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Chute
Dictionnaire Biblique Westphal

Les débuts de l’humanité nous sont racontés par le plus ancien chroniqueur de la Bible hébraïque, l’écrivain jéhoviste J. Son récit va de Genèse 2.4 à Genèse 4.24. La critique moderne voit généralement dans Genèse 2.4-24 un second récit de la création, qui contredit le premier. Mais il est aisé de remarquer que ce chapitre ne reprend de la création que les traits relatifs aux conditions de la destinée humaine : la terre en tant que champ de culture, le bétail, les oiseaux et les animaux qui sont en rapport avec le cultivateur, que celui-ci rencontre dans ses champs et qu’il nomme ; enfin la création de la femme qui vient consoler l’homme de l’impression d’isolement que lui avait donnée la revue des êtres vivants au milieu desquels il devait cultiver et garder le jardin de Dieu. Pas question de la formation du monde, ni des eaux, ni du ciel, ni de la lumière, ni des végétaux, ni des luminaires, ni des poissons, etc. Les premiers mots de ce récit : « Le jour où Jéhovah fit » disent bien ce qu’ils veulent dire ; dans les détails qui suivent, il ne s’agit pas d’un récit, mais d’un rappel de la création. Nous pensons que le récit de la création elle-même était, dans le texte de J, la création en huit paroles adapté plus tard par P au cadre de la semaine. Genèse 2.4-3.24, qui va raconter comment l’homme a désobéi et s’est séparé de Dieu, ouvre son récit par les faits qui nous renseignent sur tout ce que le Créateur, après avoir tiré le monde du chaos (voir Cosmogonie et Création), avait fait pour l’installation et pour le bonheur de sa créature, acquérant ainsi, par les services rendus, le droit moral de commander à l’homme libre. Cette introduction est admirablement composée pour nous faire comprendre de quelle nature a été la faute de l’humanité-enfant. Tout se tient dans ces deux chapitres, dont l’enseignement à caractère hautement prophétique ne pourrait être supprimé de la Bible sans décentrer toute la doctrine de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament

On peut prendre vis-à-vis du récit de J trois attitudes différentes :

1.

Le considérer comme un récit historique qui doit être pris à la lettre, et tenir Adam, Eve, Caïn et Abel pour les quatre premiers exemplaires de l’humanité. La difficulté de cette attitude saute aux yeux. Pouvons-nous nous représenter Jéhovah plantant un jardin et s’y promenant de façon à faire du bruit avec ses pas ? Les fruits d’un arbre réel pourraient-ils donner la connaissance du bien et du mal ? Pouvons-nous prêter au serpent naturel, compris parmi les animaux des champs dont ce même récit nous dit que l’homme les nomme et les domine sans en trouver un qui puisse s’associer à sa vie morale et pensante, les suggestions infernales où il révèle sa supériorité par rapport à l’homme innocent qu’il trompe et qu’il perd ? Comment ne pas reconnaître enfin que, si Caïn et Abel doivent être considérés comme les fils terrestres du premier couple humain, ils nous sont présentés dans des conditions qui contredisent tout ce que nous savons des origines de l’humanité ? Les récits qui nous en parlent supposent, en effet, la distinction entre la vie agricole et la vie pastorale, nous présentent un culte où les offrandes de céréales et les sacrifices d’animaux étaient déjà séparés. Ils connaissent la loi qui veut que le sang répandu soit vengé par le sang. Ils mettent en scène un meurtrier qui tremble d’être tué par les peuples vers lesquels sa faute l’exile. Caïn possède une femme, il bâtit une cité… Tous ces traits, et bien d’autres encore, ne sont compatibles qu’avec une époque fort éloignée du premier couple humain.

2.

On peut, sans tenir compte de l’enseignement moral et religieux qui lie notre récit en un tout organique, ne faire jouer ici que les arguments de la critique littéraire et l’on aura beau jeu pour découvrir, à l’aide des malfaçons naturelles à toute composition primitive, de quoi découper nos textes en plusieurs sources étrangères les unes aux autres : une source qui ne connaîtrait que l’arbre de la vie (Genèse 3.22), une seconde source qui ne connaîtrait que l’arbre de la science du bien et du mal (Genèse 2.17), une tradition qui présenterait Caïn comme le père de l’humanité actuelle (Genèse 4.1 ; Genèse 4.17 ; Genèse 4.24), une autre tradition qui se rapporterait à un Caïn meurtrier d’Abel mais qui ne serait pas le fils du premier homme (Genèse 4.2 ; Genèse 4.16), etc. Cette dislocation du texte de J, qui est possible mais qui ne s’impose pas, a pour conséquence immédiate d’obscurcir l’exégèse de tout le passage au lieu de l’éclairer. Deux sources sur trois en deviennent incompréhensibles. En outre, la suppression de l’arbre de la vie du récit de la chute (Genèse 2.9) supprime du même coup la raison pour laquelle l’homme perd l’immortalité que lui assurait sa filialité divine. Enfin le verset 22 du chapitre 3 devient inexplicable une fois séparé du récit de la chute (Genèse 3.1-3 et suivants). Ce verset, conclusion du récit, dit en effet que c’est la désobéissance de l’homme qui l’a privé de la voie où la vie divine lui était assurée. Pour autant que nous pouvons faire fond, vu l’état actuel de la science, sur la traduction des anciens textes sumériens et sur les hypothèses qui s’y rattachent, un vieux document (cf. Langdon, Le poème sumérien du Paradis, du Déluge et de la Chute, 1919) établirait que, dès les traditions les plus antiques, une solidarité directe était reconnue entre la faute de l’homme qui mange le fruit défendu et la sanction qui le prive des sources de la vie. D’après quelques pionniers des recherches cunéiformes, cette tablette sumérienne place la chute après le déluge et dit de l’homme sauvé des eaux, Uttu, le cultivateur du jardin, qu’il avait reçu l’autorisation de manger du fruit de tous les arbres et de toutes les plantes ; seul, un fruit, mystérieusement lié au destin, lui était interdit, c’était le fruit de la plante embaumée kasu, le cassier (voir Casse). « Mon roi (le père de l’humanité, roi de la création) s’approcha de la plante kasu, il en cueillit, il en mangea, alors la déesse éperdue s’écria : Il ne verra plus la face de la vie jusqu’à ce qu’il meure. ». Si cette interprétation du texte se confirme, on aura ici un témoignage venant du plus lointain passé en faveur de Genèse 3.22, envisagé comme conclusion d’ensemble du récit biblique de la chute. Mais il faut être patient et savoir résister au désir de retrouver dans la vieille littérature suméro-akkadienne tout ce que l’Ancien Testament nous raconte ou nous révèle sur l’histoire des origines.

3.

La 3e attitude consiste à regarder les images présentées par Genèse 2-4 comme issues du fond de traditions commun aux peuples sémitiques, peut-être même à l’ensemble des peuples primitifs. Ces images, dont on retrouve des éléments épars et plus ou moins défigurés dans les légendes babyloniennes et dans le symbolisme des monuments (arbre de vie, fruit défendu, serpent, chérubin, etc.), auraient été réunies, purifiées de leur altération mythologique et ordonnées sous l’action d’une inspiration supérieure par l’écrivain biblique. Celui-ci les aurait mises en un récit pour éclairer les hommes sur l’origine de leur race, et leur expliquer que les maux dont elle souffre, depuis la peine du laboureur jusqu’aux affres de la mort, ne sont conformes ni au destin véritable de la créature, ni aux intentions du Dieu bon, mais qu’ils proviennent d’un drame initial où l’homme libre a secoué la tutelle divine et perdu par sa désobéissance sa puissance originelle et son orientation vers le bonheur. Il s’agit donc, si l’on veut tirer profit des révélations que nous apporte cette page antique sous une forme imagée et vivante.

  1. de ne point séparer les divers éléments que l’écrivain prophétique y a groupés en vue de son enseignement,
  2. de l’expliquer en tenant compte tout ensemble de l’expérience humaine et des mœurs littéraires de l’ancien Orient sémitique où l’on exprimait des vérités abstraites au moyen de figures, où l’on disait « fils » pour « effet », et « fruit » pour « conséquence », procédé qui met les enseignements les plus profonds à la portée des esprits les plus humbles et auquel appartiennent, dans leur divine simplicité, les paraboles de Jésus-Christ.

Une fois que l’on a compris que l’auteur primitif de nos récits s’est préoccupé, non pas de nous raconter la biographie des quatre premiers exemplaires de l’humanité, mais bien de nous exposer, en une série de tableaux d’une sobriété impressionnante, les commencements des rapports religieux entre la créature et le Créateur, tout devient clair et notre pensée, au lieu de s’achopper aux détails matériels des figures naïves, se sent toute saisie par la beauté révélatrice des vérités auxquelles leur trame légère sert d’écran.

Le récit Genèse 2.7-25 nous renseigne donc, non sur les faits et gestes d’un individu, mais sur les débuts de l’humanité. Comme le premier chapitre de la Bible déploie dans une succession de huit paroles toute l’ordonnance de la création, le second chapitre, par une série de révélations, met devant nous les conditions originelles du destin de la créature. Il nous enseigne que Dieu a créé l’homme, et que la race humaine est une ; que la créature, sortie des mains de Dieu, a une double origine animale et spirituelle (verset 7) ; que, de ce fait, elle domine les animaux par ses capacités, par sa noblesse, et qu’elle a autorité sur eux (verset 19 et suivant) ; qu’une aide semblable à lui est nécessaire à l’homme, lequel doit à la femme, qui ne fait qu’une personne avec lui, les plus grands égards (verset 18, 21-24) ; que l’être humain a été créé innocent mais non parfait, puisqu’il ignore la distinction du bien et du mal (verset 25 et verset 9) ; qu’il a pour vocation de se développer dans la communion paternelle du Créateur et pour mission de continuer dans le jardin de Dieu l’œuvre de la création (verset 15).

L’impression produite par le premier tableau est celle d’une enfance heureuse ; l’entrée dans la vie d’un être pour le bonheur duquel tout a été préparé, aurore d’une destinée qui sera normale, glorieuse, divine dans la mesure où elle s’accomplira dans la confiance et l’obéissance par rapport au Père céleste (verset 16 et 17).

En somme, le bonheur de l’humanité primitive et, en un sens, le bonheur de Dieu lui-même, est présenté comme le bonheur d’une famille, de la famille idéale, et c’est bien à la psychologie de la vie de famille, aux rapports de parents à enfants qu’il faut en revenir toujours, si l’on veut comprendre ce que Dieu a voulu en plaçant l’homme sur la terre. Le sens familial est le principe de toute saine théologie.

Quand Jésus dit : « Je suis le cep et vous êtes les sarments » (Jean 15), chacun sait qu’il ne parle pas de bois et de sève, mais qu’il décrit dans une image le rapport organique et vivant entre ses rachetés et lui. Ainsi, quand l’historien oriental dit qu’au centre de l’Éden Dieu planta un arbre dont les fruits donnent la vie et un second dont les fruits donnent la connaissance expérimentale du bien et du mal (le mot hébreu désigne bien en effet une connaissance donnée par l’expérience), il ne parle pas de végétation, mais indique, dans une figure, les deux voies entre lesquelles l’homme, destiné à la liberté, devait choisir. Il fallait en effet que l’homme choisît, s’il ne voulait pas évoluer fatalement ici-bas « comme les bêtes » (Psaumes 73.22).

L’arbre de la vie a sa racine en Dieu : Jéhovah est le Dieu-Vie ; goûter ses fruits, c’était se développer dans la communion paternelle, être un bon fils. L’arbre de l’expérience du bien et du mal a sa racine en l’homme : c’est par son propre jugement, par l’impression que lui feront les choses, que l’homme décidera ce qui est bon ou mauvais, profitable ou nuisible, enviable ou indésirable. Dans ce choix, d’ailleurs, le Père guide son enfant, il l’avertit que s’il touche au fruit du deuxième arbre, ce sera mortel pour lui. Que va faire l’homme destiné à se constituer en image de Dieu, c’est-à-dire à être ce qu’il veut être ? Nourrira-t-il sa personnalité de la substance divine ? Ira-t-il à l’autre arbre en suivant les instincts de sa liberté naissante plutôt que l’avertissement paternel de Dieu ? Livré à lui-même, sans doute aurait-il obéi… Mais voici qu’un tiers intervient qui, voulant s’imposer, s’interpose.

D’où vient donc ce « serpent » que son rôle ne permet pas de confondre avec le troupeau des bêtes assujetties à l’homme, que l’homme vient de nommer et de reconnaître inférieures à lui ? De quel monde, du fond de quelle catastrophe fait-il monter jusqu’au jardin de Dieu le souffle empoisonné du doute et de la révolte ? Mystère. Et voici qui humilie notre raison, et, dès l’abord, lui rappelle que, suivant le mot de Shakespeare, il y a dans l’univers beaucoup plus de choses que nous ignorons que de choses que nous connaissons.

Quand on voit un penseur résoudre gravement le problème du mal et citer Dieu à sa barre, cela fait penser à un habitant de mansarde qui, ne voyant le ciel qu’à travers la fente d’une tuile cassée, prétendrait juger le cours des constellations. Dieu ne nous a révélé que l’origine du péché et nous avons assez à faire à nous débrouiller avec cela.

L’origine du péché et du malheur sur notre terre ? Dieu avait dit à l’homme-enfant, assez grand pour aimer et pour obéir, mais trop jeune encore pour comprendre la vie : Garde le jardin, garde-toi contre tout interlocuteur qui voudrait se mettre entre toi et moi ! La faute d’Eve a été d’accepter ; la conversation avec un inconnu qui, en des paroles flatteuses pour elle, lui parlait mal de son père. Du moment qu’elle parlemente, elle est perdue. L’ingratitude est à l’origine de toutes les chutes.

L’historien de la Genèse n’identifie pas le serpent avec le Diable, pour la bonne raison que le dualisme métaphysique n’est entré dans la pensée des Hébreux qu’après leur contact avec les Perses. Dans le livre de Job, Satan (l’Accusateur) est encore parmi les fils de Dieu. Mais » l’histoire des religions nous apprend que, dans les cultes antiques de l’Orient, le serpent symbolisait partout la personnalité mauvaise qui détruit le bonheur des hommes. Cela nous suffit. Dès le retour des Juifs en Palestine par la grâce du Perse Cyrus, la vérité se précise. Satan devient l’ennemi de Dieu (Zacharie 3.1), l’infernal suggesteur (1 Chroniques 21.1) ; bientôt, levant le voile, le livre de la Sapience dira : « La mort est entrée dans le monde parc, la jalousie du Diable » (Sapience 2.24). Et Jésus sanctionnera cet enseignement lorsqu’il répondra à ses adversaires : « Le Père dont vous êtes issus, c’est le Diable, menteur de nature et meurtrier dès le commencement » (Jean 8.44, cf. Romains 16.20 ; Apocalypse 12.9 ; Apocalypse 20.2).

Aucune littérature, dans aucun temps, n’a atteint la maîtrise que le récit de la Genèse montre dans sa psychologie de la tentation (Genèse 3.1 ; Genèse 3.6). Le processus, ici, est impressionnant. Le Tentateur aborde l’humanité par la femme, c’est-à-dire par l’être chez qui le sentiment, l’élan impulsif, l’emportent sur la raison et la puissance d’abstraction. Il s’insinue auprès d’elle par une question en apparence inoffensive. Cette question éveille la curiosité de l’imprudente qui se laisse aller à lier conversation. Aussitôt qu’elle s’est livrée, Satan coupe les ponts entre la créature et le Créateur en semant dans le cœur de la femme un doute qui paralyse l’amour filial, une suspicion qui éteint la reconnaissance, un désir qui bientôt l’embrase toute : « une proie à saisir, l’égalité avec Dieu ! » (Philippiens 2.6). Puis il conduit la femme vers l’arbre défendu et laisse à l’attirance du fruit le soin de consommer sa perte. Qu’il est bon, qu’il est beau, qu’il paraît utile ! « Convoitise de la chair, convoitise des yeux, orgueil de la vie » (1 Jean 2.16). Et voilà que la créature abusée, rebroussant de Dieu vers l’animalité, s’abandonne aux trois ordres de liberté qui rendent l’âme libertine.

L’Orient a toujours été inclément pour la femme. Il en a fait une tentatrice et une esclave. Le harem est la contradiction violente à l’institution du mariage dans la création. Il ne faut pas oublier cela, si l’on veut apprécier les jugements sur Eve légués par l’Orient à l’Église.

Certes, Eve est coupable, mais elle est à plaindre aussi. Elle n’a pas assisté à la défense divine ; elle supporte seule le choc de l’Adversaire ; au moment des aveux, elle est droite et reconnaît humblement qu’elle a été trompée (proprement : « mise dedans ») par un plus fort qu’elle. Adam fait moindre figure. C’est lui qui avait reçu l’ordre ; il cède à une femme ; puis, pour se justifier, il l’accuse : « la femme que tu m’as donnée…  » Peu s’en faut qu’il ne dise à Dieu : ne t’en prends qu’à toi-même pour le malheur qui est arrivé.

Quel contraste dans la brièveté du geste : (Genèse 3.6) toucher au fruit, et l’étendue de ses conséquences : toute l’histoire de l’égarement humain jusqu’à Golgotha ! C’est bien ainsi qu’il en est sur la terre. Le point où l’on tourne n’est qu’un point, mais ce point engage la marche jusqu’au bout de la route.

En face de l’expérience humaine, parler ici de péché universel n’explique rien. Le philosophe Renouvier, mentionnant la chute individuelle dont nul homme ici-bas n’est exempt, appelle l’état de chaque pécheur un état de « solidarité personnelle », et dit à ce sujet : « Nos actions sont comme nos propres enfants, elles vivent et agissent en dehors de notre volonté. Bien plus, des enfants peuvent cesser d’exister, mais jamais des actions : elles ont une vie indestructible soit en dedans, soit 1 en dehors de la conscience que nous en avons… Nos vices deviennent pour nous une tradition morale, comme la vie de l’humanité en général forme la tradition de la race humaine ». Voilà des paroles graves, décrivant un phénomène bien observé, et qui expliquent le péché originel avec ses conséquences, bien plus justement que les démonstrations de la dogmatique augustinienne. Elles donnent raison à la façon dont notre récit biblique de la chute marque le progrès du mal d’Adam à Caïn et de Caïn à Lémec (comparez Genèse 3.17 ; Genèse 3.24 ; Genèse 4.24).

L’enfant prodigue (Luc 15) avait cru, en se libérant de son père, hâter sa propre fortune : chaque pas qui l’éloigné du toit paternel l’enfonce dans la ruine. Telle fut, dès le Paradis même, l’expérience de l’humanité. D’abord le trouble, puis la fuite, puis, le malheur se précipitant, voici le premier meurtre ; enfin la guerre déchaînée par l’hymne sanguinaire de Lémec. Lémec, père de Noé, descend de Caïn par une généalogie que l’historien primitif nous donne (Genèse 4.17 et suivant), généalogie qui, de ce fait, a une tout autre valeur historique que la généalogie séthite élaborée bien plus tard par les scribes du temple (Genèse 5). Caïn est donc bien, d’après la source biblique la plus ancienne, le père des hommes de la chute. Ceci nous explique que le récit attribue à sa descendance les patrons de ceux qui vivent dans les campagnes, de ceux qui ont inventé l’industrie et inauguré les arts. Toute la civilisation est là en germe avec l’âge de bronze et l’âge de fer ; la civilisation, avec ses efforts gigantesques, ses forces en travail, ses découvertes, ses richesses, ses lumières acquises à la sueur du front ; la civilisation avec, aussi, la malédiction qui lui vient de la première massue levée par un homme sur un autre homme.

« La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi » (Genèse 4.10). Cette parole de Dieu, qui vient du fond des âges, reste actuelle à travers tous les âges. C’est elle qui empoisonne toutes les joies de l’humanité orpheline et qui mêle à toute victoire humaine un principe de défaite.

La terre ensanglantée crie contre l’homme, et l’homme tressaille ; depuis la fuite éperdue de Caïn, il n’a trouvé la paix à aucune étape. Il peut s’étourdir, il ne peut se reposer. Il peut s’égayer, il ne peut se réjouir. Il a peur de Dieu, peur de ses semblables, peur de sa propre destinée, et quand il invoque la fatalité comme excuse, son remords l’avertit que la fatalité n’est pas la seule coupable et qu’il va, responsable, au-devant de mystérieuses sanctions.

La terre crie contre l’homme, et l’homme s’exténue dans une lutte inégale avec la nature qui ne lui livre pas ses secrets. Avec un courage magnifique il les lui arrache de force, mais la nature se venge en lui faisant payer de son sang chacune de ses découvertes. Et les victimes s’échelonnent sur la route du progrès : victimes de la science, victimes de l’ignorance, victimes de la superstition. La science qui transforme l’apparence des hommes les camoufle, mais ne les change pas. Elle peut même, par le fait qu’elle multiplie leur puissance, multiplier leur misère, intensifier leur martyre. L’Indien qui trempe dans le curare la pointe de sa flèche est moins malfaisant que le chimiste qui invente un gaz asphyxiant.

Placé au carrefour de nos méditations sur la destinée humaine, le récit de la chute jette des clartés sur l’amorce de tous leurs chemins. En introduisant dans le Paradis le mauvais suggesteur, il nous apprend que l’homme n’a pas pris l’initiative du mal qu’il a commis, n’a pas péché de son propre fonds ; illusionné, trompé avant que ses yeux fussent ouverts, il a péché plus qu’il n’a pensé, plus qu’il n’a voulu. Un mensonge d’autrui a l’origine de sa faute l’empêchait de saisir toutes les conséquences de son acte. Ingrat, séduit, il n’a pas vu qu’il se laissait constituer en dehors de Dieu par un être qui s’était posé contre Dieu. Cet être, de par son attitude, est incurable ; l’homme, de par la sienne, ne l’est pas. Châtié, il reviendra ; et jusqu’à ce qu’il revienne, il offrira le spectacle d’une personnalité qui ne se comprend pas elle-même, moralement écartelée entre ses instincts diaboliques qui l’entraînent au mal et sa conscience, voix divine, qui l’attire vers le bien.

Que l’on ne dise pas qu’en chassant l’homme du Paradis, le Créateur se montre cruel vis-à-vis de sa créature et que l’exil d’Adam marque l’échec de Dieu. C’est le contraire qui est vrai. Relativement au premier point, notre récit, nous montrant l’homme fuyant Dieu qui le cherche, nous avertit que l’homme serait sorti de lui-même du jardin de Dieu, gêné par la présence divine et curieux d’un monde qui s’offrait à sa liberté dévoyée Relativement au second point, voici ce qu’écrit Vinet : « Pour que l’homme fût un être moral, pour que l’homme fût l’homme, il fallait que le péché fût possible, et Dieu y a consenti ; et, puisqu’il a agi librement, il n’a point été vaincu. Mais en créant pour l’homme la gloire et les périls de la liberté, il fallait que, d’avance, Dieu mît sa propre gloire à l’abri. Il devait être éternellement, invariablement glorifié, ou dans l’obéissance de l’être moral ou dans les résultats de sa désobéissance. L’ordre devait se retrouver tout entier dans la volonté de l’homme ou dans sa destinée. Volontairement ou involontairement l’homme devait fléchir sous la loi ; ainsi, ou accomplie ou réparée, la loi demeurait intacte, et l’homme, quoi qu’il pût faire, y satisfaisait de point en point. Donc, avec la punition du mal, Dieu n’est point vaincu par le mal ; mais dans l’impunité du mal, Dieu serait vaincu ; Dieu serait moins fort que le prince et l’auteur du mal, et dans cette lutte, dont la seule pensée est impie, Satan serait le vainqueur de Dieu ! »

L’idée de la défaite de Dieu est si loin de l’esprit de l’écrivain jéhoviste qu’il proclame dans son récit la grande parole prophétique : « Je mettrai inimitié entre toi et la femme, sa postérité t’écrasera la tête et tu la blesseras au talon ». Il nous donne ainsi à entendre que le drame de la liberté, avec toutes ses souffrances désormais inévitables — la morsure au talon — est, comme disent les savants d’aujourd’hui (R. Rollin 1927 ; L. Vialleton 1929), une évolution dirigée ; l’homme agit librement mais dans un plan de rédemption ; et la promesse de la délivrance donnée à l’homme — hic sol consolationis oritur (Luther) — annonce en même temps la victoire finale de Dieu.

On serait tenté d’indiquer encore bien des enseignements donnés par le récit de la chute, que Cellérier fils appelait « le vestibule du grand édifice des révélations, la base sur laquelle toutes doivent reposer » ; mais il faut prendre garde de ne pas amener, comme cela est arrivé si souvent, sur le terrain glissant de la typologie une page dont le réalisme nous avertit que l’auteur a voulu, dans un style figuré, résumer une histoire vécue : l’histoire des débuts réels de l’humanité.

Aussi bien, souvenons-nous que lorsqu’il s’agit d’origines, les avenues de notre pensée aboutissent toutes au mystère. Calvin, qui croyait certes à la chute, n’a abordé le récit qu’avec une sorte de crainte : « Ici, confessait-il, s’élèvent en foule les questions les plus ardues…  » Et il avait bien raison. « Ne nous flattons pas, écrit un autre croyant de la chute, Charles Secrétan, d’avoir le dernier mot de rien sans avoir le dernier mot de tout. N’espérons donc pas savoir absolument quoi que ce soit. Bornons nos ambitions à croire ce qu’il faut ». Croire ce qu’il faut : l’expérience de l’Église nous montre que depuis saint Paul et son épître aux Romains, les docteurs et les réformateurs qui ont mené les chrétiens dans la voie de la régénération sont ceux qui, réfractaires à tout optimisme spéculatif ou moral, ont fondé leur christologie sur la doctrine de la chute. Et c’est encore cette doctrine que prêchent aux foules les promoteurs de Réveil.

Alex W.


Numérisation : Yves Petrakian