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La qualification de Synoptiques est appliquée par les théologiens, depuis la fin du XVIIIe siècle, aux trois Évangiles connus sous les noms de saint Matthieu, saint Marc et saint Luc : nous les citons ici dans l’ordre habituel, qui était celui du plus grand nombre des anciens manuscrits, et qui a prévalu lors de la fixation définitive du canon du Nouveau Testament (voir article). Un tableau synoptique (du grec sunopsis = vue d’ensemble) est une disposition méthodique permettant de saisir les ensembles d’un coup d’œil : ainsi les Évangiles Synoptiques sont ceux qui peuvent être répartis en regard les uns des autres, en textes parallèles, d’une manière à peu près continue, malgré quelques divergences secondaires ; au contraire, une quatrième colonne réservée à l’Évangile selon saint Jean fait sauter aux yeux, malgré l’accord foncier de son témoignage avec les trois autres, des séries de pages entières qui n’ont chez eux aucun équivalent, et, pour le contenu qu’il possède en commun avec l’un ou plusieurs d’entre eux, une distribution qui n’appartient qu’à lui. Certes, les récits évangéliques constituent une famille fortement unie, autour de Celui à qui tous les quatre rendent un témoignage unanime et concordant (voir Évangiles, harmonie des) ; mais un air de famille particulier caractérise le groupe des trois premiers : c’est le type synoptique, en contraste avec le type johannique du quatrième, unique en son genre. D’où les deux grands problèmes relatifs aux Évangiles.
Poser le problème synoptique et s’efforcer de le résoudre n’est aucunement nier le miracle des Évangiles, c’est-à-dire leur inspiration divine, s’il est vrai que l’Esprit de Dieu ne réduise jamais les écrivains sacrés au rôle passif d’enregistreurs sans liberté ni personnalité. Si ces grands inspirés que furent en effet nos évangélistes ont eu quelque Initiative dans la composition de leurs ouvrages, il s’ensuit que leurs méthodes humaines de composition, comme les moyens humains d’information que Dieu leur a réservés, les font appartenir au genre littéraire des documents historiques et les soumettent par là même à l’examen des conditions du genre, pour qui recherche la vérité : examen d’autant plus respectueux, d’ailleurs, mais aussi d’autant plus réfléchi, qu’il s’agit des documents de la sublime révélation de Dieu aux hommes (voir Critique, Inspiration).
Il s’agit bien tout d’abord, comme l’indique le mot synoptique, d’une Harmonie d’ensemble.
Si les relations réciproques entre nos Évangiles, se bornaient à ces concordances d’ensemble comportant quelques divergences de détails, la solution du problème synoptique serait d’une clarté d’évidence : nous aurions là trois témoignages à la fois informés (d’où leurs concordances) et indépendants (d’où leurs particularités). C’est l’idée qui vient naturellement à l’esprit tant qu’on n’est pas entré plus avant dans l’examen des faits.
Mais peut-on persister à croire ces trois témoins indépendants les uns des autres quand on les voit étroitement rapprochés par un si grand nombre de Concordances de détails, que n’importe quel critique de textes serait contraint d’en conclure à une parenté littéraire ?
Le dernier exemple cité de concordance entre Marc et Matthieu nous a fait constater en même temps une divergence entre eux et Luc.
Rien d’étonnant en effet qu’il se trouve entre les synoptiques des différences portant sur des Détails.
Des désaccords plus étranges sont ceux qui portent sur les Faits et les Idées.
Si, faute de pouvoir produire ici la minutieuse argumentation analytique qui ménage ces constatations, nous devons en faire entrevoir les résultats dans un tableau simplifié, l’examen comparé des éléments propres à chacun des synoptiques et des éléments qu’ils ont en commun, soit au point de vue du vocabulaire, soit au point de vue des sujets traités, aboutit aux approximations suivantes :
Éléments de forme | Éléments de fond | |||
---|---|---|---|---|
(le vocabulaire) | (les sujets traités) | |||
En commun | En propre | En commun | En propre | |
Marc | 17 pour cent | 83 pour cent | 93 pour cent | 7 pour cent |
Matthieu | 16 pour cent | 84 pour cent | 76 pour cent | 24 pour cent |
Luc | 10 pour cent | 90 pour cent | 59 pour cent | 41 pour cent |
La relativité de ces évaluations, tout en confirmant une parenté littéraire dans la documentation de nos évangélistes, rend aussi manifeste la part d’originalité conservée par chacun d’eux ; et il va sans dire que l’interprétation de ces proportions diverses variera suivant que nos trois Évangiles, se sont ignorés ou connus, suivant que tel d’entre eux en a imité un ou deux autres, ou bien au contraire a été imité par eux. Tous ces chiffres s’éclaireront à la lumière de nos conclusions générales, et plus encore, pour chacun des Évangiles, dans les articles respectifs qui leur sont consacrés.
On voit maintenant comment se pose le problème synoptique dans son ensemble.
Il s’agit d’expliquer ce mélange de ressemblance littérale et de dissemblance parfois considérable, qui fait de nos trois Évangiles un phénomène unique dans toute l’histoire de la littérature
Se représenter autant que possible comment ont été composés ces trois ouvrages, de façon à rendre compte à la fois des ressemblances et des divergences, à la fois des ressemblances entre tous les trois et des accords de deux d’entre eux contre un troisième, lequel est tantôt l’un tantôt l’autre, — voilà l’énoncé du problème. Tel ou tel des synoptiques a-t-il copié ou imité tel ou tel autre ? S’il y a eu copie ou imitation, pourquoi n’a-t-elle pas été complète ni littérale ? Si certains d’entre eux se sont connus, jusqu’à quel point faut-il vraiment parler comme on l’a fait de dépendance « mutuelle » ? S’ils ont utilisé des renseignements antérieurs, ceux-ci devaient-ils consister en informations orales ou en documents déjà rédigés, et dans quelle mesure pourrait-on tenter de reconstituer de telles sources écrites ? Quelle répercussion l’explication de ces rapports complexes peut-elle avoir sur la valeur historique des trois premiers Évangiles ? Voilà les principaux aspects du problème.
Nous ne pouvons suivre l’histoire détaillée des solutions proposées au cours des siècles, et particulièrement depuis plus de cent ans ; cette histoire se trouve dans les ouvrages spéciaux d’introduction au Nouveau Testament (voir notre bibliographie). Non seulement toutes les directions possibles ont été explorées tour à tour et toutes les combinaisons suggérées, mais encore les progrès de la critique, loin de suivre un développement rectiligne, ont subi bien des détours et des reculs. Les lumières qui paraissent aujourd’hui décidément conquises nous permettent de projeter en arrière quelques éclair-cies sur cet enchevêtrement, et, pour la clarté de l’exposé, de grouper non pas chronologiquement mais logiquement les principaux types de solutions esquissées dans le passé, en les rattachant au point de vue dominant qui les inspirait, quand bien même leurs représentants ne les auraient pas toujours soutenues d’une manière aussi exclusive et systématique que notre aperçu schématique pourrait le laisser croire.
On peut ramener à ce type général de solution deux conceptions par ailleurs distinctes :
La dépendance successive. Pour les Pères de l’Église il ne se pose pas de problème, à proprement parler ; à leurs yeux il va de soi que se ressemblent des témoignages relatifs au même Sauveur et, qui plus est, des Évangiles littéralement inspirés ; saint Augustin explique les différences entre eux par leur succession même dans l’ordre habituel, Matthieu ayant donc écrit l’Évangile primitif, puis Marc l’ayant suivi en l’abrégeant, et Luc s’étant servi à son tour des deux précédents, chacun avec une mémoire plus ou moins fidèle des événements racontés.
Cette théorie, toute simple et même simpliste, expliquait évidemment les ressemblances, par les emprunts qu’avaient faits les autres au premier Évangile ; mais elle échouait à rendre compte des différences considérables qu’ils avaient apportées à leur (s) prédécesseur (s). Pourtant un très grand nombre d’auteurs adoptèrent cette idée ; certains, à vrai dire, l’adaptèrent, en supposant tous les ordres de succession possibles entre les trois ouvrages, mais la thèse augustinienne de « Marc abréviateur de Matthieu », qui prévalut en somme jusqu’au XVIIIe siècle, devait prendre un regain de vigueur avec les travaux de Griesbach (1790), et trouver encore jusqu’à nos jours de nombreux partisans, spécialement chez les catholiques. Si l’on a pu la traiter de « chiendent aussi prolifique que malencontreux » sur le terrain de la critique (Moffatt), c’est parce qu’elle a trop longtemps écarté les chercheurs de la bonne piste en leur voilant le fait que Marc est certainement le plus ancien de nos trois Évangiles (ci-après, IV, paragraphe 1, 1er).
Un Évangile antérieur a nos Évangiles. Pour laisser plus de jeu à l’origine des différences, d’autres ont supposé les synoptiques précédés d’un Évangile, original d’où chacun aurait tiré ses propres matériaux. La langue de ce document primitif aurait été, suivant les théories (Les sing, 1784 ; Eichhorn, 1794-1804, etc.), l’araméen, l’hébreu ou le grec, et les variantes entre Matthieu, Marc et Luc proviendraient dans les deux premiers cas de ce qu’ils auraient fait de ce document des traductions grecques indépendantes, et dans le dernier cas de copies intermédiaires entre l’original et nos trois livres canoniques.
De tels systèmes tendent en effet à expliquer les détails différents des textes ; mais ils imaginent, pour les besoins de la thèse, soit un écrit en langue sémitique dont il ne subsisterait aucun vestige dans nos Évangiles, car leur grec ne sent nullement la traduction, soit des éditions gratuitement multipliées et compliquant le problème au lieu de le résoudre. D’autre part, ce serait rendre moins vraisemblables, entre trois traducteurs indépendants, leurs principales identités verbales. Sans doute il faudra retenir de cet hypothétique « Évangile primitif » l’élément stable qu’il statue au fondement des témoignages, permettant de prévoir les grandes lignes de la charpente synoptique, ainsi que ses motifs analogues ou semblables ; mais encore resterait-il à justifier les apports particuliers considérables, et les interversions ou suppressions interrompant çà et là la synopse. Aussi, malgré maints essais de modernisation, la théorie trop rigide est-elle tombée, sous la pression des faits de divers ordres qu’elle laissait inexpliqués.
En contraste avec l’écrit primitif, conçu pour justifier la stabilité des éléments communs, à l’autre extrême les divergences cherchent leur point de départ dans la tradition parlée. Le prologue de Luc fait allusion à cette « transmission, par les ministres de la Parole, des faits accomplis par Jésus et dont ils avaient été les premiers témoins oculaires » (1.2). Les Juifs de cette génération avaient hérité de leurs ancêtres, des « anciens », toute une tradition orale de commentaires et applications de la Parole écrite ; (cf. Matthieu 15.2 ; Matthieu 15.3 ; Matthieu 15.6) eux et leurs successeurs devaient conserver dans la Mischna des déclarations des grands rabbis du siècle précédent, Hillel et Schammaï, qui devaient circuler deux cents ans dans la tradition orale avant d’être rédigées, et dont cependant l’authenticité ne faisait de doute pour personne (Renan). C’est que la mémoire des Orientaux était (et elle est encore, comme dans tout pays où peu de gens savent écrire) d’une fidélité qui paraît invraisemblable à nos habitudes d’esprit ; les langues sémitiques comme l’araméen s’y prêtent par les ressources mnémotechniques des consonances et allitérations, de l’accent et de la cadence ; et de récentes recherches dans le grec même du Nouveau Testament tendraient à prouver que le rythme y jouait un rôle appréciable. Or il s’agissait de conserver, dans nos Évangiles, le souvenir du Maître incomparable, éducateur et personnalité unique dans le rayonnement immaculé de sa sainteté parfaite et de son autorité souveraine : ses paroles et ses actes s’imposaient aux mémoires, d’abord grâce à leur forme merveilleusement pédagogique (images, sentences, mots de la situation, paradoxes, paraboles, citations des Écritures, gestes symboliques, miracles inexplicables et souvent commentés), mais plus encore par leur contenu, qui pénétrait jusqu’au fond des pensées, des consciences et de l’âme et commandait l’adhésion du cœur, la consécration de la vie, le témoignage de l’expérience.
Dans chacune de ses paroles, il y a l’homme tout entier
Les premiers porteurs de cette tradition orale avaient écouté et contemplé toute cette œuvre « comme écoutent les disciples » (cf. Ésaïe 50.4), et ils s’en souvenaient en la répétant, comme de fervents disciples savent se souvenir, c’est-à-dire sans laisser la moindre parcelle se fausser ou s’égarer. Ce message était tourné moins vers le passé récent que vers le présent avec ses obligations souvent austères, et vers l’avenir avec ses promesses d’éternité. C’était l’Évangile : la bonne nouvelle, aliment de leur piété quotidienne, individuelle et collective, source de leur apostolat, sujet de leurs entretiens fraternels, thème toujours renouvelé de leur évangélisation missionnaire, comme aussi la base narrative, fidèlement répétée, de leurs leçons aux prosélytes, aux néophytes, aux jeunes, aux enfants. À faire revivre ainsi l’histoire de l’amour de Jésus, ils ne risquaient guère de verser dans les vaines redites verbales et machinales, méticuleuses et ridicules, de tant de maîtres juifs : l’instructeur chrétien racontait avec émotion le ministère et la mort, dépeignait avec passion la personne du Seigneur Jésus (cf. Actes 10.34-3), dont la présence spirituelle inspirait puissamment les communautés primitives ; et jusqu’au second siècle il devait se trouver des fidèles pour préférer aux récits évangéliques depuis longtemps rédigés et répandus dans l’Église, cette tradition orale que le vieillard Papias appelait une « voix vivante et permanente ». D’assez bonne heure, pourtant, la phraséologie typique d’un instructeur, ses prêches et catéchismes, les souvenirs directs pieusement recueillis et reproduits dans les communautés d’une même région, ne pouvaient manquer de revêtir une forme plus ou moins systématique et presque officielle ou liturgique, portant la marque personnelle d’un ou de plusieurs anciens témoins ; et lorsque nos Évangiles furent rédigés séparément, c’est cette forme caractéristique des témoins, des écoles, des églises, qui se serait trouvée moulée dans chaque écrit.
Ainsi se présentent les essais de solution par la tradition orale. Celle-ci, d’après quelques-uns, par exemple l’initiateur du système, Gieseler (1818), aurait suffi pour donner l’essor à nos trois synoptiques. D’après beaucoup d’autres, comme Westcott (1860), Wright (1890), Godet (1893-1908), elle aurait été complétée de petits résumés écrits, issus des besoins des églises et représentant diverses recensions de la tradition. Donc, la tradition orale, grâce à des mémoires si exercées entretenant des souvenirs si mémorables, explique les ressemblances entre les synoptiques, comme les relations exactes de faits incontestés, et elle explique en même temps bien des différences, soit par les applications de l’enseignement oral aux milieux variés, soit par les buts respectifs des évangélistes et peut-être par diverses tendances du christianisme primitif, soit par leurs informations personnelles ou les réminiscences de quelque témoin oculaire, soit enfin par ces minimes variantes de forme que peuvent introduire, sciemment ou non, même les exceptionnelles mémoires orientales. Elle rend compte enfin du fait que les Évangiles ne sont pas des biographies à proprement parler, mais des recueils de souvenirs fragmentaires. Et les esprits qui rêvent pour l’inspiration des auteurs sacrés plus de libre jeu que dans l’utilisation d’écrits antérieurs, se trouvent aussi plus à l’aise devant tant d’avantages de la tradition orale.
En revanche, la tradition orale n’explique pas les ressemblances d’ensemble, la suite des épisodes et des enseignements, autrement dit la synopse ; car celle-ci ne s’enchaîne point d’une péricope à l’autre à la façon d’un poème épique ou lyrique comme l’Iliade d’Homère, ou comme ce Rig-Véda en 16 000 vers que l’Inde conserva durant des siècles par les seules récitations de ses chanteurs. Au reste, lorsqu’une tradition orale en vient à respecter des ressemblances de textes aussi extraordinaires que nos identités verbales synoptiques les plus marquantes, sa langue est devenue stéréotypée à un tel point qu’elle équivaut à un texte écrit. Cette remarque a d’autant plus de portée que les phrases ainsi fixées le sont en grec, alors que la tradition primitive s’est formée, à la suite des entretiens du Maître, en araméen : où est le passage de l’un à l’autre dans la tradition orale ? N’exige-t-il pas des documents écrits ? Comment se fait-il aussi que le plus grand nombre de ces remarquables parallèles se concentrent sur quelques discours dans Matthieu et se retrouvent çà et là dans quelques portions de Luc sans se poursuivre, il s’en faut de beaucoup, tout le long des deux Évangiles ? De même, dans les chapitres narratifs, Luc et Matthieu ne se ressemblent que lorsqu’ils traitent les mêmes sujets que Marc : avant et après ces parallèles triples, ils sont indépendants l’un de l’autre ; comment la tradition orale n’a-t-elle pas couvert la totalité de l’histoire du Seigneur ? Comment n’a-t-elle pu fournir aux synoptiques davantage de ces renseignements sur son ministère en Judée, qui beaucoup plus tard apparaîtront dans le 4e Évangile ? Toutes ces objections contre une théorie de tradition orale pure et simple s’étayent enfin sur la preuve des synoptiques eux-mêmes, qu’il existait des écrits avant eux : au milieu du discours eschatologique, dans Marc 13.14 et Matthieu 24.15 le nota bene coupe la phrase de la même façon (ce ne peut donc être une simple coïncidence), et en disant : « que celui qui lit cela fasse attention ! » il trahit l’utilisation d’un écrit antérieur qui s’adressait ici au lecteur ; quant à Luc, dans son prologue, il ne fait pas seulement allusion à la tradition parlée : il dit formellement, au moment d’« exposer par écrit » l’histoire évangélique (Luc 1.3), que « plusieurs ont déjà entrepris d’écrire cette histoire » (verset 1). En tout état de cause, la solution de la tradition orale, soit pure soit mitigée de l’admission de petits écrits, ne peut suffire elle non plus à rendre compte de toutes les données du problème.
Entre les deux systèmes, trop peu souples sous leur forme absolue, suspendus soit à un ouvrage unique soit à la seule parole, était apparue une hypothèse moyenne. Nos Évangiles seraient des collections de brefs écrits, primitivement isolés, qu’on a appelés diégèses (grec diè-gèsis, le mot même employé au singulier dans Luc 1.1 et traduit : récit, mais que ce texte applique à des narrations plus étendues) ; ils correspondraient à peu près aux portions que l’Église devait détacher pour la lecture publique sous le nom de péricopes. Ces morceaux séparés, épisodes de la vie du Maître ou tranches de ses enseignements, pouvaient être devenus fort nombreux dans les communautés primitives, où la tradition orale répétait les souvenirs sacrés, et les synoptiques auraient résulté de combinaisons diverses de ces multiples fragments, disparus entièrement plus tard par suite de leur fragmentation une fois que la rédaction des Évangiles, les aurait rendus inutiles.
Cette théorie, suggérée par Jean Le Clerc (1716) et développée surtout par Schleiermacher (1817), expliquait bien les ressemblances synopt. à l’intérieur des récits eux-mêmes et les différences dans le choix des épisodes d’un Évangile, à l’autre ; mais pas plus que la tradition orale, elle ne pouvait rendre compte de la synopse elle-même. Le prologue de Luc évoque d’ailleurs un autre genre de composition ; il ne s’est point borné à mettre bout à bout des récits incomplets et sans doute imparfaits, mais il fait allusion à un programme de recherche, de contrôle, de rédaction et de mise en ordre (Luc 1.3) infiniment plus personnel qu’une simple tâche de compilateur ; et sa langue le met à part comme un écrivain de race, le meilleur du Nouveau Testament. L’Évangile de Matthieu témoigne surabondamment d’un travail considérable de composition ; et l’Évangile de Marc lui-même, loin de se présenter comme une juxtaposition de morceaux disparates, est une œuvre littéraire véritable. Schleiermacher, sentant bientôt les insuffisances de sa théorie des documents multiples, ne devait pas tarder à l’abandonner ; mais, à la lumière d’un texte ancien dont il va maintenant être question, elle l’avait aiguillé dans une voie plus sûre, car c’est lui qui lança (1832), confirmé par Weisse (1838), la théorie dite « des deux sources » à laquelle se ramènent aujourd’hui pour l’essentiel les solutions d’ensemble.
Il y faut, en effet, une solution d’ensemble. Comme on vient de le voir, aucune des théories systématiques ne peut seule embrasser tous les aspects opposés du problème. Si la tradition orale ou des documents multiples eussent été trop éparpillés pour produire le plan uniforme des synoptiques, par contre un Évangile, primitif eût été trop uniforme pour produire leurs innombrables variantes. Toutefois, chacune de ces explications avait le mérite de préparer des matériaux utiles à la construction générale, dont les grandes lignes réalisent de plus en plus l’accord des théologiens : désormais la critique est presque unanime à reconnaître leur valeur primordiale aux « deux sources », c’est-à-dire aux deux écrits originaux qui constituent les fondations de tout l’édifice synoptique.
Ces deux écrits correspondent à deux témoignages d’un vieil ouvrage en cinq livres : Explications des paroles du Seigneur, composé par l’évêque d’Hiéra-polis en Phrygie, Papias, sans doute avant l’an 150 ; on n’en connaît plus que quelques maigres fragments conservés par divers auteurs, et c’est Eusèbe de Césarée (Mort en 340) qui cite les deux passages relatifs à l’origine des Évangiles de Marc et de Matthieu (Histoire ecclésiastique, III 39.36). Notons pour le moment que l’ordre dans lequel se présentent ici ces deux œuvres est celui de leur apparition dans notre étude du problème, et ne préjuge pas de l’ordre historique de leur composition, car il faudra rechercher si et dans quelle mesure les deux « sources » premières coïncident avec la forme actuelle du Marc et du Matthieu canoniques.
« Marc, étant devenu l’interprète de Pierre, écrivit exactement, quoique sans ordre, tout ce qu’il se rappelait de ce qu’avait dit ou avait fait le Christ… » Tel est le renseignement que Papias déclare tenir du presbytre Jean, c’est-à-dire d’un chrétien âgé de la génération qui l’avait précédé (voir le passage complet de Papias dans l’article Marc, Évangile de).
Oui, en un certain sens il est donc vrai qu’un des synoptiques a été l’Évangile primitif, connu et reproduit dans de très fortes proportions par les deux suivants, parenté d’origine qui explique leurs ressemblances de détails et la suite de la synopse. Mais cet Évangile, le plus ancien n’est pas, comme on le crut si longtemps avec Augustin, celui de Matthieu : c’est celui de Marc. Or l’Évangile de Marc en retenant, suivant le mot de Papias, « ce que le Christ avait dit ou fait », et en le retenant d’après les souvenirs de Pierre, qui était homme de cœur et d’action plutôt que de pensée, s’était attaché aux actes du Seigneur plus encore qu’à ses paroles. L’Évangile de Marc nous met en présence du Christ actif, à la fois serviteur participant à la nature humaine et Maître tout-puissant de la nature et de la créature, donnant volontairement sa vie en rançon pour les pécheurs. On trouvera la démonstration de ce point de vue, ainsi que de son caractère pittoresque, vivant et vibrant, dans l’art, consacré à cet Évangile ; devant nous borner ici à ses relations synoptiques, notons seulement que ce sont ces qualités mêmes qui lui ont valu de devenir un document narratif de premier ordre et d’entrer dans la tradition synoptique à titre de source principale.
C’est-à-dire l’antériorité de cet Évangile, par rapport aux deux autres, ressort de plus en plus probable, et finalement incontestable, d’une étude comparée de détail et d’ensemble.
La priorité de Marc Évangile primitif utilisé par les deux autres, répond donc à certaines données fondamentales du problème : la suite de la synopse, les ressemblances générales et particulières entre les parallèles narratifs, et les identités de langue. Il restait encore à expliquer des différences, soit menues divergences entre passages communs, soit omissions par Luc ou Matthieu de tel important passage de Marc comme le récit de la retraite de Jésus à l’étranger (Marc 7.24-8.26 ; Matthieu 15.21-16.12) que Luc n’a pas conservé. Aussi certains savants ont-ils eu recours à des hypothèses complétant (mais plutôt compliquant) la priorité de Marc : celui-ci aurait été lui-même précédé d’une première recension, appelée pour cette raison proto-Marc, qui d’après les uns (A. Réville, etc.) aurait été plus riche que lui, et moins riche d’après les autres (Reuss, etc.), qui aurait pu avoir plusieurs formes successives avant de devenir le Marc canonique (Ful-liquet), ou bien ce dernier aurait été utilisé par Matthieu et Luc dans des éditions plus ou moins différentes (Stanton). Ces diverses théories de proto-Marc, dans leurs combinaisons d’ailleurs presque aussi nombreuses que leurs partisans, sont aujourd’hui passablement délaissées ; ce serait souvent reculer les difficultés, et les aggraver, que de décréter des modifications encore moins explicables entre les recensions successives d’un ouvrage donné, comme l’Évangile de Marc qu’entre les ouvrages distincts de deux auteurs, comme ceux de Matthieu et de Luc. L’omission par Luc du passage indiqué plus haut, moins étrange chez l’évangéliste des païens si l’on y voit une retraite momentanée du Christ plutôt qu’une réelle mission en pays païen, et en général toutes les disparitions analogues dans Matthieu ou Luc de quelque passage de Marc peuvent fort bien avoir été voulues sans que nous en puissions deviner les motifs ; il importe au plus haut point de ne pas méconnaître la liberté de choix des évangélistes, leurs habitudes de composition, leurs buts appropriés aux lecteurs qu’ils voulaient atteindre, autant d’éléments de la psychologie des écrivains sacrés sur lesquels l’inspiration divine avait toute latitude de s’exercer aussi bien qu’éventuellement sur la rédaction antérieure d’un écrit employé par eux. Dès que l’Évangile de Marc n’apparaît plus comme l’unique source de la tradition synoptique, l’utilité du proto-Marc se réduit dans la mesure même où d’autres sources peuvent avoir enrichi cette tradition d’éléments étrangers à Marc. La grande majorité des critiques voient donc dans l’œuvre de Marc interprète de Pierre mentionnée par Papias, non pas un hypothétique proto-Marc mais l’Évangile canonique lui-même, soit sous sa forme actuelle, soit sous une forme extrêmement analogue, et qui s’est maintenu dans la littérature chrétienne même après sa fusion dans Matthieu et dans Luc.
Dès lors s’explique la place considérable que les derniers jours de Jésus à Jérusalem occupent dans les synoptiques, et plus particulièrement dans Marc qui leur conserve 7 chapitres sur 16, plus du tiers de son livre : c’est que la passion du Seigneur, son procès, sa mort et sa résurrection, étaient le centre de la prédication des apôtres (cf. Actes 2.22-24 ; Actes 3.13-15 ; Actes 10.39 ; Actes 13.27-31 etc.), et nous avons une sorte de procès-verbal abrégé de la prédication de Pierre à ce sujet dans la dernière partie de l’Évangile de Marc qui devait être conservée intégralement, et complétée encore, par les deux autres synoptiques.
Si l’on retranchait maintenant soit de Matthieu soit de Luc les matériaux venus de Marc que resterait-il ? Il resterait, en dehors d’une grande variété de fragments dissemblables, un nombre imposant de passages parallèles, dont quelques-uns d’une longueur et d’une valeur considérables, et consistant surtout en instructions, ou en incidents rattachés à des instructions. C’est dans ces enseignements communs à Matthieu et Luc que l’on retrouve la seconde des « deux sources », celle qu’on identifie avec le document auquel fait allusion encore un témoignage de Papias : « Matthieu composa (ou réunit) en langue hébraïque les Logia [du Seigneur], et chacun les traduisit comme il put ». Le mot grec Logia (prononcé loguià), dérivé de logos (parole), désigne dans la langue classique les prédictions des oracles, et dans la langue biblique des LXX et du Nouveau Testament des déclarations plus ou moins solennelles, en général des paroles de Dieu, nos versions disent parfois : oracles de Dieu (Psaumes 12.7 ; Actes 7.38 ; Hébreux 5.12 ; 1 Pierre 4.11) ; dans la langue ecclésiastique, comme dans l’ouvrage de Papias lui-même : Explications des « Logia » du Seigneur, ce terme ne s’applique pas exclusivement à des paroles, car les recueils ainsi nommés comportaient aussi de brefs récits des circonstances qui avaient provoqué ou accompagné lesdites paroles. Matthieu avait donc recueilli dans son livre les enseignements de Jésus dont l’autorité divine avait secoué ses auditeurs, soit qu’il les leur eût fait entendre au cours de simples conversations occasionnelles à propos des incidents quotidiens, soit qu’il les eût adressés à un public expressément assemblé pour l’écouter longuement. Marc s’était surtout attaché à ce que le Seigneur « avait fait », sans toutefois passer sous silence l’essentiel de ses instructions ; Matthieu, lui, sans négliger absolument ses actes, aurait conservé surtout ce qu’il « avait dit ».
Il suit de là que cet ouvrage de l’apôtre Matthieu, dont parle Papias, n’est pas notre Évangile canonique de Matthieu
Mais si nous devons donc renoncer à voir en l’apôtre lui-même le rédacteur de l’Évangile qui fut appelé du nom de Matthieu, en revanche on voit clairement le motif de cette attribution : c’est parce que Matthieu était l’auteur de l’ouvrage qui, enchâssé dans le cadre de l’Évangile, lui a donné sa valeur propre et sa personnalité. Ce fut très probablement le plus important des plus anciens écrits chrétiens : l’employé du péage devenu l’un des Douze, professionnellement apte à manier la plume, couche par écrit les principaux enseignements du Maître, dans la langue araméenne où celui-ci les a prononcés, et qui est la langue maternelle de l’apôtre. Plus tard, un autre écrivain, peut-être disciple de Matthieu, voulant conserver aux églises un tableau plus complet de la vie et de l’œuvre du Seigneur, insère ce recueil de discours dans l’ouvrage historique de Marc, en y englobant aussi des informations particulières recueillies par ailleurs : et ce nouvel Évangile, rédigé dans la langue grecque universellement connue, deviendra pour la tradition l’Évangile selon saint Matthieu.
Vers la même époque, en d’autres régions, un écrivain de race, et grand voyageur, Luc, disciple de saint Paul, après s’être entouré de renseignements oraux et de documents écrits en aussi grand nombre que possible et après les avoir soigneusement contrôlés (Luc 1.1 et suivants), va combiner également ces « deux sources », l’Évangile de Marc et les Logia de Matthieu, avec ses sources accessoires. Cet Évangile de Luc aurait eu, en principe, autant de droit que celui de Matthieu à être mis au bénéfice de l’apôtre auteur des Logia, mais
L’utilisation par Matthieu et par Luc de cette seconde « source », les Logia, est naturellement la raison de leurs contacts étroits, parfois étendus sur d’assez longs passages, tels que : les analogies ou identités verbales et grammaticales déjà constatées en abordant les données du problème, prédication de Jean-Baptiste (Matthieu 3.7-13 parallèle Luc 3.7-9 ; Luc 3.16), action de grâces de Jésus pour la révélation aux petits (Matthieu 11.25-27 parallèle Luc 10.21 et suivant) ; les nombreuses instructions du Seigneur conservées par ces deux seuls Évangile : sur les soucis (Matthieu 6.28-34 parallèle Luc 12.22-31), les deux arbres et les deux maisons (Matthieu 7.17 ; Matthieu 7.27 parallèle Luc 6.43 ; Luc 6.49), les dispositions pour suivre le Maître (Matthieu 8.18-22 parallèle Luc 9.57-62), sa réponse à Jean prisonnier (Matthieu 11.1-19 parallèle Luc 7.18-35), ses appels aux villes rebelles (Matthieu 11.20-24 parallèle Luc 10.13 ; Luc 10.16), etc. ; même la tentation de Jésus — qui n’a pu être connue que par un récit du Seigneur lui-même à ses disciples — peut se ranger dans les matières d’enseignement (Matthieu 4.1-11 parallèle Luc 4.1-13). Du reste, on l’a vu, les Logia devaient comporter aussi quelques narrations connexes : un épisode comme celui du centenier de Capernaüm (Matthieu 8.5-13 parallèle Luc 7.1-10) constituait en soi une admirable leçon, sans qu’il fût besoin de discours.
L’utilisation des « deux sources » par Matthieu comme par Luc fournit aussi l’explication de ressemblances singulières, voire anormales, dont il n’a pas encore été fait mention ; il s’agit des doublets : paroles reproduites deux fois dans un même Évangile, en des situations différentes. Sans doute il faut faire la part des répétitions oratoires, disons même pédagogiques, bien connues dans le genre gnomique des moralistes hébreux, et dont le Christ n’a pas manqué d’user, comme tout bon instructeur, en rappelant à l’occasion une maxime, une formule typique destinée à se fixer dans les esprits et les consciences : « les premiers seront les derniers » (Matthieu 19.30 ; Matthieu 20.16), « que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! » (Matthieu 11.15 ; Matthieu 13.9 ; Matthieu 13.43), « celui d’entre vous qui voudra être le premier sera le serviteur de tous » (Marc 9.36 ; Marc 10.43 et suivant). Mais ceci reconnu, il se trouve encore bien des phrases dont la longueur et l’identité postulent un texte original commun. Comment Luc et Matthieu ont-ils été entraînés à ces doubles reproductions textuelles ? Simplement, parce qu’ici ils ont copié Marc et là les Logia, ou une autre source, qui se trouvaient posséder déjà ce même texte grâce à une parenté littéraire antérieure. Par ex., la déclaration de Matthieu 5.32 sur le divorce, parall. à Luc 16.18, doit provenir des Logia, mais dans Matthieu 19.9 elle provient du parallèle de Marc 10 et suivant ; l’exhortation plus développée à couper la main et arracher l’œil, dans Matthieu 5.29 et suivant, doit de même venir des Logia quoique n’ayant pas été conservée par Luc, mais dans Matthieu 18.8 et suivant elle vient du parallèle de Marc 9.43 et suivant ; la parole relative à la lampe sur un support, dans Luc 8.16, vient du parall. Marc 4.21 et, dans Luc 11.33 parall. à Matthieu 5.16, vient des Logia. Comme on peut compter plusieurs douzaines de tels exemples, même en défalquant ceux qui pourraient paraître douteux, on se trouve bien en présence d’un phénomène littéraire apportant un argument de poids à la théorie des « deux sources » par laquelle s’éclairent tant d’accords intimes entre Luc et Matthieu.
D’autre part, comme ce n’est pas suivant la même méthode que l’un et l’autre ont inclus les Logia dans le ministère de Jésus, de là découlent entre eux des différences de répartition. Alors que Matthieu réunit par sujets, massivement, les exhortations du Maître à des auditoires définis, de foules ou de disciples, Luc les dispose de préférence épisodiquement, de la façon la plus variable, et rarement sous forme de discours proprement dits. On peut citer une dizaine de cas où des paroles associées dans le sermon sur la montagne de Matthieu 5-7 sont transportées par Luc en d’autres occasions : le sel sans saveur (Luc 14.34), l’oraison dominicale (Luc 11.1 ; Luc 11.4), les soucis (Luc 12.22 ; Luc 12.31), la prière (Luc 11.9-13), etc. ; on trouverait des disparités analogues à propos d’autres discours (Matthieu 10.13-18). Il semble que Luc cherche à replacer autant que possible chaque parole dans sa situation chronologique (cf. « les faits exposés dans leur ordre », Luc 1.3), alors que Matthieu, visant à un classement de matières, aime rattacher à une occasion solennelle (dont Luc, par ailleurs, confirme la réalité) nombre d’instructions similaires du Seigneur. Cette dernière présentation, plus didactique en ce qu’elle systématise la doctrine, rend plus sensible aussi l’impression d’autorité et de puissance sans égales que Jésus produisit sur les foules et sur les chefs. Suivant la remarque de Godet, « Luc est semblable au botaniste, qui aime à contempler une fleur dans le lieu même de son entourage naturel ; Matthieu ressemble au jardinier qui, en vue d’un certain but particulier, compose de magnifiques bouquets ».
Ce n’est pas seulement par leur mode de distribution que les emprunts aux Logia se différencient entre Luc et Matthieu : c’est encore par leur forme même. Dans bien des cas où l’on ne saurait mettre en doute l’origine commune d’enseignements parallèles sur un même thème, des variantes plus ou moins notables d’expression ou de rédaction font apparaître deux versions dissemblables, parfois irréductibles l’une à l’autre : dans la parabole de la brebis perdue, le cadre et la conclusion (Matthieu 18.10-34 parallèle Luc 15.3-7) ; dans celles du souper et du festin (Matthieu 22.1-14 parallèle Luc 14.16-24) comme dans celles des talents ou des mines (Matthieu 25.14 ; Matthieu 25.30 parallèle Luc 19.12-27), les détails descriptifs, et les points de comparaison ; dans l’oraison dominicale (voir article), l’occasion et le contenu (Matthieu 6.5-15 parallèle Luc 11.1 ; Luc 11.13) ; des béatitudes (voir ce mot), le nombre, le point de vue et les formules (Matthieu 5.3-12 parallèle Luc 6.20 ; Luc 6.26) ; les circonstances mêmes du sermon sur la montagne (voir article) se présentent en termes qui paraissent au premier abord inconciliables (Matthieu 5.1; Luc 6.17).
Pour expliquer ces diversités le long de la trame didactique commune à nos deux Évangile, il a fallu admettre que ceux-ci se seraient servi d’éditions différentes des Logia, auxquelles pourraient être attribués aussi les enseignements du Maître conservés par l’un ou par l’autre et cependant conformes à l’inspiration générale de leur source ; par exemple les exhortations sur l’aumône et le jeûne, les importantes paraboles : ivraie, trésor, perle, filet, dix vierges, jugement dernier, etc., propres à Matthieu (Matthieu 6.1-4 ; Matthieu 6.16-18 ; Matthieu 13.24 ; Matthieu 13.44-50 ; Matthieu 25.1-13 ; Matthieu 25.31-46) ; ou bon Samaritain, juge insensé, drachme perdue, enfant prodigue, etc., paraboles propres à Luc (Luc 10.25 ; Luc 12.16 ; Luc 15.8). C’est ainsi que M. Goguel a été amené à accorder une ampleur et un rôle de première importance au recueil des Logia, en le considérant comme une collection de matériaux qui se serait enrichie peu à peu d’apports nouveaux dus aux souvenirs des premières générations chrétiennes ; dans cette conception, il va jusqu’à supposer l’utilisation par Marc lui-même d’une édition réduite de ces Logia, ceci surtout pour rendre compte de quelques passages où cet Évangile paraît être, malgré sa priorité, moins primitif que les deux autres. C’est sans doute faire beaucoup d’honneur à un ouvrage qui, après avoir d’abord connu tant de succès d’éditions et avoir fait la fortune de deux Évangiles, n’aurait plus conservé aucune vie propre dans la littérature chrétienne. De plus, en ce qui concerne Marc, l’hypothèse n’est pas nécessaire, car pourquoi n’aurait-il pas tiré d’une source plus accessoire ces textes prétendus secondaires ? et elle est onéreuse, car pourquoi n’eût-il pas emprunté davantage à une source aussi importante ? Il ne serait pas absolument insoutenable, toutefois, que Marc, connaissant une édition des Logia en circulation dans les églises, se fût volontairement abstenu d’y puiser, comme à un genre différent de son ouvrage d’histoire, sauf pour tel complément jugé indispensable, comme les paraboles du Royaume (Marc 4).
On voit combien il serait vain de vouloir retrouver l’ouvrage primitif des Logia derrière les synoptiques qui les ont librement employés ou remaniés, reproduits et répartis, probablement combinés çà et là avec d’autres sources moins considérables et, par cela même, encore plus inconnues de nous. Qu’on essaye de se représenter ce que pourrait être notre reconstitution de l’Évangile de Marc d’après ces seuls Évangiles de Luc et de Matthieu qui l’ont pourtant abondamment utilisé : que pourrait-on lui restituer de ses hautes qualités descriptives en conjecturant par exemple son récit de l’offrande de la veuve (Marc 12.41-44), d’après l’unique parallèle abrégé de Luc 21.1 ; Luc 21.4 ? Ce sont précisément ses caractères les plus significatifs que nous ne pourrions lui faire récupérer ; notre opération de remodelage fabriquerait un monstre sans vie, « un torse sans tête ni bras », a-t-on dit. De même il faut renoncer à remodeler l’œuvre de Matthieu l’apôtre. Du moins peut-on chercher, sans rigueur ni parti pris, à reconnaître dans nos Évangiles de Luc et de Matthieu les principaux passages qu’ils ont dû lui emprunter. Les essais dans cette voie ont été fort nombreux : l’introduction de James Moffatt (An Introduction to the Literature of the New Testament, 1911) reproduisait jusqu’à seize listes différentes (d’autres ont été imaginées depuis), dues aux spécialistes les plus réputés, des versets et fragments de versets de Matthieu et de Luc appartenant à cette source désignée par À (initiale grecque de Logia) ou Q (Initiale de l’allemand Quelle = source), ou S (initiale de Source ; adoptée par Bible du Centenaire). Retenons de ces méticuleuses juxtapositions leur accord d’ensemble à peu près général, confirmation de tout ce qui précède sur la nature de l’ouvrage : il devait commencer par l’introduction de Jean-Baptiste, mais ne devait pas aller jusqu’à la passion et la mort du Christ (où la plupart des critiques voient la source narrative de Marc) ; ce n’était donc point un Évangile, mais bien, comme le suggérait Papias, un « recueil des paroles du Seigneur » pour lequel les paroles du Précurseur étaient le plus naturel des avant-propos.
Faut-il supposer que Luc, en rédigeant son Évangile, ait eu sous les yeux, avec les « deux sources » de Marc et des Logia, l’Évangile de Matthieu lui-même antérieurement composé avec ces deux mêmes sources ? Cette hypothèse a été soutenue, comme aussi l’inverse, d’après laquelle Matthieu aurait employé Luc : l’une et l’autre sont du reste également combattues. Il est difficile de se prononcer sur les vraisemblances plus ou moins grandes de tels emprunts. Toutefois, les accords de ces deux Évangiles contre Marc n’exigent pas obligatoirement cette explication ; et leur indépendance incontestable pour d’importantes sections, comme les Évangiles de l’enfance ou divers passages propres à l’un ou à l’autre, nous incite à croire l’hypothèse inutile. Comme la connaissance réciproque de Matthieu par Luc et de Luc par Matthieu est en tout cas impossible, on n’aurait jamais dû parler de « dépendance mutuelle » entre nos Évangile ; la seule dépendance démontrée est celle de Matthieu et de Luc séparément, par rapport à Marc et aux Logia séparément.
Il a été question plusieurs fois, à propos de l’utilisation des « deux sources » par Matthieu ou par Luc, de leurs sources accessoires. C’est l’élément de vérité que fournit l’ancienne théorie des documents multiples, dès qu’au lieu de montrer en chacun de nos synoptiques une pure et simple anthologie de morceaux isolés, elle suggère derrière les morceaux importants, propres à l’un ou à l’autre, quelques-unes de ces diégèses ou notices narratives connues des premières communautés, et qui ont pu s’ajouter aux sources principales. Bien que Luc soit le seul à prévenir son lecteur qu’il a mis en œuvre divers récits dûment contrôlés, il n’est pas douteux que Matthieu en ait aussi employé ; Marc lui-même, en rédigeant son Évangile d’après la prédication de Pierre, y aura parfois ajouté des éléments écrits, comme nous l’ont prouvé les doublets de Matthieu et de Luc traces d’une rédaction antérieure de textes que Marc possédait en commun avec les Logia. Quant à distinguer aujourd’hui ces sources secondaires, plus ou moins amalgamées dans nos divers Évangiles, il faudrait qu’elles y eussent conservé quelque chose de caractéristique. Peut-être devons-nous tout au moins supposer les suivantes :
Il ne s’en trouve que dans Matthieu (Matthieu 1 et Matthieu 2) et Luc (Luc 1 et Luc 2), et ce sont deux longs récits absolument indépendants l’un de l’autre. Ils n’ont guère en commun que : la mention de Marie ou de Joseph, la naissance miraculeuse de Jésus à Bethléhem, l’installation de la famille à Nazareth ; tout le reste est spécial à chacun. Dans Matthieu, presque tout est présenté du point de vue de Joseph : la généalogie de Jésus est aussi la sienne, c’est à lui qu’est faite l’annonce miraculeuse, après la visite des Mages c’est lui qui reçoit l’avertissement d’un ange et qui emmène mère et enfant en Égypte, pour les en ramener sur nouvel ordre d’En-haut après la mort d’Hérode, dont la menace a plané sur tout ce chapitre 2. Dans Luc presque tout est présenté du point de vue de Marie : après les annonces divines à ses cousins Zacharie et Élisabeth, c’est elle qui est l’objet de l’annonciation, qui va voir sa parente, chante le Magnificat ; puis, après la naissance de Jean au foyer du vieux prêtre, celle de Jésus est mise dans la relation que l’on sait avec le recensement romain de Quirinius ; lors de la visite des bergers c’est Marie qui garde tous ces événements en son cœur, lors de la présentation au temple c’est à elle que Siméon adresse sa prophétie, et quand Jésus, à 12 ans, s’attarde parmi les docteurs, c’est Marie qui lui parle et reçoit sa réponse mystérieuse, et c’est elle encore une fois qui conserve en son cœur tous ces souvenirs. Qu’à l’origine de cet important récit il faille supposer une source écrite, c’est ce qui ressort de sa tonalité nettement hébraïque, en certains passages presque une traduction littérale de l’araméen, contrastant avec le grec généralement très pur de l’évangéliste (comparez, même en français, l’allure classique de sa préface, versets 1-4, et les tournures d’Ancien Testament accumulées à partir du verset 5). Cette source de Luc ne peut provenir, directement ou non, que du milieu familial de Jésus et, par certaines informations orales, que de Marie elle-même ; ces tableaux et ces chants du temple et des foyers pieux représentent en tout cas les humbles d’Israël, fidèles dans leur attente messianique. La tradition de Matthieu, d’inspiration moins intime, était plus préoccupée de l’apparition du Christ devant les grands de la terre. Si c’est dans l’Évangile universaliste de Luc qu’on se serait attendu à trouver la visite des mages, emblème de l’humanité cherchant son Roi, par contre c’est dans l’Évangile judéo-chrétien de Matthieu qu’on serait allé chercher les tableaux du temple : Zacharie, Siméon et Anne, les docteurs ; preuve de l’indépendance complète de nos deux Évangiles. Mais ils ont en commun, dans leurs pages sur l’enfant, un genre poétique plus flottant que leurs témoignages relatifs au ministère du Seigneur ; le plan historique n’est pas tout à fait le même, et l’on pense d’abord aux récits merveilleux d’enfances de héros qu’ont produits toutes les littératures. L’attention des premiers chrétiens se portait avant tout sur l’œuvre publique de Jésus et sur ses prolongements dans leur vie religieuse ; les souvenirs de famille relatifs à son enfance n’offraient guère d’intérêt pour la piété. Toutefois, quand on compare la simplicité, la délicatesse et la spiritualité des deux Évangiles de l’enfance avec les grossièretés des légendes antiques ou même d’ouvrages juifs comme le livre d’Hénoch, et avec les bizarreries et les invraisemblances des apocryphes sur l’enfance de Jésus, on reprend complètement confiance en la réalité de ces traditions évangéliques si pures, si conformes à la révélation biblique, et qui, tout le long des siècles, sont demeurées le charme, le réconfort et l’inspiration de la chrétienté.
Le long récit de Luc 9.51-18.14 n’a avec Matthieu que des parallélismes intermittents et aucun avec Marc ; il constitue comme une division supplémentaire de la synopse, entre le ministère de Galilée et la passion à Jérusalem ; il est jalonné par une série de notes rappelant que Jésus est en voyage, en route vers la capitale (Luc 9.51-57 ; Luc 10.38 ; Luc 13.22 ; Luc 13.33 ; Luc 14.25 ; Luc 17.11) il suppose donc un cadre géographique nouveau, hors de Galilée : on a songé à la Pérée, rive gauche du Jourdain par courue par la route vers Jérico et Jérusalem qui évitait la Samarie ; il contient, parmi les péricopes propres à Luc, des scènes comme Marthe et Marie (Luc 10.38-42), les dix lépreux (Luc 17.11 ; Luc 17.19), et les grandes paraboles dont les principales illustrent l’universalisme de la grâce divine : bon Samaritain, enfant prodigue, riche et Lazare, pharisien et péager, etc. ; autant de tableaux évoquant plus ou moins l’opposition chère à Luc entre les victimes, les petits, les méprisés, et les mauvais riches, les rigoristes, les satisfaits. Beaucoup d’auteurs y ont vu les fragments d’une source spéciale, à laquelle on pourrait encore rapporter des épisodes de même inspiration appartenant à d’autres sections de Luc : la pécheresse (Luc 7.36-50), Zachée (Luc 19.1-10), le brigand converti (Luc 23.39-43), les disciples d’Emmaüs (Luc 24.13-36) ; ce serait comme « l’Évangile de Jésus missionnaire » (A. Sabatier), et l’on en a même cherché l’origine auprès du diacre Philippe, le premier missionnaire de la Samarie (Actes 8), qui devait plus tard recevoir Luc chez lui à Césarée (Actes 21.8 et suivants) et avoir tout loisir, pendant les captivités de Paul en cette ville, pour documenter son compagnon sur les souvenirs du ministère du Seigneur (Westphal). Peut-être serait-ce dépasser le but, malgré les mentions successives de déplacements, que de qualifier « journal de voyage » une série de faits sans rapport avec les déplacements eux-mêmes (sauf au départ : Luc 9.51-62) et manquant d’homogénéité, en dépit de l’inspiration générale que justement l’on retrouve même en dehors de la source. Il semble surtout que l’unité en ait été exagérée ; on paraît oublier le nombre encore considérable dans ce document de sections connues de Matthieu (Luc 10.1-24 ; Luc 11 ; Luc 12.1-12 ; Luc 12.22-59 ; Luc 13.18-30 ; Luc 13.34 ; Luc 14.15-35 ; Luc 15.3-7 ; Luc 16.10 ; Luc 17.1-10 ; Luc 17.20-37). Aussi certains auteurs voient-ils dans cette longue section des souvenirs discontinus de plusieurs voyages et non pas d’un seul (voir Chronologie du Nouveau Testament, I, 3) ; d’autres pensent y trouver ceux des renseignements d’origines diverses recueillis par Luc qu’il ne savait où situer dans le cadre historique de Marc. Quoi qu’il en soit, l’enclave est assez remarquable tant par son étendue que par sa valeur intrinsèque et sa place à la veille de la passion, pour qu’on puisse y voir, mais plus probablement en ordre dispersé, une part importante de la documentation du troisième Évangile.
On tend à voir aussi dans le discours eschatologique qu’on a appelé l’apocalypse synoptique, commune à nos trois Évangile (Marc 13 ; Matthieu 24 ; Luc 21), un morceau d’origine indépendante plutôt qu’un des longs discours déjà contenus dans les Logia, ce qui en rendrait Marc tributaire. C’est en tout cas le seul vrai discours dans Marc car la suite des trois paraboles du Royaume au chapitre 4 ne s’y présente pas comme un enseignement suivi. Cette page, d’une allure tout à fait unique dans les Évangiles, aurait été « la feuille volante d’une prophétie chrétienne », à propos d’un entretien de Jésus avec ses disciples, mais faisant chevaucher les perspectives de la ruine prochaine du Temple et de l’avènement lointain du Fils de l’homme. Les trois versions présentent du reste entre elles quelques différences, explicables par leurs lecteurs et leurs buts respectifs.
Les livres de l’ancienne alliance, recueil sacré d’Écritures saintes pour les croyants juifs, ayant conservé toute leur autorité pour les premières générations chrétiennes, qui de plus y trouvaient la préparation, la préfiguration et la prophétie de l’œuvre du Sauveur, sont fréquemment cités par les Évangiles (voir Citations de l’Ancien Testament). Plusieurs cas de citations composites (exemple : Marc 1.2 et suivant annonce une parole d’Ésaïe et cite Malachie 3.1 ; Ésaïe 40.3. Matthieu 27.9 annonce une parole de Jérémie et cite Zacharie 11.12 et suivant, avec allusion probable à Jérémie 32.6-9) ont fait supposer l’existence dans l’Église primitive de « florilèges », ou anthologies, de textes de l’Ancien Testament, auxquels ces citations ont pu être empruntées par les évangélistes ; ces listes pouvaient servir à la propagande auprès des Juifs ; des collections de ce genre pouvaient même être en usage dès avant le christianisme, comme manuels juifs portatifs, à côté des rouleaux fort encombrants de la Loi, des Prophètes et des Écrits. Il n’est pas invraisemblable que la formule de Matthieu : « Ainsi fut accompli ce qui avait été dit… » (Matthieu 2.15 ; Matthieu 2.17 ; Matthieu 2.23 ; Matthieu 8.17 etc.) introduise précisément des emprunts à une telle « catène » (chaîne) de textes messianiques. Toutefois l’hypothèse de cette nouvelle source, intermédiaire entre les faits et nos sources principales, antérieure aux Évangiles et même aux Logia, ne s’impose pas absolument.
Lorsqu’un certain nombre d’éléments propres à un seul Évangile paraissent réductibles à un thème ou à un point de vue donné, il peut quelquefois sembler naturel de les ramener à une source particulière. Ainsi le récit de la passion dans Luc comporte beaucoup plus de traits particuliers que les deux autres ; l’on a parfois aussi déduit de son intérêt pour les pauvres sa connaissance d’une source ébionite (très improbable), de divers renseignements relatifs à l’entourage d’Antipas sa connaissance d’une source proche de la cour d’Hérode, etc. De même Matthieu possède ses éléments propres dans l’histoire de la passion et de la résurrection.
Mais à mesure que nous avançons dans la distinction des sources, notre confiance se fait de plus en plus réservée. Déjà les documents divers dont il vient d’être question ne sont que conjecturaux, peut-être seulement problématiques. Combien plus, s’il s’agissait maintenant de partir à la recherche des sources par les procédés de l’analyse littéraire, le souci d’objectivité nous inviterait-il à la prudence ! Sans doute la critique actuelle du problème synoptique se donne pour tâche « d’une part, de préciser la théorie des deux sources et, de l’autre, d’expliquer, dans la mesure où la chose est possible, la formation des documents qui sont à la base de la littérature évangélique actuelle » (Goguel) ; dans la mesure où la chose est possible, assurément ! Mais, dit aussi le même auteur, « il est malaisé, faute d’un recul suffisant, d’apprécier l’évolution de la critique évangélique depuis le début du XXe siècle ». Devant la multiplicité des exégèses et des hypothèses, inévitablement plus subjectives que ne le voudraient leurs propres auteurs, il faut savoir attendre le verdict du temps et faire grâce au lecteur des recherches de laboratoire dont les savants seront peut-être les premiers à revenir, à plus ou moins brève échéance. Il faut davantage : le chercheur doit se mettre en garde soi-même. Il est si tentant, une fois soupçonnée l’existence d’une « source », de se lancer à sa poursuite pour la reconstituer, comme l’école Graf-Wellhausen pouvait le réussir pour les documents du Pentateuque, par les distinctions des textes appuyées sur les déductions de l’histoire ! Mais à ce précédent de l’Ancien Testament, le problème des Évangiles n’est nullement comparable : les livres historiques de la Bible hébraïque combinent les genres les plus variés, chant, poésie, lois, narrations, annales politiques et ecclésiastiques, citations d’ouvrages encore plus anciens, tous dus à des auteurs fort divers la plupart inconnus, répartis sur des siècles, et représentant des conceptions religieuses qui ont permis de les reconnaître beaucoup moins, comme on le croit trop souvent, sur de simples particularités de langue, que par leurs vues générales sur l’histoire sainte et le culte de Jéhovah ; les Évangiles, eux, composés dans un laps de temps de moins de cinquante années, se présentent comme des témoignages rendus par des contemporains, dont certains vivaient encore, au Maître inoubliable qui après avoir laissé en Palestine, « parmi eux », le sillage d’un ministère rédempteur, opérait encore des transformations miraculeuses dans les âmes de leur propre génération. Sous l’effet de ces événements sensationnels — la naissance du christianisme — le temps manquait pour l’évolution de tendances suffisamment accusées et pour leur élaboration dans des documents, d’abord distincts et bientôt mélangés. Sans doute l’école de Tubingue (1845-1875), pour qui nos Évangiles, publiés de 80 à 110 ans après la mort de Jésus, représentaient les grands partis de l’Église, pouvait chercher au nom de ces prémisses, derrière Matthieu des sources judéo-chrétiennes, des sources pagano-chrétiennes derrière Luc et des sources plus ou moins neutres derrière Marc. Mais ces systèmes factices, reflet des spéculations de Hegel, ont depuis longtemps disparu, et la recherche des sources secondaires n’ayant aujourd’hui pour guide aucun principe général de psychologie ou d’histoire, comme c’est le cas pour la critique du Pentateuque, en est le plus souvent réduite à des calculs de probabilités qui dépendent surtout, comme on l’a dit, non seulement de l’ingéniosité des savants, mais aussi de leur ingénuité. Tel critère à la mode, comme la règle parfois juste d’après laquelle sont authentiques les paroles du Nouveau Testament en contradiction avec l’Église de leur temps, est susceptible aussi d’applications radicalement fausses et suggestif de méfiance envers les textes conformes à l’histoire du christianisme. Bien plus sûr et plus élevé, cet autre principe de la science historique : authentiques, les paroles supérieures au niveau mental et moral de ceux qui les rapportent, — s’applique exactement aux Évangiles dans leur ensemble, tout pleins de leur héros, combien plus grand qu’eux tous !
Sous cet angle de vision spirituelle, on nous excusera donc, ou l’on nous approuvera, d’arrêter ici nos études textuelles, sans quitter un ferme terrain ; car il nous suffit d’admettre derrière nos Évangiles un certain nombre de sources secondaires, en convenant de notre impuissance à les démêler avec sécurité et, pour toute question d’importance, de faire confiance, d’abord aux évangélistes eux-mêmes, généralement capables de vérifier l’exactitude des documents qu’ils adoptaient, puis au verdict des générations chrétiennes, qui surent laisser tomber dans l’oubli l’incroyable fatras des Évangiles, apocryphes, tout en consacrant les synoptiques et l’Évangile de Jean livres vrais, livres inspirés.
Il nous reste pourtant, avant de conclure, à relever un dernier élément de quelque valeur dans notre solution d’ensemble. Oui, il est exact que la transmission orale de la Parole a joué son rôle ; oui, les évangélistes ont tenu compte de toute information qu’ils ont pu entendre, aussi bien que de tout document qu’ils ont pu lire. Si, comme il est vraisemblable, un évangéliste tel que Luc recevant une information verbale prenait soin de se la faire dicter, ou demandait à ceux qui savaient quelque chose de le dicter ou rédiger, que devenait la démarcation entre source orale et source écrite ? Voilà pourquoi l’on a senti, au cours de cette étude, combien il faut se garder de trancher de telles questions d’un esprit absolu : c’est qu’elles représentent toute la complexité de la vie, le bouillonnement du premier demi-siècle de vie chrétienne, et, — dans le témoignage missionnaire, l’instruction, la consolation, la parole et le chant, les actes et les écrits, — l’hommage individuel et collectif des fidèles à Celui qu’ils aimaient, adoraient et servaient, comme leur Sauveur personnel, Sauveur du monde entier : Jésus-Christ « le Seigneur » !
Mais voici que par un étrange retour, cet hommage même de l’Église à son Chef en rendrait le contenu suspect à l’historien. Un des plus récents systèmes théologiques, l’école historique-formative allemande (Bultmann), désespérant de remonter aux faits par l’analyse des textes évangéliques, voit dans l’histoire de Jésus une création collective de la communauté de ses fidèles, de leurs messages, de leurs cultes et de leurs rites. Ce ne serait plus le Christ qui aurait fait l’Église, c’est l’Église qui aurait fait le Christ : et non pas seulement le Christ de la foi, mais même aussi le Jésus de l’histoire. Ce n’est pas ici le lieu de développer ni de réfuter cette singulière conception, discutée ailleurs dans le présent ouvrage (Jésus-Christ, avant-propos, et bibliographie, 5°). Notons-le seulement, c’est l’éparpillement de l’histoire évangélique en une multiplicité de menues sources, d’auteurs tenus plus ou moins pour tendancieux, qui a provoqué par réaction logique son éparpillement en une multiplicité de menus propos, gestes et rites de disciples devenus plus créateurs que leur Maître. Mais si, tout au contraire, la révélation chrétienne postule la personnalité du Révélateur inspiré, alors il faut l’admettre inspirateur aussi, et le reconnaître comme tel tout entier, quelles que puissent être les imperfections de ses témoins, dans l’hommage qu’ils lui ont tous rendu, aussi humble et désintéressé pour eux-mêmes que communicatif pour sa cause, aussi sobre de paroles que précis dans les faits, aussi personnel à chaque évangéliste que concordant entre eux tous, aussi émouvant et stimulant pour les âmes d’aujourd’hui que pour celles de son temps, hommage à Celui qui domine de haut les plus grands auteurs ou lecteurs du monde, comme la science et l’amour du Dieu de Jésus-Christ dominent de l’infini les balbutiements de la pensée et de la tendresse humaines chez les mieux doués et les meilleurs d’entre nous.
Dans un traité de Platon, un élève de Socrate explique comment il racontait les entretiens de son maître : aussitôt revenu d’Athènes, il prenait note de quelques-unes de ses paroles et plus tard il révisait en les développant de mémoire ; chaque fois qu’il revoyait Socrate, il s’assurait que rien d’essentiel n’était oublié, puis il corrigeait définitivement son manuscrit (Théétète, prologue).
Aucun des synoptiques ne saurait prétendre à un tel contact direct avec Jésus. Le Maître n’a pas dicté une seule de ses instructions. Lui disparu, vers l’an 30, les siens pieusement cultivent leurs communs souvenirs de lui, en attendant son retour prochain. Les premiers écrits chrétiens sont des lettres de circonstance sur les besoins des églises, car pour vivre il faut s’organiser. À mesure que vieillissent et disparaissent les contemporains du Seigneur, si vigoureuse que fût la tradition orale, l’utilité s’impose de conserver ne varietur tels et tels témoignages qu’ils ne seront plus là pour répéter désormais ; or les récits des faits risquent moins de s’altérer que les instructions du Maître : c’est donc celles-ci qui font l’objet des premières rédactions pré-évangéliques. Des collections morcelées de discours ont pu déjà surgir entre les années 40 et 50 ; vers cette époque peut-être l’apôtre Matthieu écrit son grand ouvrage des « Logia ». Cependant le temps passe, le retour du Christ tarde, bien des frères meurent (cf. 1 Thessaloniciens 4.13, écrit en 50): pour les jeunes générations, pour les milieux nouveaux de mission où l’araméen ne se parle pas, il faut aussi dépeindre avec vie, dans la langue courante, Jésus-Christ agissant, mort et ressuscité (cf. Galates 3.1, écrit en 55). Ici et là suivant les ressources en témoins de la grande époque, paraissent quelques notices ; elles se multiplient, s’allongent, s’agglomèrent, se recopient et se communiquent à travers les régions évangélisées. Entre temps, les églises apprennent à connaître les lettres où saint Paul, traitant des besoins de telle ou telle situation locale, élève tous les sujets à la hauteur des principes, et fonde la théologie chrétienne sur le péché, la grâce et la rédemption de la croix, ce qui implique la nécessité de proclamer les faits de la vie et de la mort du Christ. Vers 64 ou 68, à Rome, les deux grands apôtres, Paul et Pierre, sont mis à mort dans les persécutions de Néron ; sous le coup de ces pertes irréparables, entre 65 et 70, Marc, disciple et interprète de Pierre, et qui fut aussi compagnon de Paul, rédige pour la mission aux païens son Évangile d’après les prédications de Pierre, qu’il possédait d’autant mieux qu’il ne les avait pas seulement écoutées, mais traduites aussi : c’est à peu près sous sa forme actuelle, notre Évangile selon saint Marc. Plus tard, en Palestine, un judéo-chrétien en possession de cet Évangile de Marc et d’une édition des « Logia » de Matthieu, encadre ceux-ci dans celui-là, avec d’autres petits écrits et quelques traditions orales ; et ce nouvel ouvrage, destiné à des judéo-chrétiens, remarquable surtout par l’importance qu’il accorde aux discours du Maître jadis recueillis par Matthieu, sera notre Évangile selon saint Matthieu. Vers le même temps, un païen grec instruit, converti par saint Paul, après avoir réuni et contrôlé avec grand soin nombre de témoignages, combine lui aussi, mais pour des lecteurs d’origine païenne, les « Logia » de Matthieu et l’Évangile de Marc avec ses riches renseignements personnels, et c’est notre Évangile selon saint Luc. Le recul nécessaire après Marc nous contraindra sans doute à suivre les critiques qui placent Matthieu et Luc après la ruine de Jérusalem en 70, sans qu’il soit obligatoire d’aller jusqu’à 80 ou 90 ; pourtant certains savants s’en tiennent encore, non sans bons arguments, à une date de peu antérieure à 70. Avant la fin du siècle, complétés par le quatrième Évangile, les trois synoptiques se seront rapidement et largement répandus à travers la chrétienté d’Orient et d’Occident, qui dans le cours du IIe siècle les acceptera définitivement comme Écritures saintes faisant autorité (voir Canon du Nouveau Testament).
Par leur origine comme par leur inspiration (l’Esprit de Jésus-Christ), par leur but comme par leur contenu (la personne de Jésus-Christ), ils méritaient vraiment de faire autorité (voir Révélation, paragraphe 5). Certes, quoique ne s’introduisant jamais dans leurs Évangiles, par respect pour le Seigneur, les évangélistes ne s’assignaient point la tâche académique de l’historien moderne, scrupuleux à reconstruire la chronologie et à dresser, impassible, la biographie complète de son héros. Ils racontaient pour convaincre ? En effet : parce qu’ils l’aimaient, parce qu’ils voulaient le faire aimer. Leur passion pour leur sujet, du reste toujours contenue, devrait-elle discréditer la valeur historique de leur œuvre ? sans doute, si leur amour pour lui les avait aveuglés, déroutés, égarés… Mais si les témoins, positivement, ne se sont pas trompés? si la thèse qu’ils veulent prouver au monde est précisément celle qui comprend le mieux les faits, condensés dans le «fait du Christ», et qui peut aussi le mieux les révéler au monde, alors leur souci de convaincre se confond avec leur souci de vérité, et leur autorité d’évangélistes, autorité historique aussi bien que religieuse, sort triomphante et rehaussée du creuset de la critique, car en eux ou derrière eux nous retrouvons de fidèles adorateurs du Christ et de fidèles compagnons de Jésus: Jésus-Christ, l’autorité suprême de l’histoire et de la foi.
Nous la limitons systématiquement à quelques ouvrages en français, représentant les principales positions de la théologie biblique ; la bibliographie complète se trouve dans plusieurs d’entre eux. Voir aussi les bibliographies des articles Chronologie du N.T., Jésus-Christ, Critique.
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