évangélique, qui semblaient incompatibles avec la notion d’une société bien ordonnée. On en a conclu que la morale de Jésus avait, dans sa pensée, un caractère provisoire ; qu’elle devait être mise en vigueur, sans doute, mais jusqu’à la venue prochaine du Règne de Dieu. Cette explication n’est pas sans valeur lorsqu’il s’agit des Béatitudes. Il est certain que, pour Jésus, la pauvreté, la faim, la persécution ne sont pas des biens en elles-mêmes : elles ne le sont qu’en fonction de l’idéal qui sera. Mais de façon générale, l’enseignement de l’Évangile s’explique, en ses apparentes abdications, sans qu’on fasse intervenir les considérations eschatologiques. Il faut se souvenir que la société de ce temps-là n’était pas, ne pouvait pas être, une société bien ordonnée. La non-résistance au méchant, la renonciation au droit semblent plus aisées à concevoir dans une société où le droit est inexistant. Et ce temps des Hérodes est, dans l’histoire du judaïsme, une sombre page. Il ne faut pas oublier que Jésus a en vue, non une organisation sociale qui eût été à créer, mais les intérêts de l’âme individuelle qu’il est venu sauver. Sa morale n’est pas une morale de la solidarité, qui suppose certaines accommodations : c’est une morale nettement individualiste. Paul, qui légifère pour une société religieuse, applique l’Évangile au monde du relatif : il en donne la première adaptation. L’Évangile primitif reste sur le terrain de l’absolu.
Jésus se refuse à être un réformateur social. À l’homme qui lui dit : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi l’héritage », il répond : « Homme, qui m’a institué votre juge ? » (Luc 12.13 et suivant). Ce n’est pas l’effet d’un spiritualisme exclusif. Il prêche le détachement des liens terrestres, parce qu’il veut établir, dans le cœur de ses disciples, la foi. Le grand obstacle qu’il rencontre, c’est Mammon, et c’est le souci, qui est la négation de la foi et la tare propre aux adorateurs de Mammon. Dès lors, il s’interdira de prendre position dans des conflits relatifs aux biens de la terre.
La morale de Jésus est une morale de l’action, et de l’action héroïque. On lui fait tort en y voyant l’attitude de laisser-aller et d’abdication d’une époque transitoire, où on attendrait la catastrophe finale. La justice meilleure que Jésus prescrit est du même ordre que celle des Scribes et des Pharisiens. C’est une façon analogue, mais supérieure, d’observer la Loi. Car la Loi garde en principe son autorité divine. Sans doute, il y a un rapport entre cette justice et le Règne à venir. Elle est la condition d’entrée au Règne à venir. Que subsistera-t-il d’elle ensuite ? Il n’appartient à personne de le préciser.
Nous arrivons au cycle eschatologique de la pensée de Jésus, dont le terme classique est celui de Règne de Dieu. On peut entendre ce terme de deux façons. Il y a la signification spatiale : le ciel opposé à la terre. Il y a la signification temporelle : le siècle futur, opposé au siècle présent. C’est ce second sens qui prédomine dans la tradition évangélique.
Faut-il dire le Royaume de Dieu, ou le Règne de Dieu ? En général, les auteurs sont d’accord pour voir des inconvénients à l’emploi du terme de Royaume, qui semblerait désigner une société régie par la loi divine. Il s’agit, non de l’ensemble que régit la volonté de Dieu, mais de l’autorité divine elle-même : non pas des sujets de Dieu, ni de son domaine, mais de son pouvoir royal. Règne convient mieux que Royaume, étant d’ailleurs la traduction exacte demalkouth, qui était le terme employé par les contemporains de Jésus. De Dieu, ou des cieux ? Cela n’a aucune importance. On disait des cieux, pour n’avoir pas à employer le nom sacré qu’on craignait de profaner. Il est certain, d’autre part, que le Règne de Dieu doit venir sur la terre, et qu’il viendra du ciel. Il y a là un terme courant de la piété juive. Le judaïsme, au temps de Jésus, attend une économie nouvelle, qui doit s’installer ici-bas. Sans doute, les rabbins ont entendu parfois par ce terme le Règne de la Loi, mais le plus souvent ils ont voulu dire le Règne futur de Dieu, en face duquel se dresse le règne actuel de Satan. C’est la notion courante des apocalypses, où il ne faut pas méconnaître une influence du dualisme perse. Nous en trouvons des traces dans les évangile ; mais la foi de Jésus renverse Satan de son trône et prépare l’avènement de Dieu.
L’idée du Règne de Dieu, conçu comme un principe spirituel de transformation progressive des institutions humaines, est une idée moderne. Le Règne viendra sur la terre non par évolution, mais par révolution. Certes, il a pu se faire des confusions dans l’esprit des disciples. Les conceptions de l’eschatologie populaire ont pu les influencer dans leur reproduction des discours de Jésus. Mais Jésus a prédit la ruine du Temple. Il a annoncé la venue du jugement dernier, où le Fils de l’Homme doit jouer un rôle prépondérant. A-t-il dit à ses disciples : « Vous n’aurez pas achevé de parcourir les villes d’Israël, que le Fils de l’Homme sera venu » ? (Matthieu 10.23) Cette parole, dont la critique maintient habituellement l’authenticité, ne peut guère s’appliquer à la première mission des disciples et à l’arrivée de Jésus sur leur champ de travail. Indique-t-elle que Jésus attendait, de son vivant, une manifestation du Règne de Dieu ? Ou bien, y avait-il là une instruction du Ressuscité ? De toute façon, c’est une parole qui nous reste parfaitement mystérieuse.
Par ailleurs, Jésus a prédit la ruine de Jérusalem. Elle marquait certainement pour lui la fin du siècle présent. Il n’est aucun texte des évangiles, relatif au Règne de Dieu, qui ne puisse avoir la signification d’un Règne de Dieu futur. Jésus n’a jamais songé à donner de ce terme de Règne de Dieu, qui était d’usage courant, une explication. Il l’emploie donc au sens où ses contemporains l’employaient. S’est-il borné, toutefois, à faire entrer son espérance dans les cadres du judaïsme ? Ceci, à la réflexion, ne paraît guère vraisemblable. Il convient d’examiner de ce point de vue certains textes controversés.
Ainsi Marc 4.10 et suivant, Matthieu 13.11 ; Luc 8.10. Il est question ici d’un mystère, et ce mystère est en relation avec le Règne de Dieu. Certains commentateurs ont pensé qu’il y avait là une simple étiquette que la tradition aurait mise sur les paraboles. C’est possible. Pourtant, il est des paraboles qui semblent bien se rapporter au Règne de Dieu : le levain, par exemple, et le grain de sénevé (Luc 11.20 ; Matthieu 12.28). Ceci peut être rapproché de son exclamation, au retour des disciples : « J’ai vu Satan tomber du ciel comme un éclair » (Luc 10.18). Jésus est venu arracher à Satan son empire. La guérison des démoniaques lui est un témoignage de la défaite de l’adversaire et de la venue du Règne de Dieu. C’est le doigt de Dieu qui agit par lui. Donc, Dieu règne déjà sur un point de la terre. Dès lors, le sens de Luc 17.20 et suivant semble assez clair. Le Règne de Dieu ne vient pas de telle manière qu’on puisse calculer d’avance la date de sa venue. Et on ne dira pas : Le voici ! Le voilà ! Car le Règne de Dieu est au dedans de vous (ou au milieu de vous). Au dedans de vous ? Ce serait le thème de la religion intérieure. Mais Jésus a-t-il jamais dit que le Règne de Dieu se trouvât dans l’âme humaine en général ? Si le Règne de Dieu, c’est partout ailleurs un triomphe apparent et universel de Dieu, se réalisant par un cataclysme, il est impossible de lui donner ici une signification qui n’aurait aucun contact avec l’acception habituelle. Si l’on traduit au milieu de vous, ce qui est possible (Il y a des cas, peu nombreux il est vrai, où la préposition grecque correspondante est employée dans ce sens), le sens du texte est celui-ci : les hommes ne se rendent pas compte que les énergies du Règne de Dieu sont déjà à l’œuvre, préludant à la transformation de l’univers. Dans l’activité de Jésus, il y a une manifestation de la souveraineté de Dieu. Et voici le mystère : le Règne de Dieu, encore à venir, et pourtant déjà présent.
Pourquoi ne pas rapprocher de ce texte les paraboles du levain et du grain de sénevé ? On dit parfois que l’idée d’évolution est étrangère à la pensée antique, que celle-ci n’envisage nulle part l’action d’une force immanente, produisant du dedans au dehors l’épanouissement de l’être. La croissance étant due, selon l’idée de ce temps-là, à une création continue, c’est ainsi qu’il faudrait expliquer le développement du grain de moutarde et l’action du levain. Ceci paraît quelque peu étrange. Comment se représenter le levain d’une façon qui exclue l’idée de force immanente ? Quand il est dit que la terre produit d’elle-même l’herbe, puis l’épi, puis le grain tout formé dans l’épi, il paraît bien difficile de concevoir cette croissance de l’épi autrement que comme le déploiement d’une force interne, et de se représenter que le germe, au lieu de contenir la plante en puissance, ne soit que l’antécédent nécessaire pour que Dieu crée la plante. Dans ces paraboles, il est question de la puissance de l’Évangile. Il y a bien une relation organique entre le commencement — la présence de Jésus — et l’achèvement futur du Règne de Dieu. Assurément, il n’est pas question d’une Église qui se développerait lentement au cours des siècles. Mais il est parlé de l’amour divin révélé par Jésus, et qui, faisant irruption dans l’économie présente, la bouleverse, frayant les voies à Dieu. Sans doute, on ne peut pas dire de Jésus avec Wellhausen : « Son champ était le temps », car Jésus n’a guère compté avec le temps, et la parousie se précisait déjà devant ses yeux. C’est ce qu’indiquent nettement Marc 8.38 ; Marc 9.1 et les textes parallèles. Cependant, il y a dans les évangiles les premiers éléments d’une conception évolutive du Règne de Dieu. La leçon des paraboles est tirée du contraste entre les commencements obscurs et l’avenir glorieux. Mais entre ces deux termes extrêmes, il y a une relation. C’est comme si l’un était sorti de l’autre. Tout est dû à une initiative constante de Dieu ; mais il est permis, en voyant le grain qui tombe dans le sillon, d’attendre avec confiance la venue de la moisson. Attendre, car la croissance sera l’œuvre de Dieu, et non celle du vouloir humain. En ce sens, on ne provoque pas l’avènement du Règne de Dieu : il faut que le semeur laisse les conséquences des semailles se développer. Encore en est-il l’auteur, puisqu’il a semé. Le Règne de Dieu ne peut être provoqué artificiellement, mais il est en marche.
Tel est, semble-t-il, le sens d’une déclaration que la critique juge trop obscure pour n’y pas voir une parole authentique de Jésus : « Depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu’à maintenant, le Règne des cieux est assailli, et les violents le tirent à eux » (Matthieu 11.12). Tirer à soi le Règne de Dieu, vouloir le contraindre à se manifester, c’est, du point de vue juif déjà, une entreprise blasphématoire. Le Règne de Dieu, dans toutes ses manifestations, dépend de l’initiative divine. Il n’y a donc pas de doute que le terme qu’on traduit par les violents ne soit pris en mauvaise part. S’agit-il de ces terroristes qui sont apparus lorsque Rome a prétendu pour la première fois (en 6-7 de notre ère) assujettir la Judée à l’impôt ? Ces hommes attendaient une manifestation de Dieu. Ils pensaient, par leurs violences, lui forcer la main, en le contraignant à se manifester. Il est très sûr que Jésus a condamné leur méthode, et qu’il s’est refusé à y faire appel. Il n’y a chez lui aucune impatience. Mais il a cru que le Règne de Dieu viendrait bientôt ; que Dieu ferait justice à ses élus, « qui crient à lui jour et nuit » (Luc 18.7).
Jésus a pensé que sa mort hâterait la venue du Règne. Il faut songer à une grande parole, qui est johannique, mais qui est une interprétation merveilleuse du sentiment du Maître : « Si le grain de froment ne meurt…, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jean 12.24).
Dès la vie terrestre de Jésus, les énergies du Règne de Dieu ont commencé à se manifester dans la personne faible et méprisée de celui qui se sentait appelé à revenir un jour, en qualité de Fils de l’Homme, dans la gloire. Comme le dit Joh. Weiss, « il appartient à la nature d’une personnalité vraiment historique de penser dans les formes, dans les limites de son temps, et c’est le signe d’une personnalité qui dépasse son temps qu’on puisse faire abstraction de ces formes contemporaines, sans que sa grandeur en soit diminuée ».
Comment Jésus a-t-il représenté à ses fidèles l’avenir glorieux qu’il attendait ? L’Évangile n’a pas donné « dans la chimère inhumaine d’un désintéressement absolu » (Grandmaison, O.C., t. II, p. 375). Il fait envisager aux hommes les conséquences normales de leurs actes. Mais ce qui est caractéristique, c’est l’extrême sobriété de ses descriptions. Il n’y est question ni de Léviathan, ni de Béhémoth. Il est parlé seulement, à propos de la Cène, du vin nouveau que les disciples boiront avec leur Maître dans le Royaume de Dieu (Matthieu 26.29). Et il y a bien le passage relatif aux douze trônes, où seront assis les Douze, jugeant Israël (Matthieu 19.28 ; cf. Luc 22.30). Mais c’est un des textes les moins sûrs des évangile : il porte la marque d’un judéo-christianisme qui exalte les Douze, et qui transfère sur eux une prérogative qui doit être, selon Paul, celle de tous les croyants. Quant à l’image du festin, elle est le symbole habituel et normal de la joie. Dans les Béatitudes, il est dit que les débonnaires hériteront la terre (Matthieu 5.5), mais c’est là une expression figurée. Cette terre est celle de la promesse. Les bénédictions dont il s’agit sont celles du monde nouveau. L’univers sera transfiguré. Ce sera la palingénésie (Matthieu 19.28). Non seulement toute vision de haine et de vengeance est exclue, mais encore les conditions normales de la vie terrestre seront transformées. L’entretien avec les Sadducéens, relativement au cas des sept frères qui ont épousé la même femme, montre bien la spiritualité de l’espérance évangélique (Marc 12.18 et suivants). « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu » (Matthieu 5.8). Contempler la face de Dieu, c’est une expression du langage des Psaumes, et qui traduit le sentiment d’un culte déjà spiritualisé, où il n’y avait pas d’image de la Divinité. On voit à quel point la perspective suprême que l’Évangile fait luire devant les hommes est étrangère à toute convoitise de l’égoïsme humain. Ce qui est promis à l’être pur, c’est de refaire l’expérience de Jésus, qui voyait Dieu. Les trésors qu’il faut s’amasser dans le ciel (Matthieu 6.19 et suivant) sont donc de nature spirituelle. C’est pourquoi le ver et la rouille ne mordent pas sur eux. Et l’apogée du bonheur, dans l’au-delà, c’est la contemplation de Dieu, dans la paix de l’union mystique. Si le Christ a promis aux siens le centuple de ce qu’ils auront donné, ceci s’applique, dans le siècle présent, à la confraternité des disciples de Jésus (Marc 10.29 et suivant). Et le texte peut avoir été coloré par l’événement. Mais, de toute façon, la vie éternelle occupe ici une place à part. Des frères, des sœurs, une mère, des enfants, des champs, avec des persécutions, voilà pour le siècle présent. Pour l’avenir, il y a la vie éternelle : cela suffit. Et sur l’authenticité du mot, il n’y a pas d’incertitude.
Faut-il croire que, comme ses contemporains, Jésus place en regard de la vie éternelle le châtiment éternel ? Il paraît difficile d’en douter. C’est l’alternative. La vie ou la mort. L’heure est solennelle : il y a là une occasion qui ne se renouvellera pas. Certes, la parabole de l’Enfant prodigue, celle de la Brebis perdue, sont là pour donner confiance en la victoire finale de l’amour de Dieu ; mais rien dans l’Évangile ne fait prévoir un pardon au delà de la tombe. Il y a bien la parole : « Tu ne sortiras pas de là, que tu n’aies payé jusqu’à la dernière obole » (Matthieu 5.26). Mais ceci implique-t-il nécessairement que la dernière obole doive être payée un jour ? L’Évangile est un message de salut : le salut a pour contre-partie la perdition (Matthieu 25.46).
Jusqu’où s’étendent les perspectives de l’Évangile ? Que faut-il penser de ce qu’on a appelé l’universalisme de Jésus ? L’ordre sur lequel se fonde l’œuvre missionnaire du Ressuscité (Matthieu 28.19) représente, par rapport à la carrière terrestre de Jésus de Nazareth, un merveilleux élargissement. Jésus avait écarté d’abord l’idée d’une mission en terre païenne. Il avait dit à ses disciples : « N’allez pas vers les païens ; n’entrez pas dans les villes des Samaritains ; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël » (Matthieu 10.5 et suivant). Il est difficile d’admettre que, sur ce point, la tradition chrétienne ait été influencée par le préjugé judaïsant. Et il n’est pas exact de dire que Jésus se soit lui-même affranchi de l’interdiction qu’il avait signifiée à ses disciples, car ses voyages en terre païenne n’ont pas eu un caractère missionnaire. Toutefois, l’épisode du centurion de Capernaüm et celui de la Cananéenne ont fait apparaître les possibilités divines de l’âme païenne. Était-ce pour Jésus une révélation, comme on l’a dit souvent ? Il n’est nullement nécessaire de le supposer.
Les conditions du salut, selon l’Évangile, sont étrangères à toute considération ethnique. Les Juifs sont bien les enfants du Règne ; mais s’ils rejettent l’appel divin, ils seront jetés dans les ténèbres du dehors. Abraham, Isaac et Jacob occupent les places d’honneur au festin du Règne ; mais à côté d’eux, il y aura des gens qui seront venus de partout. Impossible de faire plus complètement table rase des prérogatives d’Israël. Il y a plus : aucune considération proprement religieuse n’intervient ici. Ceux qui sont à la droite du Fils de l’Homme, et en qui il salue les bénis de son Père, ce sont des hommes qui n’ont pas cru en lui, qui ne l’ont pas reconnu pour ce qu’il était, mais qui l’ont honoré sous les traits des souffrants, en accomplissant envers eux les œuvres de miséricorde (Matthieu 25.31-46). La vraie religion, c’est donc la charité divine manifestée par la charité humaine. Ici, l’Évangile primitif apparaît très au-dessus de toutes les formes contingentes que le christianisme a revêtues au cours des siècles. Jésus révèle l’excellence de sa doctrine et la valeur unique de sa personne, en faisant passer les hommes, sous son influence, de la mort à la vie.
Si nous ne possédons pas une biographie de Jésus, nous possédons un portrait de Jésus. Et tous les documents sont conformes à ce portrait. La physionomie morale de Jésus ne varie pas. Il y a entre le 4e Évangile et les trois premiers des différences de point de vue qu’il ne faut pas méconnaître ; l’hommage rendu à la personnalité de Jésus est le même. Cette personnalité apparaît d’emblée comme unique parce que, d’emblée, elle est sainte. Y a-t-il développement moral ? Rien ne l’exclut, mais rien ne l’indique. La personnalité de Jésus apparaît toute formée. Au reste, l’idée d’un développement intérieur n’exclut pas la sainteté, si la sainteté consiste à être égal à ses devoirs dans quelque circonstance que ce soit. Les quelques indications des Évangiles, sur l’enfance de Jésus sont, à cet égard, concordantes. Elles parlent d’une croissance en sagesse et en grâce, c’est-à-dire d’un développement harmonieux dans le bien. La sainteté de Jésus n’est pas une collection de vertus : c’est l’état d’une âme saine, qui obéit constamment à la volonté de Dieu, manifestée dans une conscience que rien ne trouble. C’est l’attitude de consécration permanente, où l’instinct est absolument soumis au devoir. Ce qui caractérise la sainteté, c’est également l’accord des vertus contraires. Cet accord se rencontre chez le Jésus des Évangile, sans rien de systématique ni de voulu.
Il n’y a entre lui et le Père aucune séparation. « Ma nourriture, dit-il, c’est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé » (Jean 4.34). « Moi et le Père, nous sommes un » (Jean 10.30). « Qui de vous me convaincra de péché ? » (Jean 8.46). Ce sont des textes johanniques : ils sont le commentaire exact des actes de Jésus, tels que les expose la tradition synoptique. Sans cette communion constante avec Dieu, tout serait incompréhensible en lui : sa vie, son enseignement, sa puissance de guérison.
L’histoire ne peut pas affirmer l’existence d’un être saint. La foi seule peut parler de la sainteté de Jésus. Il y a, nous l’avons vu, une explication populaire du mystère qui est ancienne, et qui a trouvé un accueil très général : c’est la naissance miraculeuse. Ce qui tient à cœur aux narrateurs des Évangiles, c’est l’intervention initiale et sanctifiante de l’Esprit aux origines de Jésus. Le miracle indéniable, pour eux comme pour nous, c’est qu’il y ait eu sur la terre un homme tel que Jésus, et les chrétiens d’aujourd’hui l’expliquent comme eux par l’action du Saint-Esprit. Il faut se rappeler ce que dit Frommel de ce fait initial d’une donnée plénière irréductible à l’analyse, inaccessible à l’humanité comme telle : le mystère d’une filiation divine dans une conscience humaine. Ce mystère est insoluble. Il ne suffit pas de dire, comme l’ont fait des théologiens modernes, que le péché originel ne se transmet pas par la mère. L’Église catholique est dans la logique, sinon dans la vérité, en admettant l’Immaculée Conception de la Vierge, ce qui ne fait d’ailleurs que reculer la difficulté.
Pour nous, la vénération qui est due à la mère du Sauveur ne dépend pas de l’authenticité d’une tradition à propos de laquelle il ne faut pas oublier que c’est l’Esprit qui donne la vie. Nous croyons que la naissance de Jésus a été environnée de pressentiments et de visions qui ont laissé leur empreinte sur l’âme pieuse d’une telle mère. Nous comprenons le prix que l’âme chrétienne attache à ces admirables récits. Quant à ceux que des difficultés historiques empêchent d’adhérer à l’explication traditionnelle, ce qui peut les tranquilliser, c’est que l’apôtre Paul n’ait fait aucune allusion à cette tradition, ce qui permet de penser qu’elle n’a fleuri qu’après lui. Quoi qu’il en soit, la foi chrétienne affirme la sainteté de Jésus.
Dans l’existence de Jésus, telle que la raconte la tradition évangélique, y a-t-il des faits qui infirment ce jugement de la foi ? On a examiné la vie de Jésus au microscope avec le désir d’y trouver une tare. On n’a rien trouvé. Il y a cependant quelques points délicats qu’il faut examiner.
Si nous considérons maintenant dans son ensemble l’attitude de Jésus, nous demanderons comment « le fils du charpentier » aurait pu arriver à l’idée qu’il était le Messie, s’il n’y avait eu en lui, dans l’ordre moral, quelque chose d’unique. Il faut bien remarquer, ici, le contraste entre Jésus et Jean-Baptiste. Jean-Baptiste est un ascète. On traite Jésus de mangeur et de buveur. Les saints ont coutume de se confiner dans l’extraordinaire. C’est en s’isolant du monde qu’ils le dominent, car le monde trouve encore dans leur subconscient des complicités. Jésus n’a jamais eu besoin de s’isoler du monde. Il a vécu au contact de ses contemporains, et parfois, quand il l’a fallu, des moins estimables d’entre eux, en restant lui-même, sans rien sacrifier de ses exigences les plus hautes. S’il y avait eu dans son âme la moindre cicatrice, il y aurait eu chez lui quelque trace de ces remords, ou tout au moins de ces scrupules, de ces regrets qui caractérisent les consciences délicates. Là encore, il se sépare des saints, en qui le sentiment du péché est si aiguisé, et d’autant plus anxieux (voir le cas de sainte Thérèse) que leur âme est plus délicate. Lui qui a accusé les Pharisiens d’hypocrisie, il était si étranger aux péchés, qu’il les pardonnait. À ce moment-là, il n’était plus solidaire des pécheurs.
Son attitude vis-à-vis des justes dont il blâme l’étroitesse, et qui sont, selon lui, étrangers à la vraie justice, ne se concevrait pas non plus s’il n’était pas vraiment un juste : c’est bien le comble de l’hypocrisie de flétrir la vertu pharisaïque en ayant une âme de péager. Et s’il n’avait possédé cette justice meilleure dont il est question dans des paroles qui se réclament de lui, il serait bien au-dessous des Pharisiens qu’il combat.
Mais la conscience humaine l’a reconnu pour saint. La conscience de ses disciples d’abord ; puis de tous ceux qui, en se plaçant sous son inspiration, ont été guéris de leurs péchés.
Jésus s’est-il vraiment donné pour le Messie ? C’est un point qui a été âprement contesté de nos jours. Certains auteurs se sont attachés à montrer que les textes attribuant à Jésus un rôle messianique avaient été surchargés dans la tradition chrétienne.
Avant d’en venir à l’examen de ce problème, il convient de préciser quel rôle Jésus s’est attribué à lui-même vis-à-vis de l’humanité, s’il a fait autre chose que de prêcher une doctrine, et si sa personne est à tel point solidaire de son enseignement, qu’il fasse de l’attachement à sa personne une condition de salut. Harnack a déclaré naguère que Jésus ne voulait pas d’autre foi en sa personne et d’autre attachement à celle-ci que la foi et l’attachement qui étaient impliqués dans l’observation de ses commandements. Que faut-il penser de ceci ? Il est sûr que Jésus se refuse à reconnaître pour siens ceux de ses disciples qui, tout en l’appelant Seigneur, n’auront pas mis en pratique la volonté de Dieu. La version la plus ancienne de cette parole est celle de Luc (Luc 13.27) où l’on voit ceux qui, sur la terre, ont connu personnellement Jésus, se réclamer de ces relations terrestres au jour suprême. Ils sont désavoués par le Maître, n’ayant pas été de vrais disciples de son Évangile.
Comment peut-on tirer de là que Jésus ne demande à ses auditeurs d’autre attachement que celui qui consiste dans l’observance de ses commandements ? Comme si l’amour pour Jésus n’était pas le sentiment inspirateur de l’accomplissement de ses commandements ! Dans l’ensemble, Jésus affirme son autorité de la façon la plus catégorique. L’impression qu’il a donnée, à ses auditeurs dès le premier jour, dans la synagogue de Capernaüm, c’est qu’il parlait avec autorité (Marc 1.27). Sa parole était déjà une manifestation de puissance. Il pardonnait les péchés, et ses auditeurs disaient : « Qui peut pardonner les péchés, sinon Dieu seul ? » (Marc 2.7). Son attitude vis-à-vis de la Loi ne se comprend que s’il est au-dessus de la Loi : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens… mais moi, je vous dis… »
Voilà un fier langage, qui est celui d’un inspiré, capable, nous l’avons vu, de contredire Moïse lui-même. Langage d’un prophète ? Oui, mais d’un prophète qui n’est pas comme les autres. « Il y a ici plus que Jonas… Il y a ici plus que Salomon… » À plus forte raison y avait-il plus que Jean-Baptiste.
Quand il dit à tel de ses auditeurs : « Suis-moi », il faut bien voir ce que le fait de suivre Jésus représentait de sacrifices ; et d’abord, la rupture avec l’entourage terrestre. Sans doute, à ceux qui le suivent, il promet la vie éternelle. Mais ce n’est pas pour eux un droit dont ils puissent se prévaloir : c’est la conséquence du sacrifice, et du sacrifice pour l’amour de lui. « Quiconque perdra sa vie pour l’amour de moi (et de l’Évangile) la sauvera » (Marc 8.35). Sans doute on propose d’éliminer : pour l’amour de moi et de l’Évangile, à cause du rythme, mais il est remarquable que ces mots se retrouvent dans les textes parallèles. Ailleurs l’Évangile dit : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi » (Matthieu 10.37). Si l’on veut que ce soit la communauté primitive qui ait dit cela, c’est donc que, d’emblée, elle a compris ainsi les exigences de son Maître. Et elle n’a jamais varié à cet égard.
Il faut se souvenir encore de l’appel à tous ceux qui sont fatigués et chargés : « Chargez-vous de mon joug, et soyez mes disciples » (Matthieu 11.29). Sans doute, on trouve dans ce texte admirable quelques réminiscences de l’Ecclésiastique (Siracide 51.23-30). Il y avait un fonds d’allusions, de métaphores, où les prophètes puisaient les termes de l’enseignement rythmé. Ce n’est nullement une imitation littéraire : c’est l’inspiration qui se continue ; et ici, il est permis d’envisager les lois du style oral, qui ne sont pas celles de la froide littérature. Il n’y a qu’à confronter le texte de l’Évangile avec celui de l’Ecclésiastique pour voir que, si les termes se ressemblent, la parole de Jésus porte le sceau de l’originalité créatrice.
Et enfin, la grande parole : « Nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Matthieu 11.27), qui se complète de cette parole symétrique : « Nul ne connaît le Fils, que le Père ». Parole contestée bien souvent comme johannique, et qui, dit-on, désigne en réalité le Christ éternel. Il est assez vain d’affaiblir l’affirmation de Jésus en y voyant une parole définissant les rapports d’un père avec son fils, d’où Jésus conclurait à ses propres relations avec Dieu. Mais de toute manière, il ne saurait être question d’une participation à la science de Dieu, qui comporterait nécessairement une participation à sa puissance. Dans ces termes : « Tout m’a été transmis par mon Père » (Matthieu 11.27), il s’agit d’un enseignement limité au salut de l’homme, se rapportant donc à ce qui est l’objet propre du ministère de Jésus. On ne voit pas pourquoi ce texte, ainsi précisé et limité, ne serait pas authentique.
Enfin, quand Jésus réunit ses disciples pour un dernier repas, et que, rompant le pain, il leur dit : « Ceci est mon corps », il marque bien son intention d’associer pour jamais sa vie à leur vie. La communion est la preuve très sûre que la personne de Jésus fait bien partie de l’Évangile de Jésus.
De quels titres a-t-il revêtu cette dignité éminente de sa personne ? Le terme de Fils de Dieu, dont il se sert parfois pour caractériser la vocation de l’homme, est très rarement employé par lui au sujet de sa vocation particulière. Il ne sert pas à désigner le Messie dans la littérature du judaïsme tardif. Les Juifs parlaient de l’Oint de Dieu, non du Fils de Dieu. L’emploi courant de ce terme pour désigner le Christ peut être d’origine paulinienne.
Il semblerait naturel que Jésus eût pris le titre de Messie, qu’il trouvait dans la tradition religieuse de son peuple. Pourtant, il est plus que douteux que Jésus se soit désigné expressément comme le Messie. On a même contesté qu’il se soit appelé le Fils de l’Homme, — ce qui était bien une façon, encore qu’enveloppée, de se désigner comme le Messie.
Une chose nous frappe à la lecture des Évangiles : c’est la distance entre la notion traditionnelle du Messie — celle qui apparaît encore dans la prédication de Jean-Baptiste — et le personnage de Jésus de Nazareth. Ce contraste est tel, que certains en sont venus à se demander si Jésus avait réellement la pensée de se donner pour le Messie. Dès lors, le secret qu’il prescrit à ses disciples quant à sa messianité ne serait-il pas une invention de la tradition ? Celle-ci, croyant sur la foi des apparitions de Jésus qu’il était le Messie céleste, aurait transporté sur la terre, et dans l’existence historique de Jésus de Nazareth, sa foi messianique. C’est l’hypothèse de Wrede. Il a rapproché l’attitude qui est attribuée à Jésus dans les Évangiles, de la théorie juive sur le Messie caché. Mais entre ce Messie caché quelque part sur la terre, et qui doit apparaître sur la terre également, et Jésus, Messie caché sur la terre et révélé dans l’au-delà, l’analogie est plutôt vague. L’attitude de Jésus est très explicable. En intimant à ses disciples la défense de dire qu’il était le Messie, il voulait éviter un malentendu qui n’aurait pas pu ne pas se produire. Salué du titre de Messie, ou bien il était contraint d’être le roi politique qu’on attendait, ou bien il n’était, aux yeux du public, qu’un imposteur, puisqu’il ne voulait, ni ne pouvait, remplir le programme traditionnel du Messie. Cependant, il avait la certitude d’être bien celui que son peuple attendait. Si insuffisant que fût ce nom de Messie à exprimer tout ce qu’il apportait aux hommes, c’était à peu près le seul terme qu’il eût à sa disposition. Mais il n’était pas le Messie charnel qu’on attendait. Il était le Messie en un sens nouveau et spirituel. De là l’interdiction de publier ce qu’il faisait d’extraordinaire : interdiction qui, parfois, comme dans l’histoire de la fille de Jaïrus, est assez difficile à mettre en pratique, mais qui se conçoit en elle-même. Ainsi s’explique la réponse à Pierre, dans la version la plus ancienne de la scène de Césarée de Philippe. Aucun éloge de la foi du disciple : une défense sévère de parler de sa messianité ; et ensuite, pour mettre les siens en garde contre tout malentendu, la prédiction de ses souffrances.
Il faut bien qu’il y ait eu un motif pour mettre Jésus à mort. Il a été condamné : c’est un fait ; et si inique que fût la condamnation, il y avait un motif. Et, comme il n’a pas été condamné pour ce qu’il aurait commis (la prétention d’abattre le temple n’aurait pas suffi à déterminer la condamnation au tribunal de Pilate), il fallait que ce fût pour ce qu’il voulait être. Or, l’écriteau qui a été mis sur la croix, le titulus, indiquait précisément le motif de la condamnation : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs. Le roi des Juifs, c’était le Messie. Si on nie le titulus, on peut tout nier. Le procès romain s’écroule. Il faut tout de même admettre que Caïphe et Pilate aient eu quelque raison d’agir. Cette raison ne pouvait être tirée que de la messianité de Jésus. L’entrée à Jérusalem avait soulevé le voile. La purification du Temple avait confirmé les conclusions que l’apeurement du clergé pouvait en tirer. Le peuple juif, à l’instigation des hiérarques, a livré à Pilate son Messie. Qu’il ait vu en lui un faux Messie, c’est probable. Mais Pilate a pensé crucifier le Messie des Juifs.
Toutefois il y avait, dans la littérature messianique de l’époque, un titre qui pouvait s’appliquer plus exactement à Jésus que ce terme devenu trop charnel : c’était le terme de Fils de l’Homme, emprunté à une vision de Daniel (7.13), et où, à l’époque, dans certains milieux tout au moins, on voyait une désignation messianique. Pour désigner le Messie, on disait habituellement le Fils de David. Mais on disait aussi, parfois, le Fils de l’Homme. C’est le cas dans les paraboles d’Hénoch et aussi dans le quatrième livre d’Esdras. Le Fils de l’Homme, dans la vision de Daniel, apparaît associé à Dieu, et jugeant le monde. Jésus s’est désigné comme tel, encore que d’une façon indirecte, devant le sanhédrin (Matthieu 26.64).
Voir Lietzmann, Der Alenschensohn (Fribourg-Leipzig 1896) ; Fiebig, Der Menschensokn (Tübingen 1901) ; Dupont, Le Fils de l’Homme, Paris, résumé consciencieux des travaux de la critique, tendance plutôt rationaliste.
S’il a employé ce terme pour révéler à ses juges, en cette heure suprême, le mystère de son être, c’est qu’il convenait admirablement à son dessein. Le Fils de l’Homme était un Messie céleste. Sa royauté était dans le futur. C’était en quelque sorte le vicaire de Dieu, qui devait exercer ses fonctions lors du jugement dernier. Jésus a pu s’identifier par un acte de foi avec cet être du monde transcendant. De même que, du Règne de Dieu futur, il pouvait dire : « Il est au milieu de vous », il pouvait se désigner comme le Fils de l’Homme par anticipation. Le Règne de Dieu était là, virtuellement : le Messie de même. Wellhausen, sous prétexte que le terme araméen qui correspond à Fils de l’Homme (barnacha) signifie tout simplement homme, déclare que c’est par l’effet d’un contresens que ce mot a pris dans les Évangiles une signification messianique. Il n’arrive à ce résultat, d’ailleurs, qu’en niant l’authenticité de la plupart des passages où il est question du Fils de l’Homme. Mais alors, d’où vient cette désignation ? On peut bien démolir un à un les quatre-vingts textes évangéliques où se trouve le terme en question (ceux qui ont un sens messianique seraient inauthentiques ; dans les autres, il ne serait question que de l’homme en général ou d’un homme) : on ne peut pas rendre compte d’une erreur aussi répandue. Et en admettant que barnacha puisse ne signifier qu’un homme, il faut bien reconnaître que, dans la vision de Daniel, le judaïsme a vu tout autre chose.
Aussi Bousset, qui a continué l’œuvre négative de Wellhausen, s’est-il placé à un autre point de vue (voir Kyrios Christos). Il admet que le terme de Fils de l’Homme a généralement un sens messianique. Mais ce terme est, selon lui, caractéristique de la dogmatique messianique, qui est la plus ancienne dogmatique de l’Église. Étrange dogmatique, qui a si radicalement disparu que le terme incriminé ne se trouvera que trois fois dans la littérature chrétienne en dehors des Évangiles (à savoir : Actes 7.56 ; Justin Martyr, 1ère Apol., 1.51 ; Eusèbe, Histoire ecclésiastique, II, 23.13). Ce christianisme messianique, qui a vécu ce que vivent les rosés, car il n’a laissé d’autres traces que les reconstitutions hypothétiques de certains auteurs, nous n’avons aucun moyen de le différencier de la pensée de Jésus. Il peut paraître un peu excessif à un esprit moderne que Jésus se soit dit le Messie céleste, ce qui implique de graves et vastes conséquences. Mais la pensée de Jésus ne doit pas être appréciée avec les mesures du rationalisme. Si le terme de Fils de l’Homme est une invention des premiers disciples, comment expliquer que, dans les textes évangéliques, les disciples ne l’emploient jamais ; que, seul, le Maître y recoure, et généralement dans l’intimité, et avec une nuance très marquée de mystère ? Car on a pu démontrer que Jésus n’avait employé cette désignation que dans la seconde partie de sa carrière, à dater de Césarée de Philippe. Dans les quelques passages antérieurs à cette période, bar-nacha peut avoir signifié simplement un homme. Si Jésus s’est désigné comme le Fils de l’Homme au sens messianique, on conçoit que les évangélistes aient généralisé cette désignation. Ils ont traduit uniformément : Fils de l’Homme ; et il est vraisemblable qu’ils ont fini par substituer, çà et là, cette désignation au pronom de la première personne, employé par Jésus. Mais Jésus lui-même a d’abord recouru à cette expression, comme étant la plus spirituelle, la plus transcendante, la plus éloignée du messianisme charnel.
Nous savons aujourd’hui que les Mandéens attribuaient à Jean-Baptiste un rôle analogue à celui que la piété chrétienne reconnaît à Jésus. Ils voyaient en lui le Messie, qu’ils désignaient du titre de barnacha. Donc ce terme de Fils de l’Homme était d’un usage plus répandu qu’on n’avait jusqu’ici tendance à le croire. Il y a lieu de se demander s’il ne dérive pas des spéculations iraniennes relatives au prototype de l’humanité. On croyait assez couramment dans le monde ancien que le premier homme, entendu comme l’homme-type, l’homme idéal, devait reparaître à la fin des temps, et que finalement, les hommes seraient sauvés par ce fils d’homme, qui reproduirait l’image de leur premier ancêtre. Et c’est à cette idée que Jésus devait rattacher le sentiment qu’il avait de son rôle vis-à-vis de l’humanité.
Quelles conséquences l’emploi de ce terme devait-il impliquer pour Jésus ? Le Messie Fils de l’Homme est un Messie transcendant, supraterrestre. Il est préexistant. Il apparaît sur les nuées du ciel, dans la vision daniélique. Quant au Messie des Paraboles d’Hénoch, avant de le voir apparaître au terme de l’histoire, le Voyant l’aperçoit aux origines. Son nom a été prononcé avant que fussent créés le soleil et la terre (Hénoch 48.6). Il est, en somme, la première pensée de Dieu (Hénoch 40.6 ; Hénoch 45.3). Mais ce qui prime tout, dans l’emploi de ce terme, c’est l’idée du jugement à venir. Elle se trouve dans la réponse au grand-prêtre : elle est répandue au long de la tradition évangélique (Marc 8.38 ; Matthieu 16.27, cf. Luc 12.8). Il est parlé du jour du Fils de l’Homme comme du jour de Dieu (Luc 17.26 ; Luc 17.30). Le Roi dont il est question dans la scène du jugement dernier (Matthieu 25.31 ; Matthieu 25.46), c’est le Fils de l’Homme. Il est à la droite de Dieu : donc, associé à sa puissance et à l’exercice de sa justice souveraine. C’est ainsi qu’Étienne l’apercevra dans sa vision suprême (Actes 7.56). D’après Hégésippe, Jacques, interrogé par les Juifs sur Jésus, leur répond : « Pourquoi m’interrogez-vous sur le Fils de l’Homme ? Il siège dans le ciel à la droite de la Force suprême, et il reviendra sur les nuées du ciel » (Eusèbe, Histoire ecclésiastique, II, 23.13).
Est-il concevable que le charpentier de Nazareth se soit attribué, et la préexistence dans le ciel, et le rôle de Juge du monde, et une sorte de vice-royauté dans l’au-delà ? Ceci, qui paraissait un blasphème au grand-prêtre, étonne certains théologiens. Mais est-il si surprenant que celui qui exerce une telle action sur la conscience humaine se soit attribué le titre de Fils de l’Homme ? Vivant en communion permanente avec Dieu, il avait conscience de réaliser pleinement la pensée de Dieu. Il était l’Homme tel que Dieu l’avait voulu. N’a-t-il pu avoir, en un temps où l’idée de préexistence était si répandue, le pressentiment d’une origine céleste ? Les Évangiles synoptique ne le disent pas expressément, mais cet aspect de la notion du Fils de l’Homme sera développé dans la théologie paulinienne. Cet acte de foi ne s’explique que par la sainteté de Jésus ; mais il la confirme. Seul a pu se dire le Fils de l’Homme un être qui était sans péché.
Ce terme avait un sens mystérieux. Les premiers chrétiens ne l’ont pas bien compris, c’est pourquoi ils l’ont laissé tomber. Mais ce qu’il renfermait de mystère était pour Jésus une raison d’y tenir. Et il devait y tenir d’autant plus, que son humanité y était pleinement affirmée. Sa royauté, il l’attendait, mais à travers un abaissement continu. C’est le sens de cette parole : « Il y a un feu que je suis venu jeter sur la terre. Et combien il me tarde que ce feu soit allumé ! Mais il y a un baptême dont je dois être baptisé ; et comme je suis dans l’angoisse jusqu’à ce que ce baptême s’accomplisse ! » (Luc 12.49 et suivant). Il allait donc s’élever par la souffrance à la gloire. Et le terme de Fils de l’Homme convenait aussi merveilleusement à son abaissement présent qu’à sa gloire future. Il faut se rappeler l’accent de mélancolie avec lequel les Psaumes parlent de l’homme, et parallèlement, du fils de l’homme : « Qu’est-ce que l’homme, que tu te souviennes de lui, et le fils de l’homme, que tu prennes garde à lui ? » (Psaumes 8.5).
Enfin, Jésus a fait revivre le type du Serviteur de l’Éternel. Il a été l’image vivante de celui qui « ne brisera pas le roseau froissé et n’éteindra pas le lumignon qui fume encore ». Il est venu, non pour être servi, mais pour servir. C’est un enfant des hommes qui a pris conscience, dans son humilité, de répondre aux intentions de Dieu, et que rien ne sépare de Celui qu’il révèle aux hommes. Voilà le mystère, d’où tout le reste se déduit.
Ainsi, la divinité de Jésus apparaît comme une conclusion nécessaire de la pensée chrétienne qui a Jésus pour objet. Elle est postulée par la piété à titre d’hypothèse qui, pour nous, comme pour Jésus, peut seule, semble-t-il, rendre compte de cette personne sainte.
D’après les discours renfermés dans la première partie du livre des Actes, qui sont généralement considérés comme renfermant des conceptions très anciennes, la messianité de Jésus n’a été effective qu’à dater de la résurrection.
Nulle part, l’humanité de Jésus n’est aussi fortement accentuée que dans ces discours. Jésus y est désigné simplement comme le serviteur de Dieu. Dans leurs prières, les disciples disent : « Étends ta main, pour qu’il y ait des guérisons, des signes et des miracles par le nom de ton saint serviteur Jésus » (Actes 4.30). La pensée des Actes se trouve complétée, il est vrai, par l’allusion à la messianité de Jésus (Actes 4.27). Il n’en est pas moins certain que, selon les Actes, Jésus est un homme que Dieu a oint de son Esprit (Actes 10.38). Sa royauté date de sa résurrection, prélude de son exaltation dans la gloire (Actes 3.13). Auparavant, il était accrédité par Dieu au moyen d’actes de puissance (Actes 2.22), mais ce qui le caractérisait essentiellement c’était la sainteté. Messie, il l’était déjà en vertu de l’onction de l’Esprit, mais sa messianité était toute virtuelle. Voir le discours de Paul à Antioche de Pisidie : « La promesse qui avait été faite à nos pères, Dieu l’a accomplie pour nous, leurs enfants, en ressuscitant Jésus, comme il est écrit au Psaume 2 : Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui » (Actes 13.33 et suivant). La parole du Psaume, que certains manuscrits placent dans le récit du baptême, est donc appliquée ici à la résurrection.
La résurrection elle-même, d’ailleurs, passe au second plan, l’accent étant mis sur la glorification de Jésus (Actes 2.33 ; Actes 2.36). La royauté de Jésus doit se réaliser sur la terre. Il y reviendra dans la gloire. Le rôle de ses disciples est de préparer sa venue en prêchant la repentance (Actes 2.38 ; Actes 3.19 et suivant), et en exhortant leurs contemporains à invoquer le nom de Jésus de Nazareth, afin de subsister dans les catastrophes qui précéderont la venue du Messie (Actes 2.21 ; Actes 4.12 ; Actes 10.43).
Jésus est donc le Messie glorieux de l’avenir, le Fils de l’Homme (Actes 7.55 et suivant, cf. Actes 17.31). Il est aussi le Seigneur, et cette appellation de Dieu dans l’ancienne alliance, le désigne généralement dans le livre des Actes. Son nom a une puissance merveilleuse (Actes 3.6 ; Actes 16.18 ; Actes 19.13-17). Il est l’objet de la foi. L’attitude de ses disciples est celle de l’adoration (Actes 7.59 et suivant). Ce terme : ton saint serviteur Jésus (Actes 4.27-30) pourrait nous étonner davantage, s’il n’évoquait pour nous le Serviteur de l’Éternel dont il est question dans la seconde partie du livre d’Ésaïe. Le type humble et souffrant du Serviteur se combine, dans les Actes comme dans les Évangile, avec le type glorieux du Fils de l’Homme : c’est dire l’importance de la souffrance du Christ pour l’auteur d’Actes (voir en partie. Actes 8.32 et suivants). L’œuvre de Jésus culmine dans son sacrifice : c’est la conviction de la génération apostolique tout entière. Les apôtres sont surtout des témoins de la résurrection (Actes 1.22). Le fait qui domine tout à leurs yeux, c’est que Jésus est désormais à la droite de Dieu. Mais dès lors, sa mort perd son caractère infamant. Elle concourt au dessein de Dieu. Elle est un élément du plan divin. Jésus est mort pour nos péchés, et cela, selon les Écritures. Tel est, suivant l’apôtre Paul, l’enseignement commun de l’Église primitive (1 Corinthiens 15.11).
Dans le langage de l’apôtre Paul, Jésus est le Seigneur. Que signifie ce terme ? C’était le titre que les LXX donnaient au Dieu de l’Ancien Testament. Il a été aussi donné aux dieux du paganisme, partout où s’est manifestée l’influence de l’Orient. Quand un homme pieux de ce temps se choisit un dieu pour patron, il l’intitule son seigneur et se proclame lui-même son esclave. C’est ce qu’on retrouve chez l’apôtre Paul (Romains 1.1). Le terme de Seigneur comporte donc la consécration sans réserve, l’obéissance absolue. Depuis quand, et en vertu de quoi le Christ a-t-il été élevé à cette dignité ? L’apôtre le dit au début de Romains et dans Philippiens 2 : c’est en vertu de sa résurrection que le Christ a été établi Fils de Dieu avec puissance, c’est-à-dire Seigneur. Désormais, il est Kyrios. Et ce terme n’est pas l’équivalent du terme de politesse orientale dont les Juifs se saluaient volontiers. Comme Seigneur, Jésus est associé à Dieu. Au commencement de ses lettres, Paul souhaite à ses lecteurs « grâce et paix de la part de Dieu le Père et du Seigneur Jésus-Christ ».
Cependant, Paul laisse subsister un intervalle entre le Christ et Dieu. Ceci est très nettement indiqué dans 1 Corinthiens 3.21-23 : « Tout est à vous, vous êtes à Christ, et Christ est à Dieu ». Plus explicite encore est le fameux passage, 1 Corinthiens 15.20-28, où l’apôtre esquisse l’avenir du monde et où, après avoir annoncé le triomphe du Christ, il déclare qu’à la fin des temps, celui-ci remettra la royauté à son Père, en sorte que « Dieu sera tout en tous » (1 Corinthiens 15.28). On s’est demandé s’il n’y aurait pas des textes où tout intervalle entre le Christ et Dieu serait supprimé. Ceci ne paraît pas probable. La doxologie de Romains 9.5 dit-elle : « Que le Christ selon la chair, qui est Dieu au-dessus de toutes choses, soit béni éternellement », ou : « Que le Dieu qui est au-dessus de toutes choses soit béni éternellement » ? Il semble difficile que l’apôtre ait désigné le Christ comme le Dieu qui est au-dessus de tout. Ce serait en vérité une grave atteinte au monothéisme, et Philippiens 2 ne nous y autorise pas.
Mais pratiquement, et jusqu’à la fin de l’ère actuelle, le Christ représente Dieu vis-à-vis de l’humanité. S’agit-il d’une divinité purement acquise ? Ce n’est guère croyable à première vue. Paul ne songe pas à l’apothéose d’un juste. Le Christ est d’emblée un Être divin. Ensuite, « Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom » (Philippiens 2.9). Ce nom, c’est celui qui désigne le dominateur de l’univers, le Roi. Jésus est le Seigneur. Il s’agit d’une souveraineté divine, ou quasi divine. Les Juifs, dans leur crainte de profaner le nom de Dieu, disaient : Adonaï (le Seigneur). Partout où les LXX trouvent Adonaï, ils disent Kyrios (le Seigneur), qui devient une manière de nom propre. Ce nom, Dieu l’a donné au Christ. Et par là (étant donnée la vertu mystérieuse du nom), il lui a assigné une part de souveraineté dans le monde. C’est ce que corrobore un texte curieux de 1 Corinthiens (1 Corinthiens 8.5 et suivant) : « S’il y a en quelque façon, au ciel et sur la terre, des êtres qu’on appelle dieux (comme, aussi bien, il existe en fait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs), pour nous il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, par qui sont toutes choses, et pour qui nous sommes nous-mêmes, et qu’un seul Seigneur, Jésus-Christ, à qui l’univers doit son existence et à qui nous devons aussi la nôtre. »
L’apôtre va jusqu’à appliquer au Christ des textes de l’Ancien Testament qui se rapportent en réalité à Dieu (voir par exemple 1 Corinthiens 1.31). Il considère que l’existence terrestre de Jésus n’a été qu’un régime de transition. Le Christ n’a fait que passer sur la terre, où il avait, revêtant la forme d’un esclave, éteint la splendeur de l’Esprit divin sous le vêtement transitoire de la chair humaine (Philippiens 2.5 ; Philippiens 2.8). Lorsqu’il veut définir le Christ par rapport à l’humanité, Paul l’appelle le second Adam (1 Corinthiens 15.45). À la fin des temps, selon lui, le second Adam est venu s’insérer dans la trame de l’histoire. Ceci fait songer à cette notion apocalyptique suivant laquelle ce qui avait existé à l’origine devait reparaître à la fin des temps. Il devait y avoir un nouveau déluge, un nouveau ciel, une nouvelle terre. En tant que prototype de la véritable humanité, le Christ représente l’image divine. Il est Esprit : l’homme est chair. « Le Seigneur est l’Esprit » (2 Corinthiens 3.17). Il a un corps spirituel, enveloppe adéquate de l’Esprit et que caractérisent, par opposition au corps de l’homme, la gloire, l’immortalité, la puissance. Ce corps est formé de cette substance lumineuse, sorte d’éther, qui constitue le nimbe ou le nuage resplendissant qui sert de manifestation visible à Dieu, et qu’on nomme la gloire (2 Corinthiens 3.18). Étant l’image de Dieu, et le premier-né de toute la création (Colossiens 1.15), le Christ occupe dans l’univers une situation unique. Il a repoussé la tentation, qui s’offrait à lui comme au premier homme, d’usurper la royauté divine. Étant au-dessus de tous les êtres, il aurait pu être pris de vertige, et étendre la main vers le sceptre de Dieu. Au contraire, par obéissance et par amour, il s’est dépouillé de ses prérogatives : il s’est abaissé jusqu’à la mort ignominieuse de la Croix. C’est pourquoi il est le Seigneur.
Si nous examinons de plus près cette existence antérieure à la vie terrestre, nous voyons — et c’est ce qu’il y a pour nous de plus mystérieux dans cette gnose — que le Christ a un rôle cosmique. Ce n’est pas dans les épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens, qui contiennent les développements tardifs de la métaphysique de l’apôtre, c’est dans 1 Corinthiens que Paul écrit : « Par lui est l’univers, et nous sommes par lui » (1 Corinthiens 8.6). Ailleurs, il est vrai (Romains 11.36), Paul dira à propos de Dieu ce qu’il a dit à propos du Christ, parce qu’aussi-bien, l’initiative première appartient à Dieu. De même, le but suprême de l’univers, c’est Dieu. Mais le Christ est l’organe de la création : Paul développera cette considération dans l’épître aux Colossiens. Là, il a affaire à des populations dont l’âme curieuse et exaltée a soif de métaphysique. Il leur donne librement ces spéculations, sur lesquelles il n’insistait pas vis-à-vis des Corinthiens, parce que ceux-ci, nouveau-nés à la foi chrétienne, ne pouvaient encore supporter que le lait des instructions pratiques, et non la gnose, cette viande des forts. Dans cette lettre se trouve donc l’exposé de la théosophie paulinienne, que l’apôtre oppose à ces premiers essais de gnosticisme paganisant par lesquels des docteurs sans mandat entreprenaient de détourner les âmes de la simplicité chrétienne. Paul y développe le rôle du Christ dans la création, en l’opposant à ces êtres intermédiaires, à ces éons, dont l’imagination d’alors peuplait l’invisible. Colossiens 1 renferme un véritable hymne dogmatique : « En lui, tout a été créé, ce qui est au ciel et ce qui est sur la terre : les Trônes, les Dominations, les Pouvoirs, le Visible et l’Invisible. L’univers est créé par lui et pour lui ; il est à la tête de tout, et l’univers subsiste en lui » (Colossiens 1.16 et suivant). Ainsi, le Christ n’est pas seulement le premier-né de la création. Il en est l’auteur ; et non seulement de la création visible, mais de l’invisible. De lui procèdent les hiérarchies célestes ; et même, tout cela a été créé pour lui : il est à la fois cause et fin de l’univers. Cependant, il fait encore partie de la création ; il appartient donc lui-même au monde du devenir : il est nettement subordonné à Dieu. L’univers subsiste en lui : c’est dire que, s’il venait à manquer, l’univers s’écroulerait. Il semble difficile de concilier cette donnée avec l’existence personnelle. Le Christ apparaît comme la force organisatrice du Tout.
Mais comment s’expliquer qu’il soit représenté parfois comme la fin de la création ? Il n’est pas nécessaire d’entendre les textes dans un sens panthéiste et de voir dans le Christ une sorte d’âme du monde. Dans le parallèle des deux Adam, le second Adam est qualifié d’Esprit qui donne la vie. Dans le récit de la Genèse, l’Esprit plane sur la face de la mer primordiale. Or, l’Esprit de Dieu est identifié, chez Paul, à l’Esprit du Christ (Romains 8.9). Avoir l’Esprit du Christ, c’est avoir le Christ en soi : « Christ en vous, l’espérance de la gloire » (Colossiens 1.27). Le Christ peut donc habiter en beaucoup d’êtres ; et ceux-ci sont en lui. Il est un principe de vie : âme du monde, âme des croyants. C’était une idée courante, à cette époque d’interprétations allégoriques, que celle d’êtres mi-concrets, mi-abstraits. Le Logos de Philon d’Alexandrie est à la fois un principe cosmique et l’homme idéal. D’autre part, ces expressions : de lui, par lui, pour lui, appliquées à l’unité primordiale et à la création de l’univers, sont les formules fondamentales du mysticisme gréco-égyptien. Sur le Christ, Paul transfère les attributs du Logos, avec cette différence toutefois, qui est essentielle, que la personnalité vivante est au point de départ, et non l’être impersonnel. Tandis que le Logos, chez Philon, n’est qu’une abstraction, le Christ impersonnel, chez Paul, est une émanation de l’Homme céleste, du second Adam.
On comprend les allusions que fait l’apôtre à une manifestation du Christ antérieure à sa venue sur la terre (1 Corinthiens 10.1 et suivant). La manne est le type du pain de la Cène ; la source jaillissante du rocher est le type du vin de la Cène. Mais ce ne sont pas des allégories : ce sont des faits. Quant au rocher d’où jaillissait la source, c’est le Christ préexistant. On trouve des comparaisons de ce genre chez Philon. Et les commentateurs juifs de l’Ancien Testament parlent abondamment du rocher de Moïse, qui accompagne les Israélites à travers le désert. Ainsi, l’interprétation messianique du rocher peut bien venir des rabbins. Mais chez Paul, le sens de cette histoire est que le Christ se manifeste à Israël et lui donne l’eau vive, étant l’Esprit de révélation, qui réconforte les âmes dans tous les siècles.
Il ne faut pas trop s’étonner de cet appareil théosophique. Le Christ, âme du monde, n’a pas ôte à Paul le Christ personnel. Au contraire, ce qui motive toutes ces spéculations, c’est la place souveraine que le Christ occupe dans l’âme de son apôtre, c’est l’adoration que Paul lui a vouée. Sur le chemin de Damas, il a eu affaire au Christ glorifié. C’est un être radieux, appartenant déjà au monde supérieur, qui l’a arraché par violence au milieu ancestral « comme un avorton » (1 Corinthiens 15.8), et l’a fait naître brusquement à la vie nouvelle. C’est pourquoi il peut dire : « Si nous avons connu le Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus de cette manière » (2 Corinthiens 5.16). Le Christ-Esprit a agi sur lui ; le Christ historique n’a jamais été en rapport avec lui. Voilà ce qui a facilité à ses yeux cette transformation du Christ en une puissance créatrice de l’univers. Il faut ajouter que les limites de la vie personnelle sont, dans la pensée de ce temps-là, extrêmement flottantes. Si ce qu’il y a d’éternel dans le Christ, c’est l’Esprit, puissance rayonnante de Dieu, on conçoit que l’apôtre rapproche jusqu’à les identifier le Seigneur et cette activité divine créatrice.
Mais, si la connaissance historique du Christ lui paraît insuffisante, il n’en faut pas conclure que la figure même de Jésus le laisse indifférent. Le Seigneur, pour lui, c’est l’être qui a souffert ici-bas, et dont la souffrance absorbe à ce point sa pensée et son cœur, qu’il peut écrire aux Corinthiens : « Je n’ai voulu savoir parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié » (1 Corinthiens 2.2). Si nous avions la prédication missionnaire de l’apôtre, nous y trouverions des peintures de la croix qui feraient songer au réalisme poignant des Primitifs. Qu’on se souvienne de l’apostrophe aux Galates : « Vous à qui Jésus-Christ a été dépeint comme s’il eût été crucifié sous vos yeux » (Galates 3.1). La croix, dont il ne cessait d’évoquer les douleurs pour communier avec elles et les achever, en quelque sorte, en lui-même (Colossiens 1.24) ; la résurrection, dont il a été le témoin, mis par là sur le même rang que Pierre, que Jacques, que tous les apôtres, ce qui fait son sujet de gloire : voilà les éléments essentiels de son Évangile. Question de perspective. Mais aussi, question de principe : c’est au Christ vainqueur qu’il a affaire ; c’est de lui qu’il est apôtre.
L’exemple et les préceptes de celui qui s’est ainsi donné gardent à ses yeux l’autorité absolue. Quand il parle en son propre nom, tout apôtre de Jésus-Christ qu’il est, il se borne à émettre une opinion (1 Corinthiens 7.25). Mais là où il peut s’appuyer sur un précepte du Seigneur, ce n’est plus affaire d’opinion seulement. « C’est ainsi que j’ordonne dans toutes les églises » (1 Corinthiens 7.17). « Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Seigneur » (1 Corinthiens 7.10). Son enseignement moral s’inspire de très près, et constamment, de celui de Jésus. On y retrouve à chaque instant, sinon une citation, du moins une réminiscence de l’Évangile. Les vertus sur lesquelles il insiste comme étant les vertus cardinales, ainsi l’humilité et la douceur, sont celles qui, selon les Évangiles, caractérisent le Christ. Le psaume de la charité (1 Corinthiens 13) est écrit à la gloire du Christ : chacune des caractéristiques de la charité est un trait de la figure de Jésus, telle qu’elle s’est gravée dans l’âme de ses disciples.
Paul n’a jamais versé dans le docétisme : le Christ n’a pas été à ses yeux un fantôme. Quand il avoue aux Philippiens son désir de s’en aller pour être avec Christ, « ce qui serait de beaucoup préférable » (Philippiens 1.23), il ne s’agit point, certes, d’un principe impersonnel, mais d’un être concret auquel il a consacré sa vie, et qu’il aime comme personne sur la terre ne l’aimera jamais. Qu’il ait transporté dans l’au-delà la physionomie morale du Christ, ceci paraît certain. L’amour du Christ, il ne l’a pas considéré uniquement dans l’existence historique de Jésus de Nazareth, et ce n’est pas là, peut-être, qu’il l’admire le plus. Il l’a contemplé dans ce mystère d’amour qui est l’abaissement d’un Être céleste se dépouillant de sa condition divine pour subir tous les hasards de la condition humaine, et descendant, par l’effet de sa libre naissance, jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix ! C’est ainsi qu’il relie, dans la vie de Jésus, la terre au ciel. Il ne fait en cela qu’étendre les conséquences des récits évangéliques. Et s’il vit, dès à présent, en Christ, si, dans cette atmosphère vitale, toutes les relations prennent un caractère nouveau, il est impossible de distinguer entre ce qui est influence du personnage historique et ce qui est action constante du Ressuscité (voir A. Sabatier, l’Apôtre Paul, 3e édit. 1896 ; Albert Schweitzer, Die Mystik des Apostels Paulus, Tûbingen 1930).
Ce qu’il y a de particulièrement remarquable dans la christologie de l’épître aux Hébreux (voir article), c’est que l’humanité du Christ y ressort plus nettement que partout ailleurs, tandis que l’auteur trouve pour exalter sa majesté des termes d’un éclat inégalé. Très informé de la tradition apostolique, il se tient près de l’histoire concrète. Il précise que Jésus est de la race de David et de la tribu de Juda (Hébreux 7.14), il rappelle que sa prédication a été accréditée par des signes, par des miracles, par toutes sortes de manifestations de l’Esprit (Hébreux 2.2 ; Hébreux 2.4). Il parle des contradictions que le Seigneur a essuyées. Il fait allusion à sa souffrance de Gethsémané, à sa prière à Celui qui pouvait le sauver de la mort (Hébreux 5.7). Il situe le supplice de Jésus « hors des portes de Jérusalem » (Hébreux 13.12). Il trace de Jésus un portrait magnifique. Il relève son humilité (Hébreux 5.5), sa piété (Hébreux 5.7 : le terme employé par lui, eulabeïa, signifie proprement crainte de Dieu), son obéissance et sa fidélité envers Dieu (Hébreux 3.2 ; Hébreux 5.8 ; Hébreux 10.5-7), sa miséricorde envers les hommes (Hébreux 2.17) ; enfin, en pleine lumière, au-dessus de toutes les autres vertus, sa foi par laquelle il est le modèle des croyants (Hébreux 12.2). Même, Jésus a connu l’espérance, qui, dans le cœur des fidèles, est associée à la foi. Il a porté la foi à son achèvement ; et il a souffert les yeux fixés sur la joie du ciel qui lui était promise (Hébreux 12.2). Semblable à nous en toutes choses, sauf le péché (Hébreux 4.15), c’est à cause de cette parfaite assimilation à notre humanité qu’il a pu être l’intercesseur de la race humaine, le véritable souverain sacrificateur. Comme les enfants des hommes, il a été un être de chair et de sang. Il a enduré la tentation (Hébreux 2.18), ce qui le rend capable de comprendre ceux qui sont tentés, de sympathiser avec eux (Hébreux 4.15). Il a conquis la sainteté de haute lutte, et la royauté du ciel a été la récompense de sa victoire.
Et cependant, ce représentant qualifié de l’humanité devant Dieu est tout autre chose encore. Il est aussi haut au-dessus des anges que la nouvelle alliance est au-dessus de l’ancienne, dont les anges furent les médiateurs. Il a existé avant le monde. « Sans père, sans mère, sans généalogie, n’ayant ni commencement ni fin » (Hébreux 7.3), il a pour type prophétique, à ce titre, Melchisédec. Il est le « reflet de la gloire » de Dieu, « l’empreinte de son être » (Hébreux 1.3) ; il porte l’univers par sa parole puissante, ce qui signifie qu’il est l’agent de la création. Aussi les titres divins s’accumulent-ils sur lui : le titre de Seigneur, avant tout, dans les textes mêmes de l’Ancien Testament où il s’applique à Dieu (Psaumes 110.1, par exemple). Il est même désigné comme Dieu (Hébreux 1.8 et suivant), ce qui n’empêche pas qu’ailleurs il soit subordonné à Dieu, qui est appelé son Dieu dans ce même texte (Ô Dieu, ton Dieu t’a oint d’une huile de joie). Ces atténuations du monothéisme sont familières à la pensée de ce temps. Et la situation du Fils à l’égard du Père est toute semblable ici à ce qu’elle est chez l’apôtre Paul. C’est au Christ que l’auteur applique la parole du Psaume 8 (verset 6 et suivant) : « Tu l’as couronné de gloire et d’honneur : tu as mis toutes choses sous ses pieds. »
Mais avant tout, il a souffert, et c’est par là qu’élevé à la perfection il est devenu l’auteur et le chef du salut (Hébreux 2.10). Il est venu sur la terre pour s’offrir en sacrifice. Par où il met fin aux sacrifices de l’ancienne alliance (Hébreux 10.9 et suivant). Pour expier les péchés du monde, il fallait du sang, le Christ a offert le sien (Hébreux 9.18 ; Hébreux 9.22). Il est à la fois sacrificateur et victime. Comme sacrificateur, il relève de l’ordre de Melchisédec, qui est supérieur à celui de Lévi (Hébreux 7.1 ; Hébreux 7.17). Comme victime, il possède une vertu sanctifiante infiniment supérieure à celle des victimes que l’on offrait sous l’ancienne alliance (Hébreux 9.12-14). Il offre son sacrifice dans le sanctuaire céleste, tandis que le grand-prêtre de l’ancienne alliance l’offrait dans le sanctuaire terrestre. De là, le caractère permanent et définitif de ce sacrifice (Hébreux 10.14). Le sacrifice du Christ apporte aux hommes le pardon et l’accès du trône de grâce (Hébreux 10.19-22). Il a ce résultat pour tous les hommes (Hébreux 2.9). Il a un effet rétroactif, une valeur universelle (Hébreux 9.26).
Entre cette conception et celle de Paul, il y a une nuance. Paul insiste davantage sur le côté juridique de l’expiation ; l’auteur de l’épître aux Hébreux sur l’aspect rituel de cette même expiation. L’épître aux Hébreux formule, dans toute sa rigueur, ce qu’on appelle la « théologie du sang ». Mais l’idée de l’expiation par le sang est universelle en ce temps-là. Et les analogies de l’épître aux Hébreux avec le philonisme permettent de voir dans sa doctrine une spiritualisation de l’idée du sacrifice, que le Christ accomplit dans le tabernacle divin.
Le Christ est l’objet de la foi. Il est devenu, pour tous ceux qui lui obéissent, l’auteur du salut éternel (Hébreux 5.9). Il procure la rémission des péchés. C’est par lui qu’on passe pour aller à Dieu (Hébreux 13.15). Et il peut sauver parfaitement ceux qui par lui s’approchent de Dieu (Hébreux 7.25).
Le Fils de Dieu n’est pas désigné expressément comme le Logos. Il n’en est pas moins beaucoup plus rapproché du Logos philonien que ne l’est le Logos du 4e Évangile. Sa position vis-à-vis des anges ressemble à celle du Logos (voyez Hébreux 1.4). Il est le reflet ou le rayonnement de l’essence divine. Le même terme, chez Philon, est appliqué à l’âme humaine que le Logos visite, mais un terme analogue est employé à propos du Logos. Quand le Fils est appelé l’empreinte de Dieu, ceci s’applique au Logos chez Philon (De Plant., 5). L’image de Melchisédec, le grand-prêtre intemporel, est chez Philon (Allég. des Lois, 3.25 et suivant). La situation du Logos intercesseur chez Philon est semblable à celle du Fils dans l’épître aux Hébreux (Quis rerutn divinarum hoeres, 42). On peut multiplier ces analogies. Pourtant, il y a tout autre chose dans l’épître aux Hébreux. L’Alexandrin qui l’a écrite a pensé le christianisme avec les formes et les expressions qui lui étaient familières. Il n’y a pas ici un effort d’apologétique pour rattacher le christianisme à la philosophie du temps. L’alexan-drinisme est le terrain où s’épanouit la plante chrétienne. Aucun sol ne pouvait être plus favorable à son développement (voir E. Ménégoz, La Théologie de l’Épître aux Hébreux, Paris 1893).
Le Christ tient ici la même place que dans la théologie de Paul, et il se présente sous le même aspect. Il est fait allusion à sa préexistence. Il est dit que les prophètes ont tâché de découvrir le temps et les circonstances que leur indiquait l’Esprit du Christ qui était en eux (1 Pierre 1.11). Il y a bien là une activité personnelle, non point de création, sans doute, comme dans l’épître aux Colossiens, mais de révélation, et qui est antérieure à l’existence historique de Jésus de Nazareth. C’est d’ailleurs l’idée générale des Pères que le Christ s’est révélé par les prophètes (Tertullien, Adversus Marcionem, 3°). L’auteur de l’épître de P. Identifie la révélation présente et la révélation ancienne ; le message des prophètes et celui des apôtres. Comme Paul, il admet que le Christ a revêtu la chair. Mais la chair a été anéantie par la mort ; l’Esprit est revenu à la vie : (1 Pierre 3.18) ce sont les deux moments essentiels de l’histoire du salut.
Pour ce qui est de la vie du Christ, nous ne trouvons guère dans l’épître de P. que des allusions à la sainteté de Jésus. Il est qualifié de juste (1 Pierre 3.18). Il est appelé l’Agneau sans défaut et sans tache (1 Pierre 1.18). Il est dit (d’après Ésaïe 53.9) qu’il « n’a point commis de péché », et qu’« il n’y a point eu de fraude dans sa bouche » (1 Pierre 2.22). À part cela, aucune allusion à la vie terrestre de Jésus.
La notion du sacrifice du Christ est très voisine des affirmations pauliniennes. On a voulu la dériver des Évangile ; il y a ici, pourtant, telle affirmation qui va plus loin que les textes évangéliques. L’idée dominante est la rédemption. « Vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre que vous aviez apprise de vos pères, non par des choses périssables… , mais par le sang du Christ » (1 Pierre 1.18 et suivant). La notion juridique de la rançon se combine avec la notion rituelle de l’expiation. Mais ce qui est essentiel, c’est cette idée de la victime expiatoire (1 Pierre 2.24), où l’on retrouve l’inspiration de Ésaïe 53, qui est même cité littéralement (cf. 1 Pierre 2.25 et Ésaïe 53.7 ; 1 Pierre 2.22 et Ésaïe 53.9 ; voir encore Ésaïe 53 : et suivant). Le fait premier de la foi, c’est l’aspersion par le sang de Jésus (1 Pierre 1.2). La relation entre le croyant et le péché est la même que dans les épîtres de Paul. Le rapport entre le croyant et les péchés portés par le Christ se précise. Le sacrifice du Christ mène les hommes à Dieu, et produit chez eux, dans la communion de ses souffrances, une rupture non fatale, mais consciente et volontaire avec le péché (1 Pierre 4.1).
Entre la mort et la résurrection de Jésus-Christ, s’intercale ici un nouveau moment, qui est la descente aux enfers (1 Pierre 3.19-22). Le Christ, dépouillé de la chair, et devenu Esprit, s’en va prêcher aux esprits qui sont en prison. Il leur annonce le salut. Or ces esprits sont ceux que l’on considère comme les plus corrompus : savoir, les représentants de la génération du déluge. C’est le développement d’un thème paulinien (qu’on retrouve par exemple Éphésiens 4.8 et suivant) et un élargissement de l’œuvre rédemptrice, qui est bien dans le prolongement de la prédication de Jésus.
La christologie de l’Apocalypse renferme des éléments très divers. Par endroits, une conception juive du Messie guerrier : c’est le Lion de Juda, le Dominateur des païens, qui paît les peuples avec une houlette de fer (Apocalypse 2.26 et suivant Apocalypse 12.5 ; Apocalypse 19.15, cf. Psaumes 2.9, Psaumes de Salomon 17.24) ; il livre à la puissance de Satan une épouvantable bataille (Apocalypse 19.11-16). Ailleurs, et fréquemment, des allusions précises à Jésus : à son origine davidique (Apocalypse 5.5), à sa mort rédemptrice, dont la portée est universelle (le surnom qui lui est constamment donné, c’est l’Agneau). Enfin, dans l’adoration de l’auteur, il s’identifie à Dieu. Il est le Vivant. Il a les clés de la Mort et de l’Hadès (Apocalypse 1.18). De ses yeux de flamme, il sonde les reins et les cœurs (Apocalypse 2.18-23). Il pénètre les secrets des destinées humaines (Apocalypse 5.5). Il est « le principe de la création de Dieu » (Apocalypse 3.14). Il possède l’intimité de Dieu à un degré où nul autre ne la possède. Et le titre qui seul correspond dignement à son être, c’est « la Parole de Dieu » (Apocalypse 19.13). Plus encore : il est le Premier et le Dernier : (Apocalypse 1.17 ; Apocalypse 2.8 ; Apocalypse 22.13) la raison d’être et l’aboutissement de l’univers. Toute la création adore inséparablement « Dieu et l’Agneau » (Apocalypse 5.13 ; Apocalypse 7.10).
Rien de tout ceci ne porte atteinte à la souveraineté divine. Dieu est l’auteur de la révélation que Jésus-Christ transmet au Voyant (Apocalypse 1.1). Jésus parle, dans les lettres aux sept églises, de son Dieu. L’autorité qu’il est appelé à exercer sur le monde est un don de son Père (Apocalypse 2.27). Et sa royauté apparaît parfois comme la récompense de son œuvre d’amour (Apocalypse 3.21 ; Apocalypse 5.9), de son sacrifice, de sa victoire.
Le but du 4e Évangile est de démontrer que Jésus est le Messie. Sans doute, les autres Évangiles, ont bien un caractère apologétique ; mais pour celui-ci, la démonstration de la messianité du Christ est au premier plan : « Ces choses ont été écrites afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en le croyant, vous ayez la vie par son nom » (Jean 20). Dès lors, l’auteur considère tout, dans la vie de Jésus, du point de vue messianique. C’est pour cela qu’il déplace la purification du temple, acte messianique au premier chef, pour en faire l’acte inaugural du ministère de Jésus (Jean 2.13-17).
Le terme de Messie ne comporte plus désormais, dans le langage des disciples de Jésus, aucune équivoque ; c’est pourquoi l’Évangile n’hésite pas à le mettre dans la bouche du Maître. Toutefois, il emploie volontiers deux autres expressions : Fils de l’Homme, et Fils de Dieu, parce qu’elles se prêtent excellemment à définir ce messianisme spirituel qui a été celui de Jésus. Il est remarquable que le terme de Fils de l’Homme soit, comme dans la tradition synoptique, mis uniquement dans la bouche de Jésus. Il n’a point ici un sens d’humilité, mais de gloire (Jean 1.51 ; Jean 12.23). L’origine céleste du Fils de l’Homme est proclamée (Jean 3.13 ; Jean 6.62) en même temps que son retour au ciel, et son accession à la royauté divine. La qualité de juge du monde est impliquée dans le terme de Fils de l’Homme : « Il lui a donné le pouvoir d’exercer le jugement, parce qu’il est Fils de l’Homme » (Jean 5.27). Seul, le Fils de l’Homme dispense le pain de vie (Jean 6.27). Il est question, dans le même sens, de -manger la chair du Fils de l’Homme (Jean 6.53). La mort de Jésus étant le stade préliminaire de sa glorification, l’Évangile parle de l’assomption du Fils de l’Homme lorsqu’il veut parler de la mort de Jésus (Jean 8.28 ; Jean 12.23 ; Jean 12.32). L’expression Fils de Dieu est moins fréquente que l’autre (neuf fois seulement), mais il faut ajouter qu’à vingt reprises il est question du Fils, de son Fils, du Fils unique
Certains de ces textes ont un sens théocratique, et ne sortent pas des cadres du messianisme juif. Jésus est et reste Messie d’Israël aux yeux de Jean-Baptiste (Jean 1.30). Il l’est aussi aux yeux de Nathanaël (Jean 1.49). Et Jésus ne trouve pas que la foi de Nathanaël soit insuffisante.
L’expression Fils de Dieu, interprétée au sens de Roi d’Israël, il ne la rectifie pas. La foi de Marthe est semblable à celle de Nathanaël : « Je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, Celui qui vient dans le monde » (Jean 11.27). Tel est le langage des croyants. Voici maintenant le langage des adversaires. À Pilate, qui leur dit : « Je ne trouve en lui aucun motif de condamnation » (Jean 19.4-6), les Juifs répondent : « Nous avons une loi, et suivant cette loi, il doit mourir, parce qu’il s’est fait le Fils de Dieu » (Jean 19.7). C’est évidemment comme faux Messie que Jésus est traduit devant Pilate, et la suite le prouve : « Si tu le relâches, tu n’es pas ami de César : quiconque se fait roi, est l’adversaire de César » (Jean 19.12).
Jésus est donc envisagé par l’Évangile de Jean comme Fils de Dieu au sens théocratique. Ceci rend compte de la plupart des textes. Il y en a toutefois qui ont un sens philosophique, et qu’il faut examiner dans l’ensemble de la grande métaphysique de Jean.
Cette métaphysique est exposée dans le prologue de l’Évangile, où l’on voit le Logos descendre du ciel sur la terre. Le Logos est antérieur au monde sensible. Il existe dès le commencement (Jean 1.2), ce qui n’implique pas qu’il participe à l’éternité de Dieu, mais ce qui lui confère à l’égard du monde une situation unique, analogue à celle que l’épître aux Colossiens lui assigne.
La relation entre le Logos et la nature fait songer au philonisme, où le Logos est le plus ancien des êtres qui ont pris naissance (voir les œuvres de Philon, édition Cohn et Wendland, tome II, p. 26). Nous retrouvons une conception semblable dans l’épître aux Hébreux (Hébreux 1.2 ; Hébreux 1.3 ; Hébreux 1.6 ; Hébreux 1.7 ; Hébreux 1.10). L’auteur parle du Logos comme d’un être connu. En effet, il est très souvent question, chez les philosophes de ce temps, de cet intermédiaire entre Dieu et la création. Comment faut-il traduire ce terme, qui a joué un tel rôle dans l’histoire des idées ? Le Logos, c’est bien la Parole, mais la Parole douée de vie et d’énergie, devenue l’expression adéquate de la pensée, et comme la pensée en action. C’est la pensée divine agissant et modelant le monde. Le sens premier de parole doit donc s’effacer, suivant l’intuition géniale de Goethe, pour faire place au sens d’action créatrice. Il nous est dit, ensuite, que le Logos est tourné vers Dieu. C’est donc un Être individuel, qui contemple Dieu face à face, et qui entretient avec lui des relations personnelles. Défini par son orientation, il l’est ensuite par sa nature intime. Il était Dieu Théos, mais sans article. Par le défaut d’article, l’auteur marque une nuance, encore que légère, entre le Logos et le seul vrai Dieu dont il est question ailleurs (Jean 17.3). Cependant, il ne dit pas que le Logos soit divin : ce serait chose trop simple ; et, pour le temps, trop banale. La grande différence entre le point de vue de Jean et celui de Philon, c’est que, d’emblée, le Logos est caractérisé comme une personne, comme un être distinct de Dieu. Mais ce n’est pas assez dire. Philon ne parle pas de l’état où se trouvait le Logos avant la création. Ce qui l’intéresse, c’est de savoir comment le monde a été fait, et comment Dieu s’y révèle. Son Logos est trop peu individuel, en vérité, étant l’ombre de Dieu, pour que le mystère de son existence originelle l’intéresse. Par contre, l’auteur chrétien aborde l’explication du mystère dernier. Il remonte au delà du monde visible, jusqu’aux origines de l’Être, étant mû, d’ailleurs, par l’adoration, et non par un besoin intellectuel. Ensuite il revient au commencement, c’est-à-dire à l’univers créé.
De cette création, le Verbe est l’organe. « Tout s’est réalisé par lui, rien de ce qui est ne s’est réalisé sans lui » (Jean 1.3). Nous avons vu l’apôtre Paul distinguer entre l’action divine, cause première du monde, et l’action du Seigneur, moyen de la création. Mais cette idée d’un Être intermédiaire entre le Dieu infini et l’univers n’a rien de particulier à Paul. Le Verbe est créateur, selon le 4e Évangile, parce que, dans sa communion avec Dieu, il possède la vie. En lui est la vie. Et cette vie est lumière (Jean 1.4). Elle est donc vie de l’esprit, comme elle est vie des choses. Désormais, l’auteur laissera le Verbe, pour s’en tenir à la Vie, qui est à ses yeux la notion essentielle. Et les seuls attributs du Logos qu’il retienne sont ceux qui se rapportent à la Vie, c’est-à-dire au salut du monde. Jésus est le Vivant. Il est donc, pour ses disciples, la nourriture de vie. Sa parole est l’eau vive, c’est-à-dire l’eau de source, qui jaillit des profondeurs, et qui fait vivre.
Le prologue n’est pas seulement une introduction à l’Évangile Il a déteint sur l’Évangile, et c’est comme un glacis philosophique qui se superpose à l’image du Christ, telle que la représente la tradition première.
Le 4e Évangile, dans son affirmation de la préexistence du Christ, déborde le cadre des Évangiles synoptique. Dès le début du livre, l’auteur prête à Jean-Baptiste l’affirmation catégorique de la préexistence du Messie. Par opposition à l’ensemble des hommes, Jésus est Celui qui vient d’En-haut, ou encore Celui qui vient du ciel. Sans doute, il est tel texte où il est fait allusion à la nature spirituelle de Jésus beaucoup plus qu’à sa préexistence, et où les mots : « Je suis d’En-haut » signifient : J’appartiens au monde supérieur. Il en est de même de l’idée de mission. La mission prophétique de Jésus n’a pas nécessairement un caractère métaphysique. Quand Jésus dit : « J’ai été envoyé dans le monde », il n’est pas obligatoire de toujours songer à l’Incarnation. Mais il y a des textes qui affirment nettement l’origine divine du Christ. Et notamment la déclaration péremptoire de Jean 8.58 : « Avant qu’Abraham fût, je suis ». Ce qui peut bien s’entendre de l’état mystique d’union avec Dieu, qui transporte l’âme du temps dans l’éternité, mais ce qu’il est plus aisé de rapporter à une existence du Messie, antérieure à sa mission terrestre.
On a voulu voir dans les textes du 4e Évangile l’affirmation d’une préexistence idéale, pour laquelle les points d’attache ne manqueraient pas dans le judaïsme. Mais quand le Christ fait allusion à la gloire qu’il possédait auprès de Dieu avant que le monde fût (Jean 17.5), il paraît bien difficile qu’il s’agisse d’un état purement idéal. Faut-il admettre que ce soient des lueurs d’une existence antérieure, des réminiscences de l’au-delà qui traversent l’âme du Christ ? Il y a cela, mais il y a bien davantage. Si le Christ est en état de parler du monde supérieur, c’est qu’il en vient (Jean 8.23-38). Il a connu Dieu (Jean 17.25). Il peut dire aux Juifs : Vous ne le connaissez pas, moi, je le connais (Jean 8.55). « Nul, dit le Prologue, n’a jamais vu Dieu : le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui nous l’a fait connaître » (Jean 1.18). Il y a là, en dernière analyse, l’explication du mystère de la personnalité de Jésus. Est-ce du philonisme ? Non. Car le Logos philonien ne peut pas s’incarner. Est-ce du paulinisme ? Si l’on veut. Qu’on se rappelle aussi les textes d’Hébreux et ceux d’Apocalypse (Apocalypse 3.14). Sur cette question de la préexistence, Jean n’a pas innové : il y a unanimité dans les premières générations chrétiennes. Voir Logos, Johannisme.
Les textes johanniques sont nombreux qui semblent affirmer que le Christ possède la connaissance de toutes choses. Il a le don de seconde vue, d’après l’entretien avec Nathanaël (Jean 1.48) et la conversation avec la Samaritaine (Jean 4.16-18) ; ou encore l’histoire de l’enfant du fonctionnaire royal de Capernaüm (Jean 4.49). Jésus possède en particulier le don de lire dans le cœur de l’homme (Jean 2.24 et suivant), Ce surnom qui, d’après Matthieu, a été donné à Simon en raison de sa foi, Jésus le lui décerne d’emblée en apercevant d’une intuition soudaine tout l’avenir qui se déroule devant le pêcheur de Galilée (Jean 1.42). Il n’y a pas là, d’ailleurs, de quoi différencier le Christ johannique du Christ synoptique, qui devine la trahison de Judas et le reniement de Pierre, qui lit dans le cœur de Lévi et dans celui de Zachée. Jésus possède enfin le don de prophétie proprement dit. Il aperçoit les campagnes déjà blanches, prêtes à être moissonnées (Jean 4.35 ; Jean 4.38). Il va jusqu’à dire à ses disciples : « Je vous ai envoyés moissonner où vous n’aviez pas travaillé », et il semble qu’il soit ici fait allusion à la grande mission de la fin du premier siècle, qui moissonnera ce que les travaux de Paul et de ses contemporains auront semé. C’est donc le Christ vivant qui parle, mais ce n’est pas le Logos des philosophes.
Par contre, quand Jésus dit : « J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cette bergerie : il faut que je les amène » (Jean 10.16), ce pressentiment de la mission universelle de l’Évangile n’a rien qui dépasse l’humanité. Et que le Christ entrevoie les effets de sa mort en ce qui concerne le salut du monde (Jean 12.23 et suivant), ceci non plus ne déborde pas le cadre de l’histoire. Jésus prédit la mort de Pierre (Jean 13.36, cf. Jean 21.18 et suivant) ; mais il prédit aussi, dans les Synoptiques, la mort des fils de Zébédée (Marc 10.38 et parallèle).
Il y a cependant, dans les textes johanniques relatifs aux intuitions de Jésus, une continuité qui nous impressionne. Très peu de traces d’incertitude, en dehors du rappel de la scène de Gethsémané (Jean 12.27) et de l’épisode de Lazare (Jean 11.3). Le Christ sait exactement l’heure de sa mort (Jean 7.6 ; Jean 13.1 ; Jean 17.1). Il y a chez lui une certitude calme et continue qui fait contraste avec les progrès que nous observons chez les synoptiques quant à la pensée de sa mort. Et cette impression de certitude est confirmée par le cri du disciple repentant : « Tu sais tout : tu sais que je t’aime » (Jean 21.17). Le même témoignage est rendu au Christ par la collectivité des disciples (Jean 16.30). L’omniscience du Christ est le fondement de leur foi ; et elle provient de son origine céleste. Ici encore, le Christ historique, contemplé à travers la gloire du Christ vivant, rejoint le Verbe, et les deux ne font qu’un.
Nous arrivons à la même conclusion en ce qui concerne la toute-puissance. Dans les miracles innombrables qu’il attribue à Jésus, l’auteur fait un choix. Il n’en retient que sept ; et il y a là un exemple de chaque catégorie de miracles, sauf ceux qui étaient envisagés comme moins extraordinaires, et que les exorcistes juifs prétendaient accomplir également : les guérisons de démoniaques. Et dans chaque catégorie, l’auteur a gardé ce qu’il y avait de plus extraordinaire. Des miracles rapportés par les synoptiques. Il ne raconte que ceux qui, dans la pensée de leurs narrateurs, impliquent un pouvoir mystérieux sur la nature : le miracle des pains et la marche sur les eaux. Partout ailleurs, il renchérit sur les synoptiques : ceux-ci rapportent des guérisons d’aveugles ; chez Jean, il s’agit d’un aveugle-né : (Jean 9) non d’une guérison par conséquent, mais d’un acte de création. Enfin, la résurrection du Christ est un miracle qui commande tous les autres. « Voici pourquoi mon Père m’aime, dit le Christ : c’est parce que je donne ma vie… J’ai le pouvoir de la donner, et le pouvoir de la reprendrez (Jean 10.17 et suivant). Jésus accomplit donc des actes de toute-puissance. Uni à Dieu, il ne fait qu’un avec lui (Jean 10.30). Le Père a tout remis entre ses mains (Jean 3.35). Il lui a donné pouvoir sur toute chair (Jean 17.2).
D’ailleurs, cette puissance est un pouvoir de salut. Il a la toute-puissance, en tant qu’il crée la vie éternelle dans le cœur de l’homme. C’est à Dieu, finalement, qu’il doit tout ce qu’il est, et cette toute-puissance est celle de Dieu lui-même. Elle se rapporte, en définitive, non à la création, mais à la rédemption. Et qu’il ne s’agisse pas de la toute-puissance divine, manifestée d’une façon constante dans un Être qui n’aurait que l’apparence d’un homme, c’est ce que prouve cette déclaration : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera, lui aussi, les œuvres que je fais ; il en fera même de plus grandes, parce que je vais au Père » (Jean 14.12). De telles paroles sauvegardent l’humanité du Christ johannique.
Il ne paraît pas probable que l’Évangile de Jean assigne à la naissance de Jésus un caractère surnaturel (Jean 7.27 et suivant). Selon Jean, Jésus est d’origine nazaréenne. Il n’attache aucune importance à sa filiation davidique, se séparant sur ce point du siècle apostolique tout entier. S’il se montre indifférent au surnaturel extérieur et matériel à propos des origines de Jésus, il accentue avec d’autant plus de force le surnaturel spirituel. Ce qui ne l’empêche pas d’être, des narrateurs évangéliques, celui qui concède la plus large part à l’humanité de Jésus. Les sentiments de famille et d’amitié de Jésus sont beaucoup plus apparents que dans les synoptiques : il y a la famille de Béthanie (Jean 11.5) ; puis ce mystérieux disciple qui, lors de la Cène, occupe la place d’honneur auprès de Jésus (Jean 13.28). Jésus se définit dans ses entretiens avec les Juifs, un homme qui dit la vérité qu’il a entendue de Dieu (Jean 8.40). Il partage toutes les faiblesses de l’humanité sauf celles de l’âme : il s’assied, défaillant, sur la margelle du puits de Jacob (Jean 4.6). L’agonie de Gethsémané fait défaut, et la sueur de sang ; mais le trouble intérieur manifesté par Jésus devant la mort se fait jour en de mystérieuses paroles (Jean 12.23-26). Dans l’histoire de la Passion, on a coutume de faire ressortir l’impassibilité du Christ johannique. En réalité, les synoptiques accentuent fortement, dans l’attitude du Crucifié, la victoire sur la souffrance et sur la mort. Quant au Christ johannique, après avoir confié sa mère à son disciple, il murmure, épuisé : « J’ai soif ». Puis, vaincu par la souffrance, il se sent défaillir : « C’est fini », dit-il, et il rend l’âme.
Comment ces traits s’accordent-ils avec la philosophie majestueuse qui fait apparaître devant l’Église l’image d’un Dieu incarné ? Les conjectures critiques ne suffisent pas à résoudre ce problème : il faut admettre que la vie mystique intervienne ici, qui se passe au besoin de l’histoire, et qui sait l’interpréter et la refaire. L’apôtre Paul a commencé par l’idée de la vie en Christ cette transfiguration des données primitives. Le disciple idéal auquel fait allusion le 4e Évangile, a continué. Ici s’achève l’histoire du siècle apostolique ; ici commence l’histoire du Christ dans les âmes. Elle doit se poursuivre jusqu’à l’achèvement du plan de Dieu dans l’humanité.
Résumons, au terme de cette étude, notre impression d’ensemble.
À ne retenir tout d’abord que les matériaux synoptiques, nous nous sommes trouvés devant une personnalité à la fois très définie et très complexe, avec un arrière-fond de mystère. Ce qui la caractérise, c’est un mélange de qualités contraires qui, habituellement, s’excluent. Comme on l’a remarqué, il y a en Jésus des éléments des divers tempéraments qu’on a coutume de distinguer chez l’homme, et il en a retenu les qualités, sans y associer les défauts qui en sont normalement l’envers. On a également relevé en Jésus l’association de la virilité la plus énergique et de la féminité dans ce qu’elle a de plus délicat : un mélange de tendresse et de force, d’enthousiasme et de pondération dont l’humanité n’offre pas d’autre exemple.
Il est difficile de négliger, dans la considération d’une telle vie, ces facultés subconscientes, ou superconscientes, qui jouent un tel rôle dans la vie religieuse. Se peut-il vraiment que Jésus n’ait pas connu les extases, les illuminations qui ont été considérées par ses plus grands disciples comme un privilège essentiel de leur condition ? Si certains de ses historiens prétendent exclure de sa vie toute exaltation, toute intrusion du monde subliminal, c’est qu’ils y voient une altération de la personnalité. Même en admettant qu’il en soit ainsi, cette altération momentanée ne serait-elle pas la rançon de l’inspiration religieuse, qui ne peut, semble-t-il, s’épanouir pleinement sans un bouleversement momentané de l’organisme ? L’image que certains nous donnent de Jésus est celle d’un professeur de théologie, plus que d’un prophète. Il y a là une déformation professionnelle qui ne doit pas nous égarer. Nous pouvons admirer en Jésus le triomphe de la raison et de la sagesse, la sérénité dans la tempête, dont la scène du lac de Tibériade nous offre le merveilleux symbole, — l’équilibre, la maîtrise de soi, l’harmonie. Nous pouvons dire, avec le P. de Grandmaison, que Jésus n’est pas un héros de l’ascèse, mais un homme qui a la paix et qui la donne. Ceci n’empêche nullement les heures d’extase, les visions, les élans prophétiques, les indignations sacrées. Jésus a été au plus haut degré ce que devaient être ses disciples, et il a concilié leurs facultés, étant à la fois prophète et docteur, annonciateur du Règne de Dieu et législateur de l’alliance nouvelle.
Son attitude vis-à-vis de Dieu ne ressemble pas à celle des croyants. Il y manque ce trait essentiel de la piété qui est le sentiment du péché. Le besoin de repentance se retrouve chez les saints du christianisme, et on a pu dire qu’il était la mesure de leur sainteté. Rien de pareil chez Jésus ; en face de la mort, il n’éprouve aucun besoin de pardon.
Certains traits de son enseignement soulèvent de graves problèmes : l’attachement qu’il réclame envers sa personne, sa foi en son retour glorieux, son messianisme en un mot, si étranger qu’il soit aux rêves charnels de ses contemporains.
On peut résoudre la difficulté de trois manières. Les uns disent que Jésus, s’il n’a péché autrement, et en raison de cela même, a pensé et agi avec présomption. D’autres, pour supprimer la difficulté, suppriment les textes, et font appel, — quant à la royauté de Jésus, à son autorité, au lien personnel qu’il a voulu établir entre lui et ses disciples, — à la communauté créatrice, qu’il est vraiment bien commode de rendre responsable de ce qui, dans la personne de Jésus, déborde les cadres de l’humanité. Il y a encore une autre solution : c’est d’admettre que Jésus avait un caractère unique, que sa mission était telle que, dans le langage du temps, le titre de Messie convenait seul à le désigner ; qu’il a été, sans comparaison possible avec les autres initiateurs de l’humanité, l’incarnation du divin.
Toutefois, les adversaires du christianisme formulent contre la doctrine de Jésus certaines critiques dont il y a lieu de parler avant de conclure.
On reproche à l’enseignement de Jésus d’être étranger à la civilisation, et en conflit avec elle. L’Évangile, dit-on, méconnaît le progrès humain. Il ne sait rien de l’art, de la science, de tout ce qui embellit le monde et rend l’existence digne d’être vécue. Il est certain que Jésus s’est placé sur un autre plan. Il n’a pas ignoré les réalités de la vie. On voit bien dans les Évangiles qu’il a été, d’abord, l’observateur attentif, soit de la vie de la nature, soit de la VIe sociale envisagée dans ses formes les plus complexes. Mais, bientôt, il n’a plus eu le temps de penser à ce qui était secondaire. Il a dû s’attacher à ce qui faisait l’objet propre de sa mission. Il a fait mieux que de laisser des aperçus d’économie sociale, ou des développements poétiques. Il a jeté les bases d’une société nouvelle, et tous les progrès accomplis depuis dix-neuf siècles ont été placés légitimement sous l’invocation de son nom. Le but final de l’humanité est-il l’épanouissement de la vie matérielle ou le développement de la spiritualité ? Tout est là. En introduisant sur la terre la vie divine, Jésus a changé la face du monde.
Sans doute, l’Évangile ne contient pas une doctrine sociale proprement dite ; mais il a restauré la dignité de la personne humaine. Il a flétri le mammonisme. Il a pris la défense des opprimés. En intégrant dans l’âme humaine la conscience de Dieu, il y a introduit la grande force libératrice et civilisatrice. Jésus n’est pas seulement l’initiateur de la religion définitive dont l’Oraison dominicale est l’expression. Il est le créateur d’une humanité nouvelle, née sous le signe du sacrifice, et qui, ayant appris à aimer ses frères en Dieu, est apte à transformer le monde.
Il n’est pas vrai que le christianisme, religion de l’au-delà, ait détourné ses adeptes de la vie terrestre et de ses devoirs. Le sentiment de la responsabilité, qui est l’aiguillon du progrès moral et social, a été renforcé par la vision du Règne à venir. Et le jour où cette vision a commencé de pâlir, une société nouvelle des enfants de Dieu, installée définitivement sur la terre, a considéré comme sa vocation d’y faire prévaloir la loi d’amour.
Il est parfaitement vain de prétendre que la morale de Jésus soit une morale d’esclaves. Loin d’énerver l’énergie humaine, elle est une école incomparable d’héroïsme. Elle a formé les plus nobles représentants de l’humanité.
Sans doute, il ne faut pas isoler la personne historique de Jésus et son enseignement de ce qui a suivi. Le Christ de la foi et le Jésus de l’histoire ne doivent pas être séparés.
Ce que nous savons de Jésus par les Évangile — quelques traits de sa vie, quelques fragments de son enseignement, et le récit de sa mort — ne suffirait pas à expliquer son action, si l’on n’y pouvait ajouter le témoignage de ses disciples. Mais Jésus est toujours là, associé à l’histoire de l’humanité, et continuant de l’attirer vers les sommets. Il faut compter, non seulement avec son influence sur ses premiers disciples, mais avec la vie qu’il mène dans le cœur des hommes, avec cette action prodigieuse qu’exerce, sur l’humanité de tous les siècles, le Christ vivant.
L’Église chrétienne s’est penchée sur le mystère de Jésus, Elle n’a pas songé à l’expliquer, mais à le définir. Le dogme des deux natures a été le résultat de son effort. Il est certain qu’à vouloir mêler l’humain et le divin, on s’expose à des objections auxquelles le dogme est soustrait par l’altitude où il se place, hors de l’histoire, à un point de vue qui ne peut être que celui de la foi. Le mystère de Jésus subsiste. La contemplation du héros des Évangiles s’achève logiquement en adoration.
Entre tous ces témoins de Jésus dont la nuée nous enveloppe, il y a un accord merveilleux. Le Christ des Évangiles est identique au Christ des apôtres, au Christ de l’Église, au Christ de la foi.
C’est un fait inexplicable que cette concordance des âmes, rendant témoignage à Celui qui les a affranchies. Si diverses que soient leurs interprétations de tels détails de son enseignement, toutes les églises ont le même Christ. Il y a plus : le Christ est le même pour toutes les âmes croyantes. Et l’unité du christianisme est là : dans les transformations spirituelles produites par l’influence mystérieuse de Celui qui a été jadis Jésus de Nazareth et qui est aujourd’hui le Christ de la foi, l’auteur du salut, « le Chemin, la Vérité et la Vie » — « Jésus-Christ, le même hier, aujourd’hui, éternellement ».
La littérature relative aux problèmes de la vie de Jésus est si considérable qu’il faudrait un volume pour en donner la liste. Ici, on se bornera à indiquer :
H.M.
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