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Jérémie (le prophète)
Dictionnaire Biblique Westphal

Jérémie fut appelé au ministère prophétique en la treizième année du règne de Josias, fils d’Amon (626 avant Jésus-Christ). Comme, selon son propre témoignage, il était alors fort jeune, âgé sans doute d’environ 25 ans, la date de sa naissance doit être reportée vers l’an 650, durant le règne de Manassé, ce fils d’Ézéchias qui, rompant avec les traditions paternelles et ruinant toute l’œuvre religieuse d’Ésaïe, fit succéder à une période brillante pour le Yahvisme cinquante années de réaction païenne. Cette réaction s’étant prolongée, par delà le court règne de son successeur Amon, durant la minorité de Josias, sans qu’aucun symptôme de réveil religieux se fût manifesté, on note chez Sophonie, prophète et descendant du roi Ézéchias, l’annonce d’un terrible jugement au « jour de la colère de l’Éternel ».

Les premières prophéties de Jérémie ne semblent pas non plus indiquer un changement dans l’orientation religieuse de la cour. Dans le parallèle entre les deux sœurs : l’infidèle Israël, qui a reçu de Dieu sa lettre de divorce, et la perfide Juda (Jérémie 3.6 et suivants), il reproche à celle-ci avec plus d’amertume encore qu’à sa sœur de pratiquer l’idolâtrie « sur toute haute colline et sous tout arbre vert ».

Selon la relation du livre des Chroniques, le cœur du jeune roi se serait tourné vers l’Éternel dès la huitième année de son règne et la purification religieuse aurait commencé dès la douzième année. Quoi qu’il en soit, ce ne fut qu’en la dix-huitième année qu’éclata la réforme et, lors de sa vocation, ce n’est pas seulement contre les chefs et les prêtres que Jérémie est établi par Dieu « comme un mur d’airain », mais contre les rois de Juda : preuve certaine qu’aucune réformation n’avait encore été promulguée ou amorcée. Seuls les travaux entrepris pour la réparation du Temple de Jérusalem sont une indication assez nette des nouvelles dispositions de Josias.

La vocation de Jérémie ne fut pas seulement motivée par l’état religieux du royaume de Juda, mais par sa situation politique, devenue de plus en plus dangereuse dans le conflit des nations environnantes. Il sera « prophète pour les nations » ; il dénoncera les dangers prochains qui menacent Juda, et, de la part de Dieu, il décrétera la ruine d’une nation ou son élévation. Il est établi sur les royaumes « pour abattre et pour arracher, pour bâtir et pour planter » (Jérémie 1.10).

Le nom de Jérémie (Irmeyâhou, abréviation Irmeyah, racine râmâh, c’est-à-dire Yahvé jette ou fonde) offre par sa double acception, peut-être intentionnelle, une curieuse analogie avec la double mission dont il est chargé. Il était originaire d’Anathoth, village situé à une heure et demie de marche au nord-est de Jérusalem, sur le territoire de Benjamin et en bordure de la profonde dépression du Jourdain. Là vivaient d’anciennes familles sacerdotales, issues vraisemblablement du grand-prêtre Abiathar, qui fut exilé par Salomon. Son père Hilkija, l’un des prêtres d’Anathoth, ne saurait donc être identifié avec le grand-prêtre Hilkija qui fut l’instigateur de la réforme de Josias, et qui devait appartenir à la race tsadokite héritière de la souveraine sacrificature. Au reste, la réforme eut pour effet de fermer les sanctuaires de province et dut mettre fin au sacerdoce des prêtres d’Anathoth, sacerdoce que Jérémie ne paraît pas avoir jamais exercé.

Bien qu’élevé dans un milieu de traditionnelle et ardente piété, il ne fut guère compris ni soutenu par les siens et ne trouva chez ses concitoyens, surtout après son adhésion à la réforme, que défiance ou hostilité déclarée. Cependant il conserva toujours un amour profond pour son village natal, où il résida, aussi longtemps que le lui permit la haine grandissante de ses ennemis, auxquels il adressa de pressants avertissements dans les périodes d’invasion (Fuyez, enfants de Benjamin, Jérémie 6.1) et où il racheta, à la veille de la ruine de Jérusalem, une propriété de famille abandonnée par son cousin Hanaméel fuyant en Égypte. Aussi resta-t-il toujours pour les habitants de la capitale le provincial obstinément appelé, non sans une nuance de dédain, Jérémie d’Anathoth (Jérémie 29.27).

Son livre est, de tous les ouvrages prophétiques, celui qui contient le plus de détails biographiques sur son auteur. Un grand nombre d’épisodes se mêlent aux prophéties. Les portions en prose, qui occupent une place notable dans l’ouvrage, étant les moins suspectées par la critique et provenant, selon toute vraisemblance, de Baruc, fidèle disciple et ami du prophète, constituent une base solide sur laquelle on peut édifier une biographie sinon complète, du moins assez large et tout à fait sûre.

Jérémie rapporte lui-même sa vocation (Jérémie 1). Nous ne trouvons dans son récit ni les grandioses manifestations de l’Éternel, dont furent favorisés Ésaïe dans le Temple de Jérusalem ou Ézéchiel sur les bords du fleuve Kébar, ni l’enthousiasme du premier qui, à l’ouïe de l’appel impersonnel retentissant dans le Temple, s’offre spontanément : « Me voici, envoie-moi ! » ou l’obéissance émue du second, qui dévore le rouleau contenant son message prophétique et le trouve « doux comme le miel ». La simplicité du récit fait ressortir le caractère tragique de cette lutte morale entre le Dieu qui a élu Jérémie dès avant sa naissance, qui l’a prédestiné à être entre ses mains le douloureux instrument d’une œuvre gigantesque, et le prophète qui s’effraye, se défend contre cette fatale destinée, se retranche derrière sa jeunesse, son inexpérience, un défaut d’éloquence, pour éluder l’inévitable.

Deux appels de Dieu furent nécessaires pour vaincre sa résistance. Le premier l’avait établi prophète pour les nations, avait développé son programme et l’avait consacré, Dieu lui-même touchant sa bouche pour y mettre ses paroles (Jérémie 1.4-10). Le second lui fournit le secret d’un courage invincible (Jérémie 1.11 ; Jérémie 1.19). La vision de l’amandier (le châqéd =[arbre] vigilant) dont les branches fleuries avant la fin de l’hiver sont un symbole de la vigilance divine, et la vision de la chaudière qui vient du nord déverser ses flots bouillants sur le pays, lui prouvent que Dieu veille à l’exécution de ses desseins, et saura châtier par l’invasion l’infidélité des rois, des prêtres et du peuple de Juda. Fort de l’appui de son Dieu, Jérémie se lèvera pour entreprendre sans crainte son ministère de luttes et de souffrances.

Ses premiers discours (Jérémie 2ss) témoignent à la fois de l’affliction où le jetaient l’irrémédiable attachement du peuple à l’idolâtrie, ou tout au moins aux formes idolâtriques du culte de l’Éternel, et sa crainte de le voir subir le châtiment déjà dispensé à l’Israël des Dix Tribus. Les prophètes ne se consolaient pas de la ruine de Samarie, provoquée en partie par l’hostilité de Jérusalem ; et Jérémie, comparant les deux sœurs rivales, annonce qu’elles devront passer toutes les deux par les mêmes épreuves pour aboutir, par la réconciliation et la repentance, au pardon de Dieu. Les maisons de Juda et d’Israël marcheront ensemble revenant du pays du nord ; Sion sera le but de leur voyage et là l’Éternel établira son Trône (Jérémie 3.17 et suivant). La menace du nord s’accentue : des hordes barbares, les Scythes, ont déjà bousculé maints royaumes et submergé l’Asie Antérieure. Coup sur coup on annonce leur arrivée à Dan, puis sur les monts d’Éphraïm (Jérémie 4.15). Ils vont encercler Jérusalem, mais celle-ci refuse de se repentir en se couvrant du sac symbolique ; elle met sa confiance dans les faux dieux. Jérémie parcourt ses rues et il ne trouve pas un homme, pas un qui pratique la justice ; repoussé par les petits, il se tourne vers les grands, mais tous prennent un visage plus dur que le roc, aucun ne veut écouter la prophétie (Jérémie 5.1 ; Jérémie 5.14).

Les discours suivants, qui ont le même objet, montrent que l’invasion a déferlé en vagues successives, exerçant ses ravages sans parvenir à prendre pied dans le pays. Nous assistons à des retours offensifs de l’ennemi. On avait espéré la paix ; et voici, le hennissement des chevaux se fait entendre de nouveau du côté de Dan Jérémie exhorte les enfants de Benjamin à se réfugier dans les villes fortes. Dans le bourg d’Anathoth l’épreuve n’est pas salutaire, le prophète se plaint amèrement de ses compatriotes perfides et médisants (Jérémie 9.3 ; Jérémie 9.6). L’envie le prend de les quitter et de se construire une cabane au désert pour y fuir leurs calomnies et pleurer à son aise les morts de la « fille de son peuple ».

Une nouvelle phase de la carrière de Jérémie s’ouvre avec la réforme de Josias. Le prophète est à Jérusalem, contemplant la restauration du Temple ordonnée par le jeune roi et témoin stupéfait de l’enthousiasme qu’elle suscite chez ces adorateurs obstinés de Baal et de la « reine du Ciel », qui expriment toute leur espérance de salut dans cette exclamation trois fois répétée : « C’est ici le Temple de l’Éternel ! » Jérémie se place devant la porte et prononce son célèbre discours en faveur d’une réforme à la fois religieuse (réformez vos voies) et morale (réformez vos œuvres), seule condition pour épargner à ce Temple le sort du sanctuaire de SiloDieu avait jadis fait résider son nom, et à Juda le sort des enfants d’Éphraïm (Jérémie 7.1 ; Jérémie 7.15). Mais ce discours n’est pas écouté et Jérémie dénonce la fureur de l’Éternel contre les holocaustes hypocrites, contre le bûcher de Topheth (Jérémie 7.16 ; Jérémie 7.34), contre le culte des astres, de cette armée des cieux devant laquelle on exposera les os exhumés des rois et des prêtres qui se sont prosternés devant elle (Jérémie 8.1-3). De telles imprécations et les jugements non moins sévères portés par Sophonie, joints à la frayeur salutaire subie lors de l’invasion des Scythes, durent hâter chez Josias la résolution de secouer le joug du parti idolâtrique.

L’occasion de la réforme fut la découverte, dans une des salles du Temple, du « Livre de la loi ». Ce livre, qui n’est pas autrement désigné, fut trouvé dans la chambre qui servait de réserve aux « lévites, gardiens du seuil » et où l’on pénétra sur l’ordre du roi pour y prendre les sommes nécessaires aux travaux de réparation (2 Chroniques 34.14-18). Il n’est pas question ici, non plus que dans le livre des Rois (2 Rois 22.8 et suivant), de démolitions qui auraient permis d’extraire ce document d’une cachette située dans les fondations ou sous le socle d’une statue. Cette opinion assez répandue ne s’appuie sur aucun texte. Quoi qu’il en soit, ce livre transmis par le grand-prêtre Hilkija à Saphan le secrétaire fut lu par celui-ci à Josias, qui, à l’ouïe des menaces de Dieu contenues dans ce livre, déchira ses vêtements, consulta la prophétesse Hulda et, sur sa confirmation des menaces divines, convoqua tout le peuple à une grande assemblée sur la place du Temple, pour proclamer le retour à l’alliance avec l’Éternel.

Une conversion en masse s’ensuivit, qui eut deux conséquences immédiates : la destruction des idoles et l’abolition des sanctuaires de province. Nous ignorons quel rôle joua Jérémie dans cet événement qui comblait tous ses vœux. Nul doute qu’il n’y ait été mêlé, qu’il ne soit entré de plein cœur dans l’alliance fondée sur ce document de la loi mosaïque (où l’on s’accorde généralement à voir le Deutéronome sous sa forme primitive), et que de là ne date son amitié pour le secrétaire Saphan, dont plus tard la protection lui sauva la vie.

Jérémie semble avoir entrepris une sorte de mission itinérante pour faire connaître spécialement au peuple des campagnes les termes de l’alliance. Cette mission, qui dura sans doute plusieurs mois et le conduisit jusqu’au nord du royaume, n’eut pas un résultat satisfaisant (Jérémie 11.10). Partout les ordres du roi étaient enfreints, l’idolâtrie pratiquée plus ou moins clandestinement, et aucun changement du cœur ne pouvait être constaté. Il revient à Jérusalem avec le même message et voici qu’elle était redevenue (ou restée) la cité corrompue, remplissant de crimes jusqu’au saint lieu.

Rentré à Anathoth, Jérémie y fut longtemps en butte à la malveillance de ses compatriotes et n’échappa que par miracle à un complot dirigé contre lui : « l’Éternel m’en a informé » (Jérémie 11.18 et suivants). Ses frères eux-mêmes et « la maison de son père » le trahissaient et méditaient de mettre fin par le meurtre à ses prédications. Il est probable qu’il quitta Anathoth pour se fixer définitivement à Jérusalem. Cet incident suffit à démontrer qu’il était entièrement favorable à la réforme deutéronomique qui fermait les sanctuaires de province, et, malgré l’échec relatif de cette réforme, le prophète se fiant à l’appui du roi Josias, à son prestige grandissant, mettait tout son espoir dans l’alliance mosaïque solennellement renouvelée.

La catastrophe de Méguiddo, où périt Josias, anéantit cette espérance. Ayant réussi, grâce à l’affaiblissement presque soudain de l’empire assyrien, à étendre son pouvoir jusqu’aux anciennes limites du royaume davidique, Josias voulut barrer la route au roi d’Égypte Néco II, dont les troupes, débarquées au port de Dor au sud du Carmel, traversaient la plaine de Jizréel pour se porter au secours de l’Assyrie. Il fut tué dans la bataille (609).

Déjà Ninive avait succombé. Une tablette récemment découverte a fourni sur la ruine de l’empire assyrien, et sur la chronologie de cette période, de nouvelles informations. Le rôle des Scythes, très contesté par quelques critiques, surtout à propos des discours de Jérémie, fut en réalité prépondérant. Après avoir ravagé l’Assyrie, ils aidèrent puissamment les Mèdes (Cyaxare) et les Babyloniens (Nabopolassar) à s’emparer de Ninive, dès l’année 612, puis à chasser quelques années après les Assyriens de la nouvelle capitale Harran, où ils s’étaient transportés.

À Jérusalem, la douleur fut grande lorsqu’on apprit la mort de Josias. Jérémie s’associa au deuil national en récitant une complainte, qui ne nous est pas parvenue (2 Chroniques 35.25). Sallum, fils cadet de Josias, monta sur le trône en dépit des droits de son aîné et prit le nom de Joachaz ; mais il fut renversé trois mois après par le roi d’Égypte, et remplacé par l’héritier légitime Jojakim (608). Déjà Jérémie, inquiet sur le sort de l’alliance, s’était présenté à la cour de Joachaz pour l’exhorter à suivre les traditions paternelles (Jérémie 22.1 ; Jérémie 22.5). Il s’attira sans doute par cette démarche l’inimitié de Jojakim, qui fut dès lors et durant tout son règne l’ennemi du prophète. Il nous reste un fragment d’une complainte prononcée par Jérémie sur le triste sort de Sallum exilé en Égypte (Jérémie 22.10 ; Jérémie 22.12). L’ère des grandes épreuves s’ouvrait à la fois pour le prophète et pour les fidèles yahvistes. Toute l’œuvre de Josias était compromise par la rentrée en faveur du parti hostile à la réforme religieuse. Dès le début du règne, nous trouvons Jérémie aux prises avec les prêtres et les prophètes du Temple, cherchant par un effort désespéré à enrayer le funeste courant, qui devait aboutir par l’infidélité religieuse à la rupture des relations avec Dieu, seule sauvegarde de l’indépendance nationale.

Reprenant la prédication qui, quinze ans auparavant, avait produit une si forte impression, Jérémie déclara que l’abandon de l’alliance avec Dieu entraînerait pour le Temple le sort du sanctuaire de Silo et ferait de Jérusalem un objet de malédiction pour toutes les nations de la terre (Jérémie 26). La répétition de ces menaces, en un moment si critique, se justifie pleinement, comme une suprême épreuve, où devait se jouer la destinée de Juda. Il est surprenant que quelques critiques aient pu soupçonner une confusion entre ces deux discours, prononcés l’un devant la porte du Temple (Jérémie 7), l’autre dans le parvis, et dont le succès fut si inégal. Nous ne possédons de ce dernier qu’un très bref résumé. Des troubles s’ensuivirent, suscités par les prêtres et par les prophètes attachés au Temple, au cours desquels Jérémie n’échappa à la lapidation que grâce à l’intervention des autorités civiles. Appelé à se défendre de l’accusation d’avoir « prophétisé contre la ville », il revendique en faveur de ses prédictions une révélation divine et affirme la réalité de sa vocation : « L’Éternel m’a envoyé pour annoncer toutes ces choses » ; il ne peut autrement. Le peuple d’Israël n’était pas assez déchu et n’avait pas assez perdu la notion du ministère prophétique, pour n’être pas impressionné par cette attitude et ces paroles d’une si énergique éloquence. Maintenant s’accomplissait la promesse divine : « Je t’établis sur tout le pays comme une colonne de fer, un mur d’airain ». La sentence d’acquittement prononcée, quelques anciens s’enhardissant rappelèrent les prédictions semblables de Michée : « Sion sera changée en champs labourés, Jérusalem en monceaux de pierres, la colline du Temple en épaisse forêt » (Michée 3.12). La piété d’Ézéchias avait détourné le châtiment divin. Dès lors la cause était entendue ; Jérémie fut relâché, pour une bonne part grâce à la bienveillance d’Ahikam, fils de son vieil ami le secrétaire royal Saphan. Plus tard un autre fils de Saphan, Gué-maria, lui prêtera une salle pour la lecture publique de ses prophéties ; et plus tard encore, un fils d’Ahikam, Guédalia, le protégera au lendemain de la ruine de Jérusalem, comme gouverneur de la Judée.

La petite troupe des partisans de Jérémie devait déjà compter le jeune Baruc, dont le concours lui devint si précieux, et le prophète Urie, dont la mise à mort dans des conditions tragiques et déloyales fut saluée comme une revanche par le parti hostile. Ce sanglant événement lui inspira dès lors la plus profonde aversion pour le roi Jojakim et les plus vives appréhensions pour l’avenir de Juda. Sa foi en l’immutabilité de l’alliance mosaïque, déjà si fortement ébranlée, va faire place à une conception nouvelle, que Dieu lui inspire dans sa célèbre visite à la poterie : « Comme l’argile dans la main du potier, ainsi êtes-vous dans ma main, maison d’Israël » (Jérémie 18.5). Achetant un vase de terre, Jérémie descend dans la vallée de Hinnom, où se dressait le bûcher de Topheth, jadis consacré à Moloc et souillé par Josias. Là il brise solennellement le vase, pour figurer la ruine future de la nation et, cette action symbolique accomplie, il remonte dans la cour du Temple, où ses prédictions répétées lui valent d’être mis pour la première fois en prison. Relâché dès le lendemain par le même prêtre Pasur, fils d’Immer, qui l’avait arrêté, Jérémie lui prédit un avenir de terreur et de captivité par la prochaine apparition du roi de Babylone (Jérémie 18 à Jérémie 20.6). En effet, en la quatrième année du règne de Jojakim, la sanglante défaite des Égyptiens à Carkémis, ancienne capitale des Héthiens (ou Hittites) sur l’Euphrate, allait changer une fois de plus la face du monde, en mettant au premier plan la grandiose figure de Nabuchodonosor (Nabou-koudour-outsour, appelé dans la Bible Nébucadnetsar). Dès lors l’Égypte perd définitivement son rôle de grande puissance, exposée sans cesse à l’invasion des Caldéens, puis des Perses, et incapable de soutenir les diverses coalitions qui s’efforceront de secouer le joug de ces empires.

Les prophètes, toujours hostiles à l’alliance égyptienne et, depuis Méguiddo, à la suzeraineté égyptienne, à laquelle Jojakim, malgré la défaite de Carkémis, demeura fidèle jusqu’au bout, virent dans la puissance babylonienne, née sur les ruines de Ninive, l’instrument du châtiment divin. Jérémie se plaint : depuis vingt-trois ans que la parole de l’Éternel lui a été adressée, ses oracles ont été dédaignés, mais Dieu va appeler contre Juda « Nébucadnetsar son serviteur », qui le tiendra sous son joug pendant soixante-dix ans. Cette période d’asservissement écoulée, Babylone perdra à son tour son hégémonie (Jérémie 25).

Une sécheresse qui désola la pays fut une occasion pour le prophète de renouveler ses sombres prédictions et d’en signaler la cause dans l’incurable infidélité religieuse de Juda dont « le péché est gravé avec un burin de fer » (Jérémie 14ss). Ici encore le conflit éclate avec les prophètes attitrés qui encouragent le peuple. Pour Jérémie, ce fléau est le symbole et le signe avant-coureur de la ruine inévitable. Il ébauche, au nom du peuple, une confession et une prière : mais, hélas, quand Moïse et Samuel intercéderaient, l’Éternel ne sera plus favorable (Jérémie 15.1). C’est alors que Dieu invite Jérémie à abandonner toute idée de fonder une famille (Jérémie 16.1) ; car, dans les malheurs qui approchent, il n’y aura place ni pour les chants des fiançailles et les cris de réjouissance, ni même pour le pain du deuil et la coupe de consolation, tant les morts se succéderont sans laisser le temps de la sépulture. À cette vision, les plaintes du prophète deviennent plus poignantes, ses larmes coulent nuit et jour. Il se tourne vers Dieu qui l’a saisi, qui l’a vaincu : il voudrait se taire, mais il sent alors dans son cœur comme un feu dévorant (Jérémie 20.7 et suivants).

Nous sommes bien près de la fin du règne de Jojakim. Après s’être soumis aux conditions du vainqueur, le roi a saisi une occasion propice : le brusque départ de Nabuchodonosor, rappelé à Babylone par la mort de son père Nabopolassar, pour ourdir une intrigue avec l’Égypte et s’affranchir du joug caldéen. À peine monté sur le trône, le roi de Babylone ne put se remettre immédiatement en campagne, mais suscita contre le royaume de Juda des bandes de pillards transjordaniens, aidés de quelques éléments caldéens, qui exercèrent d’affreux ravages dans les campagnes palestiniennes. Les discours de Jérémie se ressentent de la douleur de son peuple. De nombreux réfugiés se pressaient dans les rues de Jérusalem. Parmi eux se trouvait une tribu de Récabites, qui menait dans le pays de Galaad la vie nomade et restait fidèle à la tradition naziréenne. Jérémie, pour éprouver leur sincérité, convoque chez l’un de ses partisans, Hanan prophète du Temple, le chef des Récabites et quelques-uns des notables de la tribu. Il leur offre des coupes de vin et, sur leur refus, il tire de leur exemple une leçon pour Israël. Les Récabites obéissent à la tradition ancestrale, Israël n’obéit plus à la voix de l’Éternel (Jérémie 35).

Ce fut à cette époque, selon toute vraisemblance, que Jérémie, aidé de son secrétaire Baruc, entreprit de consigner sur un rouleau les prophéties qu’il avait prononcées depuis sa vocation. Cette première rédaction, disposée en trois parties, comprenait des oracles sur Israël, sur Juda et sur les nations. Son but : faire entendre aux Judéens les menaces divines, obtenir leur repentance et le pardon de Dieu (Jérémie 36.1 ; Jérémie 36.3). La rédaction dut être longue, et à mesure qu’elle avançait, l’âme du jeune Baruc s’affligeait de tous les malheurs annoncés. Jérémie, devinant ce combat intérieur, lui adressa un court oracle pour l’exhorter à accepter sans amertume les décrets de Dieu (Jérémie 45).

L’année suivante, au neuvième mois, à l’occasion d’un jeûne qui attirait une grande foule venue de toutes les parties du royaume, ce livre fut lu par Baruc « aux oreilles du peuple » dans une salle donnant sur le parvis du Temple près de la Porte Neuve. L’émotion fut considérable, surtout parmi les chefs, qui s’empressèrent de porter le rouleau chez le roi, dans l’espoir que, comme jadis au temps de Josias, la frayeur salutaire causée par les menaces prophétiques le porterait à la repentance. Mais nullement intimidé, Jojakim, après audition de quelques pages, saisit le livre et, le coupant en plusieurs morceaux, le jeta dans un brasier où il fut entièrement consumé. Jérémie et Baruc durent rester cachés pour échapper à la colère du roi.

À l’approche de l’armée caldéenne, conduite par Nabuchodonosor en personne, Jérémie reçut l’ordre de reconstituer le volume détruit et d’en confier le soin à Baruc. Au cours de ce travail, il fut fait au livre primitif de copieuses adjonctions (Jérémie 36.32), parmi lesquelles figurait un sévère oracle contre Jojakim (Jérémie 36.30 et suivant). Le roi mourut et laissa le trône à son fils Jéconia (ou Jojakin), dont le règne éphémère (trois mois) se termina par la prise de Jérusalem (598).

Jérémie prélude à la catastrophe par une action symbolique. Il se revêt, à l’exemple du grand-prêtre, d’une ceinture de fin lin et il va la cacher ensuite dans un creux de rocher (non aux bords de l’Euphrate, mais à Pherath, bourg des environs d’Anathoth : voir Aïn-Fara). Malgré la sécheresse de ce sol rocheux, la ceinture ne tarde pas à se trouver gâtée et inutilisable (Jérémie 13.1-7). Ainsi est rompu le lien entre Dieu et Israël. Dieu « abandonne sa maison et son héritage, il livre l’objet de son amour à ses ennemis » (Jérémie 12 ; Jérémie 13).

La première prise de Jérusalem marqua en réalité la fin du royaume de Juda. [Matthania, dernier fils de Josias, prit le titre de roi sous le nom de Sédécias, mais fut vassal de Babylone (2 Rois 24.17). Dans la pensée de Jérémie, cette vassalité voulue de Dieu, le joug de Babylone, ne devait pas être secouée, mais acceptée comme un châtiment mérité. La vision de deux paniers de figues (Jérémie 24), où les bonnes figues représentent l’élite de la nation emmenée en captivité, et les mauvaises le reste du peuple demeuré à Jérusalem, nous instruit à ce sujet. Et mieux encore la lettre aux exilés (Jérémie 29), où le prophète leur conseillait de s’établir en Babylonie, d’y construire et d’y planter, de rejeter les songes décevants des faux prophètes qui les excitaient contre les vainqueurs. Les soixante-dix ans d’oppression annoncés jadis devront s’écouler avant que Dieu mette fin à la captivité.

Fidèle à cette conception, Jérémie dut lutter longtemps contre la fausse prophétie, contre Sémaja de Babylone, qui osa porter plainte contre lui au sujet de sa lettre (Jérémie 29.24 ; Jérémie 29.32) ; contre Hanania, qui exhortait le roi à se joindre à la coalition suscitée de nouveau par l’Égypte contre le joug de Babylone et en prédisait le succès. Jérémie, affublé d’un joug de bois symbolique, prêchait au peuple la soumission (Jérémie 27-28). Lors du voyage d’enquête fait par Sédécias à Babylone, Jérémie remit à Séraja, frère de Baruc, premier chambellan, un message secret pour les exilés, avec mission de jeter après lecture ce document dans l’Euphrate (Jérémie 51.59-64). La prédiction qu’il y faisait de la ruine certaine de Babylone ne fixait aucune échéance et ne contredisait ni ses plus intimes convictions, ni son opposition à la révolte.

Sédécias, aveuglé, se décida à rompre avec son suzerain, qui ne tarda pas à envahir l’Asie Antérieure et assiégea Jérusalem. Dès le début du siège, Sédécias s’adresse à Jérémie pour obtenir une consultation de l’Éternel. Le prophète prononce l’oracle qu’il ne cessera de répéter avec obstination, malgré les fureurs soulevées, malgré les apparences de la trahison, malgré les persécutions du dehors et les tourments de son propre cœur torturé : « Quiconque restera dans la ville y mourra ; quiconque en sortira pour se rendre aux Caldéens aura la vie sauve » (Jérémie 21). L’armée du pharaon Hophra ayant réussi à créer une diversion, Jérémie voulut profiter de ce répit pour se rendre à Anathoth. Arrêté et accusé de passer aux Caldéens, il fut enfermé d’abord dans une maison privée, puis, après une entrevue secrète avec Sédécias, dans la « cour de la prison », où il lui fut permis de recevoir ses amis et de continuer son ministère prophétique. Mais, de nombreux transfuges ayant à sa voix passé dans le camp caldéen, le parti militaire obtint sa condamnation à mort. Il fut descendu dans une citerne boueuse d’où la pitié d’un eunuque éthiopien le retira, sans doute avec la connivence du roi. Consulté une dernière fois en secret par Sédécias sur sa fuite ou sa reddition, il ne put décider le roi à obéir à l’oracle. Sédécias, arrêté dans sa fuite vers Jérico, fut amené à Ribla, quartier général de Nabuchodonosor, où il dut assister au massacre de ses fils et, après avoir eu les yeux crevés, partir pour l’exil. Ainsi périt la dynastie judéenne.

Le ministère de Jérémie se poursuivit à Mitspa, résidence du gouverneur de Judée Guédalia. Après son entrée à Jérusalem, Nebouzaradan, chef de la garde caldéenne, avait remis Jérémie en liberté. Pourtant celui-ci avait été joint aux caravanes d’exilés qui prenaient le chemin de Babylone. À Rama il fut relâché et Nebouzaradan lui offrit de grands honneurs s’il consentait à le suivre en Caldée. Malgré la perspective d’une activité nouvelle auprès des captifs, Jérémie, par un mutisme significatif, rejeta cette offre injurieuse qui témoignait d’une méconnaissance absolue de ses véritables sentiments à l’égard des ennemis de sa patrie.

Le séjour à Mitspa, que l’on réduit généralement à quelques mois, fut probablement d’une assez longue durée et permit à Jérémie de reprendre la suite de ses prophéties. La nouvelle rédaction de son livre, signalée au chapitre 30, ne saurait se placer ailleurs. Postérieure à la ruine de Jérusalem, elle avait pour but de promettre le retour des captifs d’Israël et de Juda, par l’adjonction de ce que l’on a appelé à juste titre le recueil de consolation (Jérémie 30-33). L’œuvre de restauration pieusement entreprise par Guédalia commençait à porter ses fruits, lorsque le gouverneur fut lâchement assassiné par un Juif de race royale, Ismaël, au cours d’un repas. Le meurtre eut lieu au septième mois (Jérémie 41.1 et suivants), le mois de tisri (septembre-octobre).

La prise de Jérusalem ayant eu lieu en la onzième année de Sédécias, au 4e mois (d’après la notice Jérémie 39.2), il ne se serait écoulé jusque-là que trois mois. Chose à noter cependant, rien n’indique qu’il s’agisse de la même année. La notice est manifestement surajoutée au texte et les récits qui se succèdent dans les chapitres 39-41 forment des morceaux indépendants. La mention du mois de tisri (Jérémie 41.1) a pour but de justifier l’arrivée à Mitspa d’une caravane de Juifs montant à Jérusalem pour porter « l’offrande et l’encens à la maison de l’Éternel » ; elle spécifie qu’il s’agissait de la fête des Tabernacles. La reprise de cette fête ne saurait s’expliquer sans un laps de temps plus considérable. Au reste, l’entrée de Nebouzaradan à Jérusalem n’eut lieu qu’au 5e mois, et tous les faits relatés : démolition des remparts, dispersion des Judéens, constitution de bandes armées dans le désert de Judée et d’un parti nationaliste à la cour du roi d’Ammon sous la direction d’Ismaël, la conspiration de ce dernier et les avertissements adressés à Guedalia par un chef de bande nommé Johanan, le regain de confiance et le retour aux champs, les diverses récoltes mentionnées, — tout cela exige plusieurs années.

Or il se trouve que le livre de Jérémie mentionne une nouvelle transportation de captifs, qui eut lieu en la 23e année de Nabuchodonosor, soit cinq ans après la ruine de Jérusalem, sans qu’on puisse saisir le motif de cette mesure rigoureuse (Jérémie 52.30). S’il fallait y voir des représailles pour le meurtre de Guédalia et le massacre de la garnison caldéenne, il serait naturel de conclure que quatre ans au moins s’écoulèrent avant le tragique événement, qui entraîna Jérémie, à la suite de Johanan et d’une foule de fugitifs, sur la route de l’Égypte (cf. les craintes exprimées par les fugitifs, Jérémie 41.16 ; Jérémie 43.3). Un séjour prolongé du prophète à Mitspa donne la clef de bien des questions critiques posées par diverses parties de son livre.

Les dernières pages de la biographie du prophète, où ne se trouvent plus que des résumés impersonnels de son activité et de ses discours, nous montrent Jérémie parvenu à une hôtellerie près de Bethléhem, menaçant de la fureur de Dieu ceux qui se réfugieraient en Égypte, emmené malgré cet oracle et ne cessant, à Daphné comme à Pathros, de protester contre cette infidélité au sol natal et aux ordres divins. Son ministère si douloureux s’acheva dans une lutte suprême contre l’idolâtrie des Juifs d’Égypte, spécialement des femmes qui y avaient transporté le culte de la « Reine du ciel ». Sa biographie se termine brusquement avec l’un de ses discours les plus enflammés (Jérémie 44). La tradition extra-canonique veut qu’il ait été lapidé par ses compatriotes irrités. Nous ignorons la durée de son séjour en Égypte, mais il comptait à son arrivée à Daphné quarante-quatre ans de ministère et environ soixante-neuf ans d’âge auxquels s’ajoutent au moins quelques années pour les derniers événements qui mirent fin à sa carrière presque surhumaine de fidèle martyr de l’Éternel.

Les rédactions successives du livre de Jérémie expliquent les graves désordres logiques et chronologiques qui y règnent d’un bout à l’autre. Dans bien des cas, des dates précises permettent de reconstituer le fil des événements ; mais trop souvent les données des discours sont applicables à des périodes diverses de la vie du prophète, et des passages entiers, parmi les plus caractéristiques, se retrouvent presque littéralement dans des prophéties appartenant à des recueils différents.

La première rédaction, commencée en la 4e année de Jojakim et achevée l’année suivante (Jérémie 36.9), n’aurait été l’objet d’une lecture publique, d’après les LXX, qu’en la 8e année de ce roi, et en la 5e de Nabuchodonosor. Cette date, plus rapprochée de l’invasion des Caldéens, paraît la plus vraisemblable : elle explique mieux que celle de la bataille de Carkémis à la fois le contenu du rouleau et la célébration solennelle d’un jeûne national qui fut l’occasion de sa lecture par Baruc. Il va sans dire que la distinction n’est pas possible entre le premier rouleau détruit et le second qui le remplaça. Il est probable que Jérémie ne se borna pas à ajouter en appendice quelques discours, mais compléta et peut-être modifia assez sensiblement ses prophéties antérieures. Cette reconstitution ne fut pas achevée avant la première prise de Jérusalem, et comprit encore plusieurs prophéties datant du règne de Jéconia. Les rédactions postérieures amenèrent des changements importants dans ce premier recueil par l’introduction de quelques fragments historiques et de suscriptions destinées à former des groupes de prophéties. L’ordre primitif : oracles sur Israël, sur Juda, sur les Nations, ne fut pas entièrement respecté, bien qu’il forme encore le cadre général du livre. Les oracles sur Israël et sur Juda sont mélangés dans le premier groupe de prophéties et, lors de la constitution du second recueil, plusieurs oracles sur l’Israël des Dix Tribus, parmi les plus beaux, ont passé d’un recueil à l’autre. Le récit de la vocation formait-il déjà l’introduction du livre ? Cela paraît vraisemblable.

Le noyau du premier recueil se retrouve dans les chapitres 2-20, divisés artificiellement par les suscriptions postérieures en cinq groupes de prophéties. On remarque que dans chaque groupe les divers oracles sont délimités par une formule provenant de l’auteur : « L’Éternel me dit…  » L’ordre chronologique est défectueux : le 5e groupe, prophéties sur le vase du potier (chapitres 18-20), doit être antérieur au 4e, prophéties sur la sécheresse, datant de Jojakim (chapitres 14-17). En outre le morceau Jérémie 12.7 et suivants et le chapitre 13, datant de Jéconia, ont été ajoutés par erreur au 3e groupe (11-13) qui, avec le 1er groupe (2-6) et le 2e (7-10), se rapporte au règne de Josias (Invasion des Scythes, réforme). La prophétie sur la sanctification du sabbat, dont l’authenticité a été contestée (Jérémie 17.19-27), s’expliquerait mieux à l’époque de la réforme, lorsque Jérémie s’efforçait de faire adopter par le peuple les clauses de l’alliance deutéronomique ; et ses rapports évidents avec l’oracle de Sophonie (Sop 3), qui plaident singulièrement en sa faveur, la rattachent au règne de Josias (2e ou 3e groupe).

Les prophéties sur Juda ne devaient pas se terminer sur la note douloureuse du chapitre 20 (verset 14-18), où Jérémie maudit le jour de sa naissance. Un 6e groupe devait comprendre les chapitres 12 (verset 7,17) et 13, très proches de la première prise de Jérusalem, et se clore avec le chapitre 22 où sont rassemblés des lamentations sur Josias et sur Joachaz, un jugement très sévère sur Jojakim et un oracle sur le triste sort réservé à Jéconia.

Les oracles sur les Nations formaient la 3e partie du recueil primitif. Ils étaient probablement introduits par la prophétie du chapitre 25 où Jérémie, par une image hardie, montre les nations s’enivrant à la coupe de la fureur de l’Éternel, et énumère les peuples qui seront précisément les objets de ces oracles. Les deux magnifiques prophéties contre l’Égypte (Jérémie 46) rappellent en plusieurs passages les imprécations de Sophonie : « Ce jour est au Seigneur, c’est un jour de vengeance » (Jérémie 46.10). Elles se rapportent à la bataille de Carkémis et se terminent par un oracle sur Israël (Jérémie 46.27 ; Jérémie 46.28) qui semble indiquer chez le prophète l’espoir de trouver dans le nouveau maître du monde, destructeur de l’Assyrie et vainqueur de l’Égypte, un libérateur des captifs d’Israël, comme le sera plus tard Cyrus. Le recueil d’oracles sur Moab et la plupart des prophéties contre les peuples voisins (Jérémie 47-49) devaient clore le premier rouleau.

La seconde rédaction fut faite sans doute à Mitspa, car c’est au lendemain de la ruine de Jérusalem que Jérémie reçut de nouveau l’ordre de prendre un rouleau et d’y mettre par écrit ses prophéties antérieures (Jérémie 30.1-4). D’après la suscription générale du livre, les prophéties s’étendent en effet du règne de Josias jusqu’à la 11e année de Sédécias au 5e mois (Jérémie 1.2 et suivant). Le noyau de ce nouveau recueil est constitué par les chapitres 30-33. Jérémie y transcrivit des discours remontant au début de son ministère sous Josias et promettant le retour des Israélites des Dix Tribus. Ces discours empruntés au premier rouleau et qui offrent des ressemblances frappantes avec les prophéties des chapitres 2 et 3, trouvaient ici une nouvelle application (cf. en particulier Jérémie 30.10 ; Jérémie 30.18-21 ; Jérémie 31.2-22) et ont dû être légèrement modifiés en vue de consoler les captifs de Sion (Jérémie 31.15 etc.). Le recueil contient en outre des prophéties contemporaines de la première prise de Jérusalem, la prophétie sur la Nouvelle Alliance (Jérémie 31.27 ; Jérémie 31.37), des discours composés lors de son séjour dans la cour de la prison (Jérémie 32 ; Jérémie 33). Cette seconde rédaction fut faite avec la collaboration de Baruc, qui dut ajouter à ce noyau de discours les récits mêlés de prophéties des chapitres 21, 23-24 et les plus récents oracles contre les Nations. Ce fut sans doute aussi Baruc qui compléta le recueil primitif par quelques portions en prose (Jérémie 19-Jérémie 20 ; Jérémie 25).

Une troisième rédaction, commencée peut-être à Mitspa, fut faite en Égypte par les soins de Baruc, mais avec la collaboration de Jérémie, ce qui explique l’absence de tout récit sur les dernières années et sur la mort du prophète. Toute la partie historique, qui comprend les chapitres 26 à 45 (avec la seule interruption du recueil de consolations : 30 à 33) fut rédigée alors, et Baruc y mit comme conclusion le court oracle que son maître lui avait adressé lors de la première rédaction (Jérémie 45).

Comment et à quelle époque le désordre actuel du livre, tant dans les prophéties que dans les récits historiques, prit-il naissance ? Nous ne sommes pas en mesure de répondre à cette question. Tout au plus peut-on apercevoir que des rapprochements réels ou imaginaires ont incité les copistes à intervertir l’ordre des morceaux. Par exemple, les chapitres 20 (sous Jojakim) et 21 (sous Sédécias) se succèdent parce que deux individus y sont mentionnés qui se trouvent porter le même nom Pashkour (Version Synodale, Pasur). Le chapitre 22 (sous Jéconia) est placé à la suite parce qu’il débute par un oracle offrant la plus grande analogie avec la fin du chapitre 21 (cf. Jérémie 21.12 et Jérémie 22.3). Une dernière opération fit adjoindre au livre, que clôt sans conteste la notice : « Jusqu’ici les paroles de Jérémie » (Jérémie 51.64), le supplément historique du chapitre 52 qui n’a rien de commun avec lui.

L’authenticité d’un grand nombre de fragments et de quelques morceaux importants a été contestée. La ressemblance avec Ésaïe II a fait douter de plusieurs d’entre eux, particulièrement des chapitres 30-31 du recueil de consolations, et on les attribue pour ce motif soit à ce prophète, soit à un auteur écrivant après le retour de l’exil. Mais les rapports de style avec des prophéties non contestées de Jérémie (chapitres 2-3, etc.) sont encore plus étroits. Les espérances messianiques sont les mêmes que celles de notre prophète au chapitre 23, et l’allusion qui y est faite au récit de sa vocation (Jérémie 31.28) est décisive en faveur de l’authenticité.

La grande prophétie contre Babylone (Jérémie 50 ; Jérémie 51) est rejetée par la plupart des critiques pour diverses raisons : sa longueur et sa monotonie, les nombreuses répétitions d’une péricope à l’autre, la ressemblance avec la prophétie correspondante d’Ésaïe (Ésaïe 13-14), toutes deux paraissant assister à la chute de Babylone et provenir d’un auteur contemporain de l’invasion perse ; enfin les sentiments de Jérémie favorables à Babylone. Ce dernier argument est le fait d’une singulière méconnaissance de toute l’attitude du prophète vis-à-vis des Caldéens. Selon son oracle du chapitre 25, les soixante-dix ans d’oppression écoulés, la Caldée devait à son tour succomber et le prophète était en droit de décrire cette chute comme un événement inévitable, inscrit dans les décrets de Dieu. Au reste, nous avons affaire ici non à un discours d’une longueur démesurée, mais à un recueil de prophéties, ayant comme les chapitres 30-33 le caractère d’un recueil de consolations, et composé d’oracles prononcés à différentes époques. Là est la solution du problème.

Le noyau de ce recueil peut bien être, d’après la notice terminale, le volume datant de la 4e année de Sédécias et dont un exemplaire devait être jeté dans l’Euphrate. Mais bien des strophes sont antérieures à cette date, se rapportant probablement à la première prise de Jérusalem sous Jéconia ; d’autres font clairement allusion à la destruction de la ville et du temple (cf. Jérémie 50.28 ; Jérémie 51.11). Chose à noter, les ennemis appelés contre Babylone viendront du nord et ce seront non les Perses mais les Mèdes, ce qui situe le recueil à une époque antérieure à l’avènement de Cyrus.

À toutes les complications dont les rédactions successives sont l’origine, s’ajoute la question épineuse soulevée par l’ordre différent adopté dans la version des LXX et par leurs nombreuses omissions et additions. Les oracles contre les Nations, qui, dans le texte hébreu, figurent à la fin du livre (chapitres 46-51), occupent une place centrale dans la version des LXX, où ils constituent les chapitres de Jérémie 25.13-31.40. Ils n’y sont d’ailleurs pas rangés dans le même ordre, le grec fournissant en tête les oracles contre les grandes nations Élam, Égypte, Babylone, puis les oracles contre les petits peuples : Philistie, Édom, etc. ; tandis que l’hébreu intercale les petits peuples entre l’Égypte en tête et Élam-Babylone en fin du recueil. Il résulte de cette disposition que les chapitres 32-51 des LXX correspondent aux chapitres 25.15-45.5 du texte hébreu (25.14 étant supprimé). Le chapitre 52 est identique. L’ordre adopté par la version grecque offre cet intérêt que le Jérémie des LXX s’achève sur le court oracle adressé par le prophète à son fidèle disciple Baruc (chapitre 45 du texte hébreu) et, si l’on fait abstraction de l’appendice historique dont l’origine est postérieure (chapitre 52), se poursuit par le livre apocryphe de Baruc.

De nombreuses hypothèses ont été émises pour expliquer cette divergence. Selon la dernière en date et la plus plausible, la version grecque aurait été faite d’après deux recueils séparés : le premier coïncidant dans son ensemble avec le recueil primitif de Jérémie (1ère rédaction) et le second avec les recueils suivants. En un mot, la fusion de ces recueils et leur rédaction finale, peut-être déjà achevée en Palestine, était encore inconnue à Alexandrie au IIe siècle avant Jésus-Christ. De là viendrait en définitive que la version des LXX soit plus fidèle à l’ordre primitif du livre, où les oracles sur les Nations, du moins ceux qui sont anciens, devaient se trouver à la suite du chapitre 25, — non, il est vrai, entre le verset 13 et le verset 15, mais après la prophétie (voir 15-38) qui leurs sert d’introduction mieux que de conclusion.

Deux traducteurs différents ont été signalés pour chaque moitié du livre, dont le second est très inférieur au premier et s’est permis un plus grand nombre d’omissions. La majeure partie des omissions est due, soit à l’ignorance du sens véritable du texte, soit au désir de simplifier les formules et les épithètes. La plupart des passages ajoutés sont des gloses. Dans bien des cas, le texte original est facile à reconstituer d’après le rythme du vers, le parallélisme des stiques et la symétrie des strophes. Des progrès notables ont été faits dans ce sens, qui permettent de rendre au texte tout son relief et toute sa valeur poétique.

Le style de Jérémie est bien le reflet de sa personnalité. Son âme poétique est très proche de la nature, s’exprime en des images tirées du sol natal, de ces paysages palestiniens qu’il a profondément aimés : la branche d’amandier, les rives touffues du Jourdain, d’où se fait entendre le rugissement du lion, les oiseaux migrateurs, la cigogne qui connaît dans les cieux sa saison, la cabane de voyageur au désert… La mesure de l’élégie (qinâh), qu’il affectionne particulièrement, traduit la sensibilité de son cœur, que martèle l’épreuve sans l’ébranler, mais non sans lui arracher des plaintes poignantes. Nul mieux que lui n’a trouvé des accents angoissés pour exprimer les inquiétudes et les terreurs du peuple dans les périodes d’invasion, ou pour traduire l’appel désolé de Dieu à ses « enfants rebelles » et la réponse des pécheurs repentants : « Nous voici, nous venons à toi, car c’est toi, Éternel, qui es notre Dieu ! » Nul n’a trouvé des accents de pareille tendresse pour consoler les exilés : « Reviens, vierge d’Israël, vers ces villes qui sont à toi…  » « Je les ramène par un chemin uni où ils ne chancellent pas, car je suis un Père pour Israël ». On saisit ici sur le vif l’influence exercée par Jérémie sur Ésaïe II.

Le caractère de Jérémie ressort clairement de telles expressions, qui atténuent ce que plusieurs de ses sentences, de ses sarcasmes, font préjuger de sévérité hautaine ou d’injuste pessimisme. Il se faisait violence à lui-même pour dénoncer l’incurable attachement du peuple au péché, ou l’indifférence criminelle des dirigeants : « Ils pansent à la légère la plaie de la fille de mon peuple ». S’il s’est dressé comme « une muraille d’airain » contre tous ceux qui entretenaient les funestes illusions du peuple, cette rigidité se résolvait dans sa vie intime en réflexions douloureuses : « Malheur à moi, ma mère, de ce que tu m’as fait naître homme de dispute pour tout le pays » (Jérémie 15.10) et, s’adressant à Dieu, il résume tout son ministère dans cette confession : « C’est pour t’obéir que je n’ai pas refusé d’être pasteur ; car, tu le sais, je n’ai pas désiré le jour du malheur » (Jérémie 17.16).

Quant à l’attitude de Jérémie lors du siège de Jérusalem, qui l’a fait accuser de trahison, et où de nos jours encore on croit voir une lamentable défaillance, elle fut nécessitée par son inflexible fidélité aux oracles que Dieu l’avait chargé de prononcer. À ses yeux, la royauté israélite était condamnée. Dieu ayant donné le pouvoir au roi de Babylone pour une période de soixante-dix ans. Dès lors, la révolte de Sédécias contre son suzerain était une révolte contre Dieu et un acte de déloyauté à l’égard de ce prince, auquel il était lié par un pacte solennel. Le seul moyen de salut, tant pour Sédécias lui-même que pour le peuple, consistait à rentrer dans l’ordre, à se soumettre aux conditions du souverain, même ennemi, imposé comme un châtiment par la volonté divine. Nul doute que, si Jérémie avait été écouté, les horreurs du siège n’eussent été épargnées à Jérusalem et la ruine du Temple évitée.

La pensée religieuse de Jérémie marque un progrès notable sur celle de ses devanciers. Par delà le siècle d’Ésaïe, où s’est développée la conception grandiose de Sion inviolable, de Jérusalem métropole religieuse du monde, arbitre des nations et dispensatrice de la paix, Jérémie donne la main à Amos et à Osée, pour dénoncer la plaie secrète et incurable par où s’échappe la vie d’Israël, pour regretter l’époque du désert, le premier amour et la première alliance. À vrai dire, Jérémie a d’abord espéré en la réforme de Josias pour le renouvellement de l’alliance compromise, et il a longtemps lutté avant d’admettre qu’elle fût rompue. Il a assisté impuissant et désolé, non seulement à l’échec de la réforme parmi le peuple, trop attaché aux idoles, mais à la mainmise sur le livre de la loi opérée audacieusement par les Scribes, qui ne se sont pas bornés à en prendre des copies, mais se sont empressés d’en tirer parti en faveur des ambitions de la caste. Jérémie leur en adresse le reproche non déguisé : « Comment pouvez-vous dire : Nous sommes des sages et la loi de l’Éternel est avec nous (avec notre parti) ? » L’œuvre des Scribes était en réalité funeste à la loi, qu’elle détournait de son sens moral : « C’est pour le mensonge que travaille la plume mensongère des Scribes » (Jérémie 8.8). Déjà se dessine le mouvement qui fera de la loi, dès l’apparition d’un premier document officiel — pourtant le moins législatif et le plus imprégné de sentiments religieux — un instrument de domination pour les prêtres, la videra de son contenu spirituel et aboutira au règne de la lettre.

Dès lors, les sages enfoncés dans leur mensonge n’ont plus rien compris des desseins de Dieu (Jérémie 9.12). Ils se sont « glorifiés de leur sagesse » au lieu de chercher la gloire de Dieu, et, en contrecarrant les plans divins de salut, en persécutant Jérémie et les autres prophètes, en encourageant les rois de Juda dans des voies politiques funestes, ils ont conduit le peuple à sa ruine. Sans doute les menaces prophétiques sont toujours conditionnelles et les châtiments de Dieu n’ont pas pour but d’anéantir Israël. Même après la première prise de Jérusalem, Jérémie ne croit pas encore au rejet d’Israël. « Malheur à toi, Jérusalem ! jusques à quand tarderas-tu à te purifier ? » (Jérémie 13.27). Il y a toujours place par la purification au pardon de Dieu. Toutefois les leçons apprises chez le potier lui ont montré en Israël un vase que Dieu peut mettre au rebut s’il ne lui est plus utile, et remplacer par un autre à sa convenance. Les promesses de Dieu ne sont pas absolues, mais conditionnelles, et sa patience peut être lassée.

L’action symbolique de la ceinture de lin marque l’instant où Jérémie fut convaincu de la rupture de l’alliance. Dès lors sa pensée s’est reportée vers l’avenir, vers une ère messianique, où Dieu susciterait à David un « germe juste » (Jérémie 23.6), où l’Éternel serait le Dieu de « toutes les familles d’Israël » enfin réconciliées (Jérémie 31.1), où toutes les nations « seraient bénies » en l’Israël nouveau et « se glorifieraient de lui » (Jérémie 4.2). La dynastie royale s’éteindra, mais « les jours viennent » où Dieu suscitera un descendant spirituel de David, héritier de ses promesses, qui méritera de s’appeler « l’Éternel notre justice ».

En ces jours-là, sera traitée une nouvelle alliance qui remplacera l’alliance périmée (Jérémie 31.31). La vision de la nouvelle alliance, qui domine toute la seconde période du ministère de Jérémie, a été longuement préparée par ses pénibles expériences. À la lumière de ces expériences, sa religion s’est faite plus spiritualiste, et il a prêché la circoncision du cœur (Jérémie 4.4), plus individualiste, et il a préparé la prédication d’Ézéchiel, plus finaliste, et il a hardiment détourné ses regards du passé, de la loi gravée sur des tables de pierre, pour contempler l’ère d’une alliance nouvelle où la loi serait inscrite dans les cœurs.

À juste titre Jérémie peut être considéré comme un précurseur du Christ ; tel était le sentiment des contemporains de Jésus, qui, à l’ouïe de son Évangile, disaient de lui : « C’est Jérémie » (Matthieu 16.14).

Ed. B.


Numérisation : Yves Petrakian