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Prière (sacerdotale)
Dictionnaire Biblique Westphal

La prière attribuée à Jésus par le 4e Évangile (Jean 17) doit son nom « sacerdotale » à un théologien luthérien du XVIe siècle. Sa portée est en réalité bien plus vaste que nous le laisserait supposer ce qualificatif. Elle couronne les entretiens dans la chambre haute et nous élève au sommet des révélations contenues dans l’Évangile de Jean : cette biographie du Christ intime, que l’érudition moderne a disqualifiée sans preuve et démolie à coups de conjectures, quitte à relever quelques-unes des ruines en rendant du crédit à ses parties historiques. Mais de quel droit refuser aux discours ce qu’on accorde aux récits ? Sommes-nous donc si informés de la personnalité du Christ que nous ayons qualité pour en enfermer le relief dans le contour des Synoptiques ? Puisque la tradition la plus ancienne et la plus accréditée nous dit que l’apôtre Jean était le confident de Jésus, qu’il vécut beaucoup plus longtemps que les autres apôtres et qu’il succéda à l’apôtre Paul dans la direction des églises d’Asie, pourquoi nous achopperions-nous au fait que l’on retrouve dans les pages du 4e Évangile, comme dans la 1ère épître de Pierre, l’influence du paulinisme ? Pourquoi l’expérience faite par Jean de la haine dont les Juifs poursuivaient l’Église naissante, n’aurait-elle pas amené ce disciple à mieux comprendre tout ce que renfermait l’enseignement de Jésus relativement à l’irréductible opposition des Juifs ? Enfin n’appartenait-il pas à celui qui était le plus rapproché du Maître par les affinités du cœur et qui se montre mieux informé que les autres évangélistes dans les détails qu’il donne et par ses rectifications relatives à la durée du ministère de Jésus et à la chronologie de la Passion, de nous faire pénétrer jusqu’au fond de la pensée de son divin ami, de nous révéler son enseignement sur les conséquences intérieures et spirituelles de l’œuvre du salut et de nous faire entendre ses suprêmes paroles ?

C’est vraiment une critique égarée par la démesure que celle qui s’en prend à ces discours où la divinité transparaît comme à fleur, pour les traiter d’inauthentiques, ne voir en eux que spéculations ou symboles, et les attribuer à un chrétien anonyme dont les « solennelles et hautaines harangues » (Loisy) ne pourraient s’accorder avec les déclarations du Christ des Synoptiques. Voici l’occasion d’invoquer contre une certaine conception de la science le « témoignage intérieur du Saint-Esprit » dont nos réformateurs, qui étaient aussi des savants, faisaient grand cas, et par lequel l’Église croyante n’a cessé de reconnaître dans le 4e Évangile l’accomplissement spirituel des trois autres, comme aussi dans les discours de Jean 14 à Jean 17 le testament de Jésus-Christ.

Au vrai, s’il était prouvé que ces derniers discours ne remontent pas aux jours de la Passion, nous ne pourrions maintenir la parole de Jésus : « Le disciple n’est pas plus grand que son Maître » (Luc 6.40), car il se trouverait ici qu’un chrétien est allé plus haut et plus profond que le Christ dans le mystère de l’expérience spirituelle et de la vie en Dieu. A-t-on calculé ce que doit la vie chrétienne aux chapitres que la critique moderne détache de la biographie de Jésus ? Ceux qui nous invitent à cette mutilation nous affirment que la valeur religieuse du 4e Évangile est absolument indépendante de l’opinion que l’on professe sur son auteur (Bible du Centenaire) ; ils nous rappellent que Luther le nommait : « le seul véritable et tendre Évangile ». S’imagine-t-on que Luther eût parlé ainsi s’il n’avait considéré le 4e Évangile comme celui qui nous met le plus directement en rapport avec la pensée, l’action et la communion du Christ ? Une parole ne vaut, que si elle est maintenue dans le cadre dont elle se réclame et comprise à la lumière des convictions qui l’ont inspirée. Les plus ingénieux agencements d’hypothèses — lesquels varient d’ailleurs d’un théologien à l’autre — ne prévaudront jamais contre cette vérité-là, car elle est de bon sens.

Jésus a agi ; puis il s’est consacré à la formation de ses apôtres ; enfin il les a réunis pour la Cène et leur a donné ses suprêmes recommandations. Maintenant, il prie à haute voix devant eux comme pour les associer à sa prière, les transporter avec lui dans la vie divine et leur découvrir les trésors où ils devront eux-mêmes puiser quand il les aura quittés.

Il ne faut point chercher ici un plan rigoureux. La prière de Jésus n’est pas une composition, mais un épanchement. Il est sorti de la chambre haute, il va entrer dans Gethsémané ; les yeux levés vers le ciel qu’il a si souvent contemplé durant ses nuits de prière sur les collines, « il répand en présence de Dieu et de ses disciples le fond ultime de son âme » (Luther). Successivement lui apparaissent : le passé — ses rapports avec son Père dans la gloire ; le présent — ses apôtres qui cette nuit même vont le perdre ; l’avenir — les foules qui répondront à l’appel de l’Évangile. Pour comprendre cette prière, il faut se souvenir que le terme « monde » (voir ce mot), qui revient ici plusieurs fois, signifie dans la terminologie johannique tantôt l’univers constitué par la création et les créatures dans leur ensemble harmonieux (verset 5, 25), tantôt l’humanité pécheresse objet de la rédemption par le Christ (verset 18, 21, 23), tantôt la portion orgueilleuse de cette humanité qui, par sa révolte et son endurcissement, a « rendu inutile à son égard le dessein de Dieu » (verset 9,14,16, cf. Luc 7.30).

I « Père ! » (Jean 17.1 et Jean 17.5)

Cette appellation revient six fois dans la prière. Réconfort de Jésus devant le martyre ; héritage qu’il laisse à ses rachetés. Ce nom résume toute la théologie du Christ et toute la piété du chrétien. À son Père, Jésus demande le retour à la gloire dont il jouissait dans le ciel avant de se donner à la terre. Le mystère de l’incarnation n’est pas éclairci, mais la préexistence est nettement affirmée (cf. Jean 8.58), comme elle l’est par Jean dans son prologue (Jean 1.14), par Paul dans Philippiens 2.6 ; quant au mystère de l’incarnation, nous en voyons les bords dans la salutation à Marie (Luc 1.26-38). « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils…  » (Jean 3.16). Et ce Fils maintenant, l’œuvre accomplie, demande à retrouver auprès du Père la place qu’il avait, non avant de venir sur la terre, mais « avant que le monde fût » (Jean 17.5), c’est-à-dire avant la création de notre univers. « Au commencement Dieu créa » (Genèse 1.1). En ce commencement, d’où part tout le drame de la rédemption, le Verbe incarné, le Fils existait déjà (Jean 1.14) ; Satan aussi (Jean 8.44) ; dans les deux cas, la même expression : en ap arkhês. Il en faut donc conclure que depuis la création aussitôt bouleversée par Satan (Genèse 3.17), la gloire du Fils-Verbe auteur de la création (Jean 1.3 ; Colossiens 1.16) est atteinte, et qu’il ne pourra la recouvrer que quand sa victoire sur Satan (Luc 10.18 ; 1 Jean 3.8) aura rendu la terre au Royaume de Dieu. Conclure de la préexistence du Christ, de sa divinité manifestée par ses œuvres et de son « pouvoir sur toute créature » (Jean 17.2) à sa coéternité avec le Père, comme le veut le dogme nicéen, c’est dépasser le texte où il est dit ici clairement que Jésus est fils (verset 1), qu’il ne possède que ce que son Père lui donne (verset 2,34) et que son retour à la gloire céleste sera le prix de son obéissance (verset 4). Sans doute Jésus a dit : « Moi et le Père nous ne sommes qu’un… Qui m’a vu a vu le Père » (Jean 10.30 ; Jean 14.9). Mais il a dit aussi : « Le Père seul sait…  » (Matthieu 24.36), destine (Matthieu 20.23), montre au Fils ce qu’il fait (Jean 5.20) ; « Mon Père est plus grand que moi » (Jean 14.28). D’un bout à l’autre de l’Évangile, Jésus, Fils de Dieu et Fils de l’homme, montre par ses paroles que ses forces comme ses pensées lui viennent de Dieu seul — on pourrait dire également du seul Dieu qui est son Dieu (Marc 12.29 ; Jean 20.17) et dont il accomplit l’œuvre sur la terre. S’il demande maintenant à être glorifié, ce n’est point seulement pour retrouver la béatitude dans la communion du ciel, mais aussi pour pouvoir, dans la plénitude de ses attributs divins, diriger d’en haut les destinées de son royaume et donner la vie éternelle au grand peuple qui va se lever à la prédication de ses apôtres (Jean 1.1 et suivant).

II Jean 17.6 et Jean 17.19

Ses apôtres… C’est d’eux maintenant qu’il parle à son Père, devant eux, à haute voix. Il leur rend d’abord un bon témoignage : « Ils ont gardé ta parole… Ils ont connu… Ils ont cru… Ils sont ma gloire… Ils étaient fidèles sous ma garde…  » (verset 6,7,8,10,12). Mais maintenant qu’ils seront seuls, le monde qui les hait parce qu’il se sent condamné par leurs œuvres, le monde au sein duquel ils devront travailler pour y manifester ton nom, va les assaillir : « Père saint, garde-les ! » (verset 11). Jésus insiste ; il veut que ses disciples, qui sont là groupés autour de lui, et qui l’entendent, soient réconfortés par sa prière, qu’ils obtiennent, grâce à l’assurance de la protection divine qu’il implore pour eux, la plénitude de sa joie. Il rappelle en même temps le souvenir de Judas pour faire passer en eux le frisson de la vigilance (verset 12,13) : le fils de la perdition, proprement le perdu. Faut-il conclure de cette allusion que Judas fût un de ceux que Dieu avait « donnés » (verset 12) à Jésus ? La construction de la phrase n’y oblige pas. Quant à la prophétie (Psaumes 41.10, cf. Jean 13.18) que Jésus met ici en cause, elle pose un problème dont l’Évangile ne donne pas la solution, laquelle seule permettrait de concilier la prescience de Dieu et la liberté humaine. Nous n’avons donc pas à attribuer ici à Jésus une croyance déterministe que tout l’ensemble de son enseignement contredit et qui nous obligerait à écarter la responsabilité de Judas, affirmée par ailleurs dans les récits qui le concernent.

« Garde-les…  » Il est frappant de voir que le Maître ne dit pas à ses disciples : « Une fois entré dans ma gloire, je vous garderai ». C’est le Père qui garde, comme c’est le Père qui, à la prière de Jésus, enverra le Saint-Esprit (Jean 14.15). « Nous avons un avocat auprès du Père » (1 Jean 2.1), mais cet avocat ne se substitue pas au Père : il lui remet ses disciples en se remettant lui-même aux mains paternelles (Luc 23.46). Nous rejoignons ici la doctrine de Paul : « Le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Corinthiens 15.28).

« Garde-les par ton nom…  » Le nom, dans la littérature hébraïque comme dans la littérature romaine, est l’expression de la puissance. Le nomen romanum, c’est la puissance de Rome. Le nom de Jéhovah dans l’Ancien Testament exprime la puissance de Jéhovah : « Délivre-moi par ton nom », s’écrie le psalmiste (Psaumes 54.3) ; ce que notre aide soit au nom de Jéhovah » (Psaumes 134.3), c’est-à-dire que la puissance de Jéhovah nous vienne en aide ! David marche contre Goliath avec le « nom de Jéhovah » (1 Samuel 17.45), et il triomphe du géant philistin. Quand Jésus dit : « J’ai manifesté ton nom aux hommes » (Jean 17.6), il entend : je leur ai manifesté ta puissance, la force qui se dégage de la vérité, de la sainteté, de l’Esprit. De même, il demande à Dieu de garder les disciples par son nom, c’est-à-dire par sa puissance. On retrouvera le même sens dans Philippiens 2 où il est dit que Dieu, en récompense du dépouillement volontaire du Christ, lui a donné « le nom qui est au-dessus de tout nom », c’est-à-dire la puissance qui est au-dessus de toute puissance, afin que devant la puissance de Jésus tout genou fléchisse et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Maître à la gloire de Dieu le Père (Philippiens 2.9 et suivants, cf. Éphésiens 1.21). Voir Nom.

Ainsi gardés, quelle devra être l’attitude des disciples ? Ils ne devront pas faire bande à part, mais rester à l’œuvre au sein d’un monde qui les hait et matériellement les domine (Jean 17.15). Ils devront joindre leur prière à celle de leur Maître pour que Dieu les préserve du Malin, c’est-à-dire de Satan. Il leur a déjà appris à dire : « Notre Père, délivre-nous du Malin » (Matthieu 6.13). Enfin ils devront chercher les forces du triomphe dans leur attachement à la parole de vérité : « La victoire par laquelle le monde est vaincu, c’est notre foi », dira l’apôtre Jean (1 Jean 5.4). En vue de cette victoire, Jésus demande à son Père de sanctifier ses apôtres, c’est-à-dire de les consacrer dans la vérité, dont la vertu est en tout sanctifiante. Pour que cette consécration puisse être accomplie « véritablement » (Jean 17.19), complètement, ce qui ne pourra avoir lieu que par l’effusion de la Pentecôte, Jésus se consacre lui-même pour ses apôtres jusqu’à la mort du Calvaire. Ne les a-t-il pas prévenus dans la chambre haute qu’il fallait qu’il s’en allât, pour que le Saint-Esprit pût descendre sur eux (Jean 16.7) ? Ainsi, et c’est ce qui fait sa grandeur insondable, toute cette suprême intercession en faveur des apôtres est mise par Jésus au bénéfice de sa mort, la mort qu’il accepte et qui vient. Ce fait achève de mettre en lumière le sens de l’expression : demander au Père « dans le nom » de Jésus-Christ (Jean 15.16). Prier au nom de Jésus-Christ, c’est prier en mettant la requête au bénéfice de la puissance que Jésus-Christ s’est acquise par son sacrifice expiatoire. Il ne faut pas employer à la légère une formule comme celle-là.

III Jean 17.20-26 « … Ceux qui croiront en moi par leur parole » (Jean 17.20 ; Jean 17.17)

Ta parole… leur parole… : l’autorité de la prédication des apôtres est consacrée par ce rapprochement. Jésus prie maintenant pour l’ensemble de ses rachetés qui ira s’étendant toujours, suivant l’ordre qu’il a donné lui-même : « Allez et enseignez toutes les nations… jusqu’aux extrémités de la terre » (Matthieu 28.19 ; Actes 1.8). Jésus sait, pour avoir vécu avec les Douze, combien il est difficile même à ceux qui l’aiment de s’accorder entre eux. Aussi toute cette troisième partie de son intercession est-elle dominée par le souci de l’unité : « Que tous soient un, un comme nous…  » (Jean 17.21 et suivant). Au sein de l’humanité divisée et guerroyante, la vue d’une société fraternelle sera la meilleure démonstration de la toute-puissance de l’Évangile pour transformer le cœur de l’homme. L’Église exercera son attirance dans la mesure où l’amour dont Dieu a aimé Jésus sera en elle. Par cet amour, les rachetés de Jésus-Christ feront l’expérience que Jésus lui-même est « en eux » (Jean 17.23), car le propre de l’amour est de pousser la personne qui aime à s’identifier avec la personne qui est l’objet de son amour. Par amour : Dieu en Christ, Christ en nous, nous dans l’unité. L’amour est le dernier mot de la prière sacerdotale parce qu’il est en réalité le dernier mot de tout là où Dieu règne, et que sans lui tout n’est rien (1 Corinthiens 13). En effet c’est à lui et à lui seul qu’est rattachée, tant pour Jésus que pour ses rachetés, la possibilité de participer à la gloire divine : « Celle que tu m’as donnée, dit Jésus, parce que tu m’as aimé avant la création du monde » (Jean 17.24-26).

Alexandre Westphal


Numérisation : Yves Petrakian